Méthodes de formation d’adulte et émancipation

Les méthodes utilisées en formation sont-elles équivalentes pour la conduite des participants vers l’émancipation ? Pour répondre à cette question, nous procéderons en deux temps. Le premier consistera à faire appel à notre propre expérience de formateur d’adulte. Le deuxième interrogera une discipline des sciences de l’éducation, l’andragogie.

Les enseignements de notre expérience

Pendant de nombreuses années, dans le cadre de Le GRAIN mais aussi d’autres institutions, nous avons piloté et animé de nombreuses formations en Communauté française de Belgique et dans le Nord de la France. Nous avons travaillé avec des publics divers: travailleurs sociaux, enseignants, militants d’organismes sociaux ou associatifs, etc. Au cours de ces interventions, nous nous sommes rendus compte que ce public adulte réagissait de manière différente de ce qu’on pouvait observer dans les classes scolaires. Visant l’efficacité, nous nous sommes efforcés de(s) déceler les manières de fonctionner propres à ces adultes pour adapter notre activité de formateur à cette réalité.

Pratique et détour théorique

Dans la plupart des cas, les participants étaient venus de leur plein gré. Ils espéraient que nos formations les aident à améliorer leurs pratiques ou pour résoudre les problèmes rencontrés dans leur vie professionnelle ou sociale. Ils voulaient du concret. Néanmoins, ils acceptaient de prendre du recul et de passer par un détour théorique, mais à la condition de percevoir le lien entre ce détour et leurs préoccupations. C’est le cas, par exemple, lorsque des animateurs sociaux voulaient comprendre pourquoi leurs démarches assurent tantôt la réussite, tantôt l’échec. Le détour par une compréhension des divers modèles de pédagogie du projet s’imposait. Il permettait de percevoir les forces et les limites de chaque conception du projet et donc des démarches qu’elles inspirent. Autre exemple. Pour se positionner face à une politique sociale qui impose le projet personnel comme outil de gestion de l’insertion sociale, il est utile de disposer d’une typologie des différentes formes de projet. Celle-ci en répertorie les possibilités et les limites, ainsi que les conditions de leur exercice. Cette modélisation vient ainsi en complément de la méthodologie du projet elle-même. Autre exemple encore. Dans une formation militante, quand il faut comprendre pourquoi une politique généralisée d’austérité risque d’entraîner une récession, la compréhension de la théorie keynésienne montrant le rôle de la demande dans la dynamique de la croissance, est précieuse. Nous en avons conclu que les adultes ont besoin de savoir pourquoi ils doivent apprendre ce qu’on leur propose, surtout si ce contenu n’est pas d’une applicabilité immédiate.

L’obstacle du souvenir de l’école

Les attitudes des adultes en formation sont cependant traversées par des tensions. Elles sont manifestes quand le contenu de la formation prend un tour plus théorique. Des réminiscences se font jour rappelant la manière dont a été vécu leur passé scolaire. Pour certains, ce dernier n’a pas toujours été des plus heureux. Ces personnes en arrivent à douter de leurs capacités de mémorisation, de concentration, de prise de note. Les adultes sont donc fort sensibles aux attitudes du formateur, à celles qui pourraient leur faire croire qu’il les considère comme des enfants, comme, à l’inverse, à celles qui montrent qu’il leur reconnaît une expérience et une valeur. Les adultes ont une certaine conscience d’eux-mêmes : ils ont déjà vécus, ils assument des responsabilités. Ils redoutent que la formation les ramène à l’époque ou l’instituteur les prenait pour des gosses à qui il faut tout apprendre et qui ne peuvent décider par eux-mêmes. Ils attendent d’être reconnus dans leur personne et d’avoir prise sur leur formation. Mais comment disposer de ce pouvoir quand on est un apprenant, c’est-à-dire quelqu’un qui est néanmoins en situation de dépendance ?

