A l’heure où la « responsabilisation », la « participation », l’ « autogestion » et l’« horizontalité » s’invitent dans tous les discours organisationnels et managériaux, ces principes se reflètent de manière très inégale sur les réalités professionnelles vécues sur le terrain. Ils soulèvent de nombreux questionnements et défis, tant organisationnels que sociologiques et philosophiques. Parfois traduits dans une expérience réellement émancipatrice pour les travailleurs, ces nouveaux discours managériaux peuvent aussi dans certains cas ne produire qu’une transformation chaotique ou superficielle, voire purement cosmétique, de l’organisation, dissimulant et légitimant de nouvelles formes de contrôle et de domination.
Pour que ces nouvelles normes managériales s’apparentent à une réelle émancipation des professionnels et des équipes, les bonnes intentions ne suffisent pas toujours, et il apparait indispensable de poser un regard critique et réflexif sur celles-ci, et de poser des balises tout en développant de nouveaux instruments pour accompagner ces transitions.
Vers un management horizontalisé : quelques notions-clés
Au cours des dernières décennies, le lexique managérial a évolué vers davantage d’ « horizontalité ». Le modèle hiérarchique et vertical aurait vécu, l’heure est au team building, au participatif et au collaboratif. Ce registre d’action semble assez généralisé et transversal, puisqu’il s’invite autant dans les entreprises que dans l’action publique, en passant par les mouvements sociaux. Né de la critique de plus en plus pressante adressée au système capitaliste, à son fonctionnement hiérarchique et inégalitaire, le discours autogestionnaire a depuis été récupéré par le système lui-même, et introduit dans ses pratiques et ses justifications[1].
Sans prétendre à l’exhaustivité, passons un rapide coup d’oeil sur quelques notions-clés du lexique du néo-management.
Dans le champ de l’action sociale, les institutions étatiques très pyramidales, centralisées et bureaucratiques cohabitaient autrefois avec les associations créées au sein de la société civile. Peu à peu, les institutions se sont fragmentées et les associations, professionnalisées, de sorte qu’un hybride entre action publique et action associative a émergé, sous la forme de ce que A. Franssen appelle “dispositif”: « Mis en place par des textes légaux qui fixent des objectifs généraux et définissent une ligne et des critères de financement et de fonctionnement, il vise en même temps à laisser aux acteurs décentralisés, une responsabilité dans la formulation de leurs «projets spécifiques» et la définition de leurs moyens d’action». Voit alors le jour «un nouveau système d’action évitant les «lourdeurs» de l’Etat administratif tutélaire, tout comme l’amateurisme associatif »[2].
Modèle d’organisation horizontale par excellence, le travail en réseau connait un essor parallèle au développement des nouvelles technologies de communication, auxquelles il est intimement lié. Tant en intra qu’en inter-organisationnel, la démocratisation d’Internet et de l’usage de l’e-mail, le développement d’intranets et de plateformes de mise en commun d’informations, rendent possibles les communications et partages d’information multilatéraux, et brouillent les frontières institutionnelles.
« Dans le champ du travail social (…), une logique de décloisonnement est (…) à l’oeuvre à tous les niveaux : politique, institutionnel, organisationnel et au niveau des professionnels eux-mêmes. L’intersectorialité se développe sur tous les plans et les niveaux “hiérarchiques” sont amenés à collaborer et à communiquer davantage entre eux (…) Le travail en réseau est ainsi associé à une nouvelle conception de l’organisation du travail moins hiérarchique, plus “horizontale”, plus “connexionniste” et ouverte sur la coopération interinstitionnelle ou sur la participation des travailleurs et des usagers.[3] »
Plus qu’une simple modalité d’organisation, le réseau devient un modèle normatif, un “nouveau référentiel politique[4]”, dans un contexte sociologique qui évolue vers une “seconde modernité” :
« la première modernité se caractérisait par un processus de division sociale du travail (Durkheim) et de rationalisation (Weber) conduisant à l’autonomisation des sphères d’activité. (…) Il en a résulté une conception de l’Etat organisant et supervisant une gestion différenciée, segmentée et sectorialisée de la vie collective. (…) la seconde modernité se caractérise par la perte de la centralité de l’Etat (…) la gestion de la chose publique est aujourd’hui plus le fait d’un ensemble d’acteurs multiples qu’il s’agit de coordonner.[5]»
Au niveau opérationnel, l’organisation en réseau est aussi vendue comme plus souple, plus flexible, et particulièrement adaptée à une troisième logique elle aussi typique des nouveaux managements : le travail “par projet”. Cette logique tend à organiser les individus autour de “projets”, comportant des objectifs précis et de préférence quantifiables, et délimités dans le temps. Les collaborations se font et se défont sous forme de réseaux d’organisations et d’individus en perpétuel mouvement. Ce fonctionnement par projets suppose et attend des individus qu’ils soient autonomes, entreprenants, responsables et autogérés, partenaires autour de ces projets.
