Il ne fait pas bon être migrant
Il n’est pas facile d’être migrant aujourd’hui. Dans un contexte de montée des populismes, la figure du migrant devient, pour une part importante de la population, un repoussoir voire une menace. Les migrants sont l’objet d’un imaginaire discréditant soutenu par des politiques qui utilisent une rhétorique de la fermeté pour dissuader les migrations et opérer des tris de plus en plus drastiques pour empêcher l’arrivée de ce qui est décrit comme une « vague migratoire » dans nos contrées. L’étranger est de davantage construit comme une menace que défini comme un être humain et les milliers de migrants morts en chemin suscitent autant de compassion, pour les uns, que d’indifférence, pour les autres.
Quelques éléments de l’expérience de l’exil et de la migration
Si les représentations associées aux migrations relèvent de plus en plus d’un imaginaire de l’envahissement, les aspects socio-anthropologiques de la migration sont largement occultés. Migrer, pour les migrants dont il est question aujourd’hui dans l’actualité, c’est d’abord « s’arracher » à son lieu de vie, à une part de soi-même. C’est plus rarement un choix positif qu’un choix par dépit, un choix qui est opéré quand on n’a justement plus d’autre choix.
La migration est aussi une expérience identitaire douloureuse, le plus souvent traumatique, en particulier lorsque les raisons qui ont poussé à la migration relèvent d’événements tels que la guerre, la torture, l’oppression, la discrimination… Les acteurs sociaux qui accompagnent les personnes migrantes (psychologues, assistants sociaux, éducateurs,…) constatent la manifestation de symptomatologies spécifiques qui peuvent comprendre, par exemple, la reviviscence de phénomènes traumatiques, l’hyper vigilance, la dissociation, les symptômes psychotiques, un rapport au corps et à la mort particulièrement problématiques,… selon les cas. L’expérience migratoire s’accompagne souvent d’un mal-être, d’un sentiment de déshumanisation, de solitude, de l’impression de ne plus rien valoir, de n’être plus personne, sentiments renforcés par des politiques d’accueil déshumanisantes.
La migration opère aussi des reconfigurations importantes des formes et des relations familiales dont certaines en fonction des politiques des pays d’accueil. Bien souvent, la migration est aussi, pour les personnes qui migrent, associée à une recherche de sécurité, à des espoirs de mieux vivre et à une image largement fantasmée de ce que peuvent offrir les pays d’accueil. Le tout peut se traduire, à l’arrivée, par un désenchantement important.
Le désenchantement de l’accueil
A l’arrivée dans le pays d’accueil, la Belgique par exemple, on tombe souvent de haut. Les politiques d’accueil permettent en effet difficilement aux personnes migrantes de trouver une place digne. Elles sont la plupart du temps contraintes à la fragilité, à la marginalité, à la clandestinité,… Les migrants sont triés, parfois traités comme du bétail. Aucune place n’est faite à la compréhension de leur situation ; les dimensions socio-anthropologiques de l’expérience de l’exil et de la migration, citées plus haut, sont oblitérées ; la souffrance n’est pas reconnue. Les personnes migrantes sont sommées de se justifier, leur parole est systématiquement mise en doute. Assignées à une place dévalorisée, elles peuvent nourrir un sentiment fort d’effacement du monde commun. Les politiques d’accueil renforcent les traumatismes, en créent de nouveaux. Le déni de reconnaissance comme un être humain digne est en place. Bien souvent, le lien de soi à soi, de soi aux autres ou de soi au monde se rompt. La déshumanisation est renforcée par la désappropriation, pour les personnes, de leur histoire, de ce qui fait qu’elles peuvent être elles-mêmes, être quelqu’un de particulier.
Le clivage, la défiance, l’usage d’un faux self, l’invisibilité,… sont les symptômes d’une maltraitance institutionnelle puissante qui opère directement sur les êtres, parfois jusqu’à ce qu’ils perdent jusqu’à leur nom. La recherche de sécurité et les espoirs s’effondrent et font place au sentiment d’être enfermé sur un territoire où la frontière est partout. La peur d’être interpellé, pris, arrêté,… est constante ; les mains tendues trop peu nombreuses.
Vers un accompagnement émancipateur
Face à la déshumanisation, aux assignations identitaires aliénantes, au déni de reconnaissance (aussi de la souffrance), à la dévalorisation identitaire,… reconnaitre. Reconnaitre autre chose que la place construite par l’imaginaire politique et les politiques d’accueil. Reconnaitre l’être humain derrière la catégorie disqualifiante.
Là où le sens disparait devant l’horreur, il faut le reconstruire. Cela passe par des espaces de parole et des espaces d’accompagnement où peuvent se reconstruire et se dire les vraies histoires ; où les personnes migrantes peuvent se dire et élaborer dans le respect de leur dignité humaine ; où elles peuvent prendre place comme sujets d’une histoire et non comme objets d’une politique ; où peut aussi se dire l’horreur vécue dans le pays d’origine et le pays d’accueil ; où on peut mettre des mots sur les choses et permettre, par la réappropriation d’une histoire, la dés-assignation à des identités aliénantes, la reconstruction du sens.
Plus loin, il s’agit d’introduire du politique dans la clinique, de collectiviser l’expérience et la parole, de la rendre publique, lisible, de rendre compte de la souffrance et de la complexité des expériences migratoires pour que ces réalités puissent être entendues,… dans la cité et par le politique. Les lectures complexes et nuancées des expériences migratoires gagnent à être médiatisées pour remplacer les lectures simplistes, populistes, voire racistes.
Vers des politiques respectueuses des personnes
A entendre le discours politique, à droite, il faut des politiques fermes mais humaines. A gauche, il faut des politiques humaines mais fermes. Ne faudrait-il pas d’abord prendre la mesure de la maltraitance politique à l’égard des personnes migrantes, rendre visible les conséquences et les impacts des politiques d’accueil sur ces êtres humains, sur l’horreur en train de se faire ?
Il semble évident que l’accueil doit changer pour permettre à chacun d’être accueilli dignement. Pour les acteurs de terrain, il faut pouvoir construire et rendre publics des contre-discours qui correspondent aux réalités et non des simplismes relevant du fantasme. Une piste intéressante consiste à produire, avec les personnes migrantes, des récits et des regards qui permettent de comprendre et de politiser davantage les enjeux migratoires. Les expériences qui proposent des pratiques de résistance donnent des résultats particulièrement intéressants et lorsqu’on entend le bruit des bottes, n’est-il pas temps d’organiser la résistance ?
Il est sans doute aujourd’hui primordial de reconsidérer l’hospitalité comme une valeur centrale et d’en tirer les conséquences en matière de politiques d’accueil. Ces dernières doivent nécessairement pouvoir inférer des connaissances disponibles en matière d’expérience migratoire des dispositions et dispositifs qui, au minimum, permettent aux personnes de pouvoir exister dans le monde et y prendre place comme sujets.
Il serait sans doute idéaliste et naïf de penser qu’à la suite des élections (nationales et européennes), les politiques migratoires connaissent des changements allant dans le sens des propositions de cet article. Forts cependant de ces quelques éléments de vérité, agissons tous les jours comme nous le pouvons pour que le monde de demain soit un peu meilleur que celui d’aujourd’hui.
NOTES / REFERENCES
[1] La journée d’étude Exil et migrations. Entre frontières et hospitalité, quelles places pour les migrants parmi nous ? est le fruit d’une collaboration entre Le Grain, le certificat d’Université « Santé mentale en Contexte social » et Passeurs de mondes. Il s’est tenule 26 avril 2019 à la Haute école Galilée de Bruxelles.