L’obstacle des routines professionnelles

Autre obstacle. Même lorsqu’il s’agit de modifier ses pratiques, des réticences à adopter de nouveaux comportements apparaissent parce les routines professionnelles rassurent. Elles permettent d’économiser de l’énergie et donc de durer dans le métier. Elles constituent les bases de la compétence professionnelle qui elle-même fonde une identité professionnelle. Donc, même quand la formation se centre sur l’agir professionnel, l’investissement dans l’apprentissage n’est pas garantit à 100 %. En conséquence, il est nécessaire que les adultes voient comment l’apport de la formation va contribuer à accroître leur emprise sur leur réalité professionnelle ou sociale. Ils ne rentrent dans un processus de modification de leur pratique que s’ils souffrent d’une frustration de la forme actuelle d’exercice de leur travail. Il faut aussi que la stratégie alternative proposée soit suffisamment opérationnelle pour ne pas exiger trop d’énergie lors de sa mise en place. Ils doivent également se sentir suffisamment sûr d’eux pour affronter, avec des intentions et un regard nouveaux, leurs situations de vie. Enfin, pour qu’ils acceptent de faire confiance au formateur qui leur propose de modifier leurs habitudes, il est impératif que ce dernier soit crédible à leurs yeux. Si toutes ces conditions sont rencontrées, alors l’apprentissage en sera facilité. Le contenu fera sens et l’investissement du stagiaire en formation sera intense.

L’obstacle de l’utilité directe

Autre tension, le lien que les adultes cherchent à établir entre le contenu de la formation et leur expérience. Cette recherche d’articulation est spontanée. Quand le lien peut s’établir, la motivation est plus forte et l’appropriation du contenu plus facile.

Cependant, un lien direct entre le vécu antérieur du stagiaire et l’objet de l’apprentissage ne peut pas toujours être établi. Cela peut poser problème. Prenons l’exemple d’une formation d’enseignants en fonction. Ceux-ci cherchent à comprendre pourquoi leurs élèves en échec sont majoritairement des jeunes de milieux populaires. Ils considèrent cette compréhension utile afin de trouver les outils les plus adéquats pour remettre en selle ce public. L’intelligence de cette situation requiert un détour par les théories de la recherche en sociologie de l’éducation. Certes l’expérience peut être mobilisée efficacement pour établir le constat de départ. Mais la compréhension de la logique de la relégation doit prendre une tournure modélisée qui ne correspondra directement à l’expérience d’aucun participant. Néanmoins, il est possible, à chaque stade du raisonnement, de renvoyer à la connaissance du terrain de l’un ou de l’autre pour illustrer les mécanismes en jeu. La méthode expositive d’un modèle d’explication, se combinant avec un dialogue socratique, semble tout indiquée pour cet apprentissage.

Au fil du temps, nous avons pu tirer quelques conséquences méthodologiques pour une formation d’adulte efficace. Évoquons ici ces bonnes pratiques.

Quelques bonnes pratiques de formation d’adulte

Analyser les besoins

Il nous paraît impératif de connaître les raisons qui poussent des adultes à s’imposer une formation d’une certaine durée. Nous avons appris à nous méfier de la demande du commanditaire. En effet, celui-ci définit souvent cette demande en fonction de ses propres attentes. Le contenu qui en découle n’est pas nécessairement celui des participants qui n’ont pas toujours été consultés à propos de la formation qu’ils vont suivre. Différentes techniques sont possibles pour faire s’exprimer les attentes des participants.

Il est parfois nécessaire d’aller au-delà de ce qui est dit, dans une première expression, pour remonter à la signification de la demande. Ainsi, par exemple, le cas des travailleurs sociaux qui demandent une formation méthodologique à la pédagogie du projet. En discutant avec eux, il apparaît que le problème est moins de savoir comment procéder avec leurs groupes que de se mettre d’accord, au niveau de l’équipe, sur le type de travail qu’il convient de mener avec leur public. Des divergences existent entre eux et ils interprètent différemment les finalités de l’institution et les injonctions des décrets, ce qui les conduit à des pratiques divergentes.

Cette étape de l’analyse des besoins est aussi l’occasion de mettre en évidence la diversité des attentes présentes au sein du groupe en formation ainsi que la nature différente des demandes. Il faudra en tirer la conclusion qu’il ne sera pas possible de les satisfaire toutes, à cause de leur diversité et des limites de temps. Il faudra donc négocier le contenu de la session et il y aura immanquablement des frustrations. Autant que tout le monde le sache, dès le départ.