Il est attendu des usagers eux-mêmes de l’action publique qu’ils se mettent en projet. On parle de “projet d’insertion”, de “projet professionnel”, de “projet scolaire”, … Le bénéficiaire de l’action sociale est amené à se prendre en main, à se responsabiliser, à s’activer. A la traditionnelle relation verticale d’aide ou d’assistance avec les services sociaux, se substitue une espèce de partenariat entre l’usager et le travailleur social : on parle davantage d’“accompagnement”, de “coaching”, de “conseillers”…
Selon S. Ebersold, (…)« c’est moins la déficience et la nécessité d’une aide qui motive l’intervention qu’un projet commun que la personne et les professionnels souhaitent réaliser. A la relation d’aide qui unit des professionnels et des populations en difficultés se substitue une relation d’interdépendance entre partenaires d’un même projet.[6]»
Tout aussi emblématique de cette nouvelle modernité, l’idée de participation se retrouve au centre des discours de l’action sociale, des dictats du néo-management et des nouvelles tendances politiques.
« Les missions de l’aide sociale « consistent moins à adapter ou à réadapter l’individu à la société en le reclassant socialement et professionnellement, qu’à pallier son manque de participation sociale et d’implication en lui permettant de cheminer, de se prendre en main, de détenir les diverses ressources favorisant son implication sociale.[7]»
Dans les programmes d’intervention sociale, la participation est non seulement une fin, mais aussi un moyen de s’intégrer pleinement dans la société. On parle d’ « activation » des politiques sociales dans ce sens, les usagers de l’action sociale sont amenés à devenir acteurs de leur insertion. Cela marque un glissement dans l’interprétation sociale qui est faite du phénomène de l’exclusion : on passe « d’une lecture économique du problème de l’exclusion, porteuse d’une solution juridique (ayant-droit, égalité, droit de créance), à une lecture politique porteuse d’une solution morale de l’exclusion (activation, équité, droit conditionnel) »[8]. Pour accéder à l’aide sociale, les bénéficiaires doivent pouvoir donner le change : prouver leur volonté d’être utile socialement, manifester leur adhésion aux valeurs des institutions et y participer. Cela représente aussi un fameux glissement dans l’interprétation des responsabilités : « seule la « volonté de s’en sortir » paiera (…) On n’est pas responsable de l’origine de sa situation. En revanche, on est responsable des solutions pour faire évoluer cette situation.[9]» La responsabilité se décollectivise et s’individualise, et l’intervention sociale focalise son action de plus en plus sur l’employabilité et les caractéristiques individuelles des sujets.
Les pièges du discours “participationniste”
Après ce rapide balayage du lexique de la « déhiérarchisation », il est temps d’en nuancer et questionner le boniment. L’observation, même superficielle, de ce nouveau référentiel normatif se doit en effet d’être réflexive et critique.
Ces évolutions dans les discours et ces mutations dans les structures sociales amènent-elles réellement à une organisation sociale et économique plus égalitaire? Ou est-ce simplement l’effet d’une illusion d’optique ? Est-on réellement en train de créer de l’émancipation ou s’agit-il seulement d’un nouveau déguisement pour d’anciennes formes de domination ?
Dans son mémoire sur l’économie sociale et ses réflexions sur le contexte sociologique de la montée en puissance de la participation, J. Verhoeven[10] associe la « perte de légitimité des institutions démocratiques » d’une part et d’autre part une aspiration croissante des citoyens « à pouvoir s’exprimer sur les enjeux qui les concernent » au sein de la société. Il met en parallèle l’émergence d’expériences de démocratie directe et participative avec celle, au niveau de l’entreprise, de « préoccupations nouvelles de concertation et de participation ». Mais il met aussi en évidence les tensions qui existent entre l’idéal participatif et les formes de domination sur lesquelles reposent intrinsèquement le système capitaliste et ses valeurs. Notre système socio-économique parait accepter dans une certaine mesure ce mouvement vers plus de concertation et de participation, pour désamorcer la critique, mais dans les limites de son cadre et sans remettre en question ses fondements. Et les initiatives de participation apparaissent autant au sein du « système », acceptant ses règles du jeu, qu’en dehors, en proposant des modèles radicalement différents.