Pour dégager la signification de la demande, surtout dans les formations longues, il nous est apparu utile d’inscrire le projet de formation dans la trajectoire professionnelle des participants, voire dans leur trajectoire de vie. Nous utilisons pour ce faire différentes techniques comme l’Activation du Développement Vocationnel et Personnel ou ADVP[1], le projet personnel[2], voire le récit de vie[3].

Négocier un contrat d’apprentissage

Il est plus facile de définir un contenu de formation après l’expression et l’analyse des besoins. Souvent, le point de départ du contrat d’apprentissage est une proposition du formateur. Elle est discutée et modifiée en fonction des attentes plus finement exprimée par l’analyse des besoins, mais aussi en fonction des ressources disponibles (celles du formateur, du public ou d’intervenants externes). Il faut bien sûr tenir compte des contraintes de temps et d’argent. Le contrat, qui précise les produits attendus de la formation et les activités par lesquelles on espère les atteindre, est susceptible d’ajustement. L’évaluation de chaque journée nous amène souvent à redéfinir le programme du lendemain, que nous préparons le soir.

Planifier la progression

Les adultes sont rassurés quand ils voient, dès le départ, la progression qui sera suivie, quand sera abordé quoi. L’ensemble des différents contenus qui ont été mis sur le tapis, d’entrée de jeu, et dont l’ampleur et la variété peuvent inquiéter, prennent place dans un emploi du temps. Celui-ci laisse supposer que les objectifs annoncés pourront être atteints, que certains modules spécialement attendus par l’un ou par l’autre, seront bien travaillés. Pour réaliser ce planning, le découpage du contenu en unités d’apprentissage, qui sont en réalité des unités de problèmes, s’avère pertinent, facilitant l’évaluation et partant, le renforcement positif.

Fournir des supports

Certains publics d’adultes, n’ayant pas fait de longues études ou n’ayant pas l’habitude d’écrire, ont des difficultés à prendre des notes. Mettre à leur disposition des documents qui reprennent l’important de ce qui a été travaillé, y compris ce qui est produit en séance et qui est le résultat de l’activité du groupe, rassure les participants. Cela les rend plus disponibles pour l’apprentissage. L’idée de conserver des traces fiables pour l’après formation rassure également, car les stagiaires savent qu’ils vont oublier une grande partie de ce qu’ils auront découvert. Ils aimeront rafraîchir leurs connaissances une fois rentré chez eux.

Utiliser des méthodes actives

De multiples démarches impliquant à des degrés divers et sous des formes variées l’activité des apprenants, sont disponibles[4]. Nous puisons dans ce réservoir les techniques qui semblent les plus appropriées à la compréhension et la maîtrise de l’objet de la formation et les plus adaptées au groupe.

Rechercher une appropriation rapide

Une unité d’apprentissage se termine toujours par un entraînement à l’usage des outils intellectuels et méthodologiques découverts. De plus, une réflexion est menée sur leur usage en situation de vie réelle, car le contexte de la formation constitue une sorte de laboratoire qui n’offre pas toutes les contraintes, ni tous les points d’appui, des réalités professionnelles ou sociales dans lesquelles évoluent les stagiaires.

Opter pour l’interdisciplinarité

Les activités d’apprentissage seront aussi interdisciplinaires. Il ne s’agit donc pas de travailler une branche disciplinaire, telle qu’elle serait héritée du découpage académique, mais de puiser aux différentes sources du savoir existant, y compris du savoir issu de l’expérience, pour comprendre et pouvoir agir dans le concret qui est toujours caractérisé par la complexité. La méthode consiste à définir l’objet de l’apprentissage comme un problème à résoudre. Les outils sont choisis en fonction leur pertinence pour la résolution de problème.

Apprendre en coopération

Habitués à travailler avec d’autres dans leurs activités professionnelles, les participants considèrent normal de s’entraider dans les formations. Cette coopération est doublement bénéfique. Tout d’abord, elle rassure : on n’est pas seul devant l’apprentissage, on peut compter sur l’aide des collègues. Ensuite, elle enrichit les entrées dans le sujet, les explications, les exemples, la compréhension de ce qui fait obstacle, etc.

Évaluer sans juger

L’évaluation doit être prise pour ce qu’elle est fondamentalement : un recueil d’informations utiles en vue de prendre des décisions. La décision, ce sont les actions qu’il convient de mener pour comprendre pourquoi une compétence n’est pas maîtrisée et pour mettre en place les stratégies qui vont permettre de remédier aux lacunes constatées. L’adulte en formation a généralement peur d’être jugé. L’évaluation doit être formative, c’est-à-dire situer la progression d’un apprenant par rapport à un objectif donné. Elle ne peut être certificative, c’est-à-dire déterminante pour décider d’une réussite ou d’un échec par rapport à une institution. Il importe donc de créer un climat de non-jugement. Si cette norme est particulièrement importante lors de l’évaluation, elle doit être de mise dans toutes les étapes de la formation. Elle doit être le fait, non seulement du formateur à l’égard des stagiaires, mais aussi des stagiaires entre eux. C’est une des conditions pour que ces derniers acceptent de regarder la réalité de leur apprentissage en face. Ils pourront ainsi apprécier leurs progrès et ceux-ci seront valorisés. Reconnaitre ses difficultés, ses lacunes est la condition première pour les dépasser.

Prendre appui sur l’erreur

Se tromper est habituellement considéré comme une « faute », avec la connotation morale qui y est lié : mésestime de soi, sentiment de ne pas être à la hauteur. Si les apprenants découvrent que personne ne trouve, ni n’apprend sans se tromper, que les erreurs, si elles sont analysées, sont des indicateurs des progrès réalisés mais aussi des points précis qu’il convient de retravailler, alors déceler ses erreurs ne fait plus peur. Au contraire même, leur repérage peut être recherché pour progresser dans la formation.

Créer un climat chaleureux

Pour casser les associations mentales entre formation et école, avec les souvenirs pénibles que cette dernière peut susciter, pour libérer l’esprit afin qu’il puisse s’investir dans les démarches proposées, une atmosphère cool est bien utile. Confort matériel, humour, attention aux besoins physiologiques, attention à la personne des stagiaires, etc. contribuent à créer cet environnement détendu et chaleureux. Ces relations conviviales se vivent également dans les moments non directement consacrés à l’apprentissage, comme les pauses, les repas, voire les sorties en commun.

Méthodologie de la formation et émancipation

Les différentes pratiques que nous avons adoptées suite à l’observation du fonctionnement de notre public sont-elles simplement des ficelles de métier qui nous permettent une certaine efficacité dans la poursuite de nos objectifs ou ont-elle également une importance par rapport à un enjeu politique qui surplombe nos démarches de formation, à savoir l’émancipation ?

Rappelons que la formation émancipatrice vise à donner plus d’emprise aux personnes sur leur réalité de vie. La formation ne doit donc pas seulement viser à permettre aux stagiaires de résoudre des problèmes professionnels, familiaux ou domestiques. Ce serait alors une formation adaptative[5], déjà utile, mais limitée.

Pour être vraiment émancipatrice, la formation doit aussi rendre les personnes capables de transformer, ne fut-ce qu’un peu, les conditions de vie et de travail qui sont les leurs. Elle doit aussi, au minimum, les rendre capables de prendre des initiatives, leur donner une véritable autonomie et une maîtrise de leur action.

Pour atteindre cet objectif, le contenu importe beaucoup mais il n’est pas le seul. En effet, de nouveaux comportements sont à mettre en place et de nouvelles attitudes sont à adopter. Parmi celles-ci, il y a l’autonomie, l’initiative, la stratégie, la coopération, etc. Elles ne sont que rarement explicitées comme enjeu de la formation.

Ces comportements ne sont pas développés par une simple écoute compréhensive et une restitution de ce qui a été compris. Ils doivent être éprouvés, expérimentés, pratiqués et incorporés. Ces exigences requièrent donc les pratiques de formation explicitées plus haut qui basent l’apprentissage sur la confiance en soi, la négociation contractuelle, l’entraide dans le travail, etc. Tout en permettant la poursuite de la maîtrise de connaissances et d’habilités, ces démarches contribuent à l’appropriation d’attitudes requises par l’autonomie, l’initiative, etc.