Employée à toutes les sauces, la notion de participation connait donc des significations, des interprétations et des concrétisations multiples et variées au sein de l’entreprise et des organisations en général. Il y a partipation et participation, une organisation n’est pas “participative” ou “non participative”, blanc ou noir. La participation se traduit dans des réalités diverses et variées : « de processus relativement informels à l’autogestion, en passant par des réunions d’information et par la participation au capital.[11]» Ainsi, J. Verhoeven propose-t-il une grille de lecture de la participation, afin d’en évaluer le degré et la portée. Il distingue :
- la dimension de la participation : sur quel type de décision porte la participation ?
- décisions stratégiques de l’entreprise
- décisions liées à la gestion de la production
- décisions liées à la gestion et l’organisation du travail
- le mode de participation : quel(s) mécanisme(s) participatif(s) sont mis en oeuvre ?
- participation au capital
- participation aux organes de gestion formels (assemblée générale, CA,…)
- participation aux processus d’information
- participation à d’autres organes (équipes semi-autonomes, assemblée des travailleurs, cercles de qualité,…)
- le rôle de la participation : à quel niveau se situe la participation ?
- codécision : les travailleurs sont dotés d’un pouvoir décisionnaire
- surveillance : les travailleurs ont un rôle de vigilance par rapport aux décisions prises par la direction
- consultation : les travailleurs peuvent donner leur avis et la direction peut choisir d’en tenir compte
- information : les travailleurs ont simplement un droit d’information sur la situation de l’entreprise et sur les décisions qui sont prises.
L’auteur observe que l’idéal participatif gagne du terrain dans le monde de l’entreprise, qui y voit des avantages en termes de productivité et d’efficacité. D’où sa question : la participation est-elle une technique de management ou un outil d’émancipation ? La participation est-elle un moyen ou une fin ? En fonction de la réponse, il distinguera deux approches : le « management participatif » et la « participation à visée politique ». La première voit avant tout dans la participation « une technique de gestion permettant d’éviter les conflits sociaux au sein de l’entreprise, de mobiliser le personnel, de diminuer les résistances au changement, de satisfaire le besoin d’accomplissement et de réalisation de l’individu, d’améliorer l’image de l’entreprise,… avec en fin de compte l’objectif d’augmenter les performances de l’entreprise.[12]» Tandis que dans la seconde, la participation n’a pas qu’une valeur instrumentale, elle possède aussi une valeur intrinsèque, elle constitue une fin en soi, dans l’idée de développer les libertés des travailleurs.
A travers cette réflexion, on entrevoit un premier piège : celui de dissimuler les relations de pouvoir et de domination sous des atours d’émancipation. Sous des concepts comme le « partenariat », la « gouvernance », le « faire équipe sur le même pied », la « concertation », la « participation » et le « travail en réseau », se cachent bien souvent les mêmes hiérarchies qu’autrefois. D’un coup de baguette magique, ce langage fait disparaitre les enjeux de pouvoir et de domination, les laissant pour résolus. Il induit en effet « une représentation consensuelle des relations entre les composantes de la société (…) qui sont naturellement appelées et amenées à coopérer de manière harmonieuse .[13] »
Ce lexique refoule tout ce qui a trait au conflit, aux inégalités et au pouvoir. Dans ce contexte, la société civile – traditionnellement conçue et organisée comme un contre-pouvoir – devient le «partenaire» des grandes institutions publiques et assure l’intermédiaire entre elles et le citoyen.[14] » Ce vernis consensualiste délégitime la lutte sociale et fragilise la contestation. Le pouvoir se dépersonnalise et se dépolitise[15], il devient plus flou et rend plus difficile la constitution d’un contre-pouvoir. Un deuxième piège fréquent que crée ce lexique consensualiste, consiste donc à fuir le conflit, à croire qu’en travaillant en « partenariat », en « réseau », « tous sur le même pied », on va éradiquer les conflits. Au contraire, le conflit est à la base de la coopération : « là où il y a des humains, il y a des relations et là où il y a des relations, il y a du conflit. D’autant plus, si ces relations sont moins ou non cadrées par des normes hiérarchiques.[16] »
Quand l’émancipation et la participation se traduisent en une injonction, voire une condition de laquelle dépend, par exemple, l’octroi d’une aide sociale, elles s’en trouvent dénaturées. Dans le champ de l’action sociale, cela nous renvoie à l’activation des droits sociaux vécue par les bénéficiaires, ces contrats et obligations qu’ils doivent remplir sous peine de perdre leurs droits (chômage, RIS, etc.). L’activation sociale est une sorte d’injonction à participer, à se mettre en projet, à s’émanciper… Elle fait de la participation, paradoxalement, un instrument de domination, à partir du moment où elle est imposée et non choisie.