Cependant, comme il s’agit d’un apprentissage indirect, par imprégnation, il importe de pratiquer la métacognition c’est-à-dire de faire prendre conscience par les participants des nouvelles aptitudes qu’ils ont acquises à travers les démarches qu’ils ont pratiquées. Il est souhaitable, encore, de montrer que ces attitudes, exercées au cours de la formation, sont mobilisables dans d’autres contextes que celui de la formation. Autrement dit, il faut pratiquer le transfert de ces comportements[6].

On l’a vu, pour nous les méthodes utilisées en formation ne sont pas neutres pour l’enjeu de l’émancipation. Nous les choisissons donc, non seulement pour leur efficacité plus grande dans les apprentissages mais aussi parce qu’elles permettent de tenir compte des caractéristiques des participants et qu’elles les outillent mentalement et psychologiquement. Nous les utilisons aussi pour leur portée symbolique parce que toute méthode pédagogique repose sur une philosophie politique de la personne et du groupe.

L’andragogie : la science de la formation des adultes ?

Nous nous sommes rendus compte que la théorisation de nos pratiques se rapprochait beaucoup d’un courant des sciences de l’éducation: l’andragogie[7].

L’andragogie est née aux U.S.A. dans les années trente. On y distingue deux courants. Le premier, animé par Edward L. Thorndike démontre scientifiquement que les adultes peuvent encore apprendre, donc que cette activité ne se limite pas à l’enfance et la jeunesse, contrairement à l’opinion dominante à l’époque. Il montre également que les centres d’intérêt des adultes apprenants diffèrent de ceux des enfants.

Le second courant se préoccupe plus de la manière dont apprennent les adultes. Il est animé par Edward C. Lindeman. Ce dernier s’inspire des théories de John Dewey, philosophe et pédagogue, père d’un courant de la pédagogie active, dite pragmatique[8], auteur de l’aphorisme célèbre learning by doing. Dans deux ouvrages importants, il expose sa théorie Elle a été développée par la suite, entre autres par Malcolm Knowles et a été abondamment reprise par de nombreux auteurs et spécialement par les formateurs d’entreprise. Résumons sommairement le modèle de Knowles devenu canonique[9]. Nous le ferons en reprenant la comparaison faite par l’auteur entre andragogie et pédagogie.

Andragogie contre pédagogie

Pour renforcer, en effet, la spécificité de l’andragogie dans le champ de recherche des sciences de l’éducation, Malcolm Knowles et d’autres andragogues se sont sentis obligés de comparer leur approche à celle de la pédagogie. Celle-ci est définie comme l’art d’apprendre à des enfants. Ils opposent même point par point l’andragogie à la pédagogie.

Voici, sous forme de tableau, cette opposition devenue classique[10].

Andragogie versus pédagogie

Pédagogie Andragogie
Besoin de savoir très limité chez le jeune. Celui-ci est en classe pour apprendre ce que le professeur lui enseigne. Il doit assimiler ce contenu pour réussir et obtenir son diplôme. Il ne fait pas de lien avec la vie extrascolaire. Besoin de savoir chez l’adulte. Les adultes sont motivés pour une formation s’ils découvrent ce qu’ils peuvent gagner à effectuer cette formation. Le premier travail du formateur est d’aider le stagiaire à prendre conscience de « son besoin d’apprendre »
En pédagogie, ce qui domine c’est le concept que l’enseignant a de l’apprenant, l’image qu’il s’en fait et ce dernier doit s’y conformer Concept de soi chez l’adulte. Les adultes sont caractérisés par le fait qu’ils sont généralement responsables de leurs décisions et de leurs choix de vie. S’ils sont conscients de ce fait, ils exigeront d’être traités comme capables d’autonomie. Ils n’accepteront pas que d’autres leur imposent leur volonté.
L’expérience du jeune importe peu. Seul l’expérience didactique de l’enseignant compte et les matériaux qu’il utilise comme support. L’expérience de l’adulte. L’expérience est la source première de l’apprentissage chez les adultes. L’éducation des adultes doit tenir compte de ce vécu et prendre appui au maximum sur lui.
La volonté d’apprendre chez les jeunes n’existe que s’ils veulent réussir et progresser. Volonté d’apprendre chez l’adulte. Ces derniers seront d’autant plus disposés à s’investir dans l’apprentissage que le contenu de l’enseignement laisse entrevoir qu’ils seront mieux armés pour affronter leurs situations de vie.
La formation est organisée autour de points de matière. La progression dans l’apprentissage est donc fonction de la progression dans la compréhension du sujet. Orientation de l’apprentissage chez l’adulte. Conséquence du point précédent, l’adulte s’investira dans la formation si le contenu de l’apprentissage renvoie à des situations réelles, à des situations qui évoquent les problèmes de la vie
La motivation est stimulée par des facteurs extérieurs (les notes, l’approbation ou la désapprobation du professeur, les pressions familiales) Ce sont les récompenses (et/ou les sanctions) qui servent de stimulation. La motivation chez l’adulte. La motivation doit faire appel à des facteurs intérieurs, comme le désir d’accroître son image de soi ou son image de professionnel, ou encore de disposer d’un plus grand pouvoir, d’une plus grande emprise sur sa vie.

Critique du modèle

Quiconque a un peu d’expérience de la réalité de l’enseignement et de la formation des adultes ne peut qu’être mal à l’aise devant cette comparaison. Deux traits apparaissent immédiatement à la lecture.

La description de la pédagogie, confondue avec une forme caricaturale de l’enseignement traditionnel, est exclusivement négative, tandis que tous les traits de l’andragogie sont connotés positivement.

Ensuite, l’andragogie apparaît non pas comme une analyse de la réalité mais comme un modèle normatif, prescriptif. Il nous dit ce qu’il faut absolument faire pour être un bon formateur d’adulte.

L’observation du terrain, de même que la recherche en sciences de l’éducation, montrent au contraire, que l’enfant présente bon nombre de caractéristiques attribuées à l’adulte uniquement[11]. On pourrait reprendre les concepts de l’andragogie, point par point et montrer comment il se retrouve dans l’apprentissage des jeunes. On pourrait également montrer que certaines formations pour adultes qui sont bien suivies et sont fort prisées par les publics adultes, correspondent peu aux caractéristiques du modèle andragogique. Nous pensons à l’apprentissage d’un instrument de musique (y compris du solfège), aux cours de yoga ou de Taï Chi, aux conférences des universités des aînés sur des sujets d’actualité, etc. A contrario, on pourrait faire observer encore que des formations sont suivies avec régularité et application avec des motivations précisément rejetées par l’andragogie comme, retirer des avantages économiques de la participation à la formation, disposer d’un diplôme pour être mieux payer, acquérir de nouvelles compétences pour connaître une promotion ou changer d’orientation professionnelle, voire même avoir l’occasion de quitter un cadre de travail peu apprécié ou pesant.

Il est incontestable qu’il y a des différences entre l’adulte et l’enfant. Elles concernent la trajectoire personnelle de chacun. L’expérience des adultes est plus riche que celle des jeunes mais ces derniers sont plus tournés vers l’avenir, ce qui donne deux rapports au savoir et deux sources de motivation différents. Le poids de l’expérience n’a d’ailleurs pas que des avantages. Elle peut aussi être inhibitrice à cause des habitudes prises, des schémas de pensée incorporés, etc.

Notre modèle et celui de l’andragogie

Notre expérience de formateurs d’adulte, exposée et théorisée plus haut, rejoint beaucoup le modèle andragogique. En réfléchissant, c’est sans doute parce que nous œuvrons avec des travailleurs en fonction, soucieux d’accroître leur emprise sur leur situation professionnelle et venant librement à la formation proposée. Ce qu’ils cherchent, c’est d’enrichir leur savoir de l’action[12]. Pour nous, les traits du modèle andragogique sont donc pertinents pour les formations visant le savoir de l’action. Ils ne le sont pas nécessairement pour toutes les formations d’adulte, spécialement celles qui sont suivies dans un but de découvrir de nouveaux domaines d’expression, d’enrichir sa culture, d’accroître sa capacité d’analyse et de compréhension du monde.

Pédagogie, andragogie, même combat

Il n’est pas nécessaire, non plus, pour valoriser l’andragogie, de l’opposer à une caricature de pédagogie qui n’existe pas, ni dans la théorie, ni dans la pratique. D’ailleurs des travaux plus récents sur la formation des adultes s’orientent dans d’autres directions. Ils étudient les différentes façons dont les adultes apprennent et examinent de plus près la diversité des stratégies pédagogiques mobilisées effectivement par les formateurs, dans les diverses institutions de formation[13].

La pédagogie et l’andragogie peuvent s’enrichir mutuellement. L’andragogie peut ainsi s’approprier un certain nombre de technique des pédagogies actives, qui ont été développées de longue date, pour atteindre ses propres objectifs et réciproquement[14]. Prenant en compte les caractéristiques du sujet apprenant, l’andragogie peut de son côté, interroger la formation des enfants et des jeunes pour l’inciter à tirer les leçons, pour ce public, de cette centration sur la personne.

Sans doute la formation des adultes et celle de jeunes pourraient encore s’améliorer grâce au développement de la théorie générale de l’apprentissage, chaque contexte de formation particulier s’interrogeant sur la façon dont ces mécanismes généraux s’appliquent[15].

Enfin, les pratiques théorisées de la formation d’adulte et des jeunes peuvent encore progresser l’une et l’autre, en s’interrogeant sur les démarches à pratiquer pour aller plus loin dans une pédagogie émancipatrice.

Notes

[1] Voir à ce sujet, un ouvrage de base des fondateurs de cette approche, Pelletier, D., Noiseux, G., Bujold R. Développement vocationnel et croissance personnelle, Mc Graw-Hill, 1974.

[2] Voir à ce sujet le chapitre 5 du livre de Tilman F, Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Lyon, Chronique sociale, 2004.

[3] Voir à ce sujet, sur le site de Le GRAIN, de Villers G., Le récit de vie. Une démarche autobiographique d’émancipation ; Trekker A., L’écriture de soi au féminin. Un enjeu existentiel et relationnel.

[4] Voir, par exemple, Amégan S., Pour une pédagogie active et créative, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1993. Voir aussi, Tilman F., Grootaers D., Les chemins de la pédagogie. Guide des idées sur l’éducation, la formation et l’apprentissage, Bruxelles, Couleur Livres.

[5] Nous appelons formation adaptative, une formation qui donne des solutions sur mesure à une situation problématique, sans faire le détour de l’analyse qui permet de situer la nature du problème.

[6] Sur l’enjeu et la méthode du transfert, voir Fourez G. (dir.), Des compétences négligées par l’école. Les raconter pour les enseigner, Chroniques sociales/Couleur Livres, Lyon/Bruxelles, 2006.

[7] Un exemple de formation inspirée par le modèle andragogique est donné sur le site de Le GRAIN par Merckling M., sous le titre Cellules d’accueil et de formation en Entreprise de Travail Adapté : Une approche participative de l’intégration professionnelle.

[8] Dans ce courant, le critère de validité du savoir et la source de l’intérêt de l’élève pour l’apprentissage se trouvent dans leur caractère fonctionnel et utile, dans les résultats concrets et immédiats qu’ils lui apportent de manière tangible. Voir Grootaers D., Aux sources de l’école démocratique. Émancipation, Raison et Éducation nouvelle, http://www.meta-educ.be/edition.html.

[9] Knowles M., L’apprenant adulte : Vers un nouvel art de la formation, Les Éditions d’Organisation, Paris, 1990.

[10] Une variante et un développement de cette comparaison entre pédagogie et andragogie chez Goguelin P., La formation continue des adultes, P.U.F., Paris, 1989, p. 56-58.

[11] Rappelons que les théories de John Dewey qui ont inspiré Knowles, concernait les enfants.

[12] Sur le savoir de l’action dans le travail, voir Tilman F., Le savoir de l’action ou l’intelligence du métier sur ce site.

[13] Voir un état des lieux chez Hachicha S., Andragogie, Institut supérieur de l’éducation et de la formation continue. (pf-mh.uvt.rnu.tn/67/1/andragogie.pdf)

[14] Sur les méthodes actives à utiliser avec les adultes, voir, par exemple, Fernandez J., La boîte à outils des formateurs, Montréal, Éditions Saint-Martin, 1991, ainsi que Mucchielli R., Les méthodes actives dans la pédagogie des adultes, E.S.F., Paris, 1991.

[15] Un essai en ce sens dans Bourgeois E., Nizet J., Apprentissage et formation des adultes, PUF, Paris, 1997.

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