Dans les entreprises qui s’essayent au management participatif, la participation peut aussi être vécue par les travailleurs comme une obligation, sinon explicite, au moins morale et sous-entendue. Certains directeurs d’entreprises s’étonnent du manque d’intérêt de la part des travailleur.[17] Malgré la mise en place de dispositifs participatifs au sein de l’entreprise, ceux-ci ne demandent pas spécialement à participer.
Un autre écueil où il est facile de tomber lorsqu’on aspire à promouvoir davantage de participation est celui de croire que la participation est innée. Or il ne suffit pas de mettre en place les structures et instances participatives pour les rendre opérationnelles. Il existe de nombreux freins au bon déroulement de la participation, que ce soit en entreprise ou dans la communauté en général. Le premier réside dans le fait que « la socialisation des individus ne propose pas l’apprentissage des modalités concrètes de cette participation et de «l’implication démocratique ». Nous avons la démocratie mais pas les outils pour y participer pleinement.[18] »
Nous sommes tous empreints des valeurs de compétition, d’utilitarisme et d’individualisme véhiculées par le système capitaliste, et il est difficile de se défaire de ces modes de fonctionnement que l’on nous a inculqués dès le plus jeune âge. De plus, participer aux instances décisionnelles d’un projet, d’une entreprise ou d’une entité politique implique une série de compétences, de savoirs-êtres et de codes sociaux, face auxquels nous sommes très inégaux. Ensuite, les conditions matérielles sont rarement réunies pour permettre une pleine participation, on manque toujours de temps et d’argent. Or le temps est une dimension fondamentale en matière de participation. Les discussions, les conflits, les apprentissages qu’elle implique nécessitent du temps, et ça ne va jamais assez vite.
A cet égard, les impératifs de rentabilité et compétitivité auxquels sont soumises les entreprises n’aident pas à développer en son sein de véritables structures participatives. Surtout quand elle est vue comme un instrument de management, la participation tend à passer au dernier rang des priorités, comme quelque chose de subsidiaire.
Tous ces enjeux et défis liés à l’horizontalisation des organisations montrent l’importance de mettre en évidence quelques balises, et de développer des outils pour soutenir ces pratiques d’autogestion, de gestion collective, de participation ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Là aussi sans aucune prétention à l’exhaustivité, le point suivant suggère quelques pistes dans ce sens.
Des outils et balises pour s’horizontaliser
« L’autogestion est gorgée de bonnes intentions. Dans une société où le mode de fonctionnement dominant est à l’opposé du modèle autogestionnaire, supprimer toute hiérarchie pour fonctionner de manière horizontale en laissant à tous le pouvoir effectif de participer aux décisions ne va pas de soi. Les conditions de possibilité de la participation de tous aux décisions doivent être mises en place.[19] »
Cultiver l’émancipation au sein des organisations représente un défi important, et implique une multitude d’enjeux. Il s’agit avant tout d’être conscient des pièges et difficultés, des limites de la participation, de ne pas se voiler la face et croire que le simple fait de décréter l’autogestion suffit à ce qu’elle soit effective. Cette section invite à réfléchir aux conditions pour que ce mouvement soit réellement émancipatoire.
Il importe avant tout d’envisager l’autogestion comme un processus dynamique, dont le coeur est fait d’expérimentation, dans un mouvement incessant d’essais-erreurs. « Les expériences autogérées sont intrinsèquement dynamiques. Construisant au jour le jour des modes nouveaux de fonctionnement (politique, relations aux autres, production, apprentissage…), elles se construisent par essais-erreurs et sont en constante adaptation. En réponse aux problèmes qui surgissent dans un groupe humain résolu à prendre en main les conditions de son existence, les solutions sont sans cesse à trouver.[20] » Il n’existe pas de recette toute prête à plaquer sur n’importe quelle organisation, puisque la participation commence précisément par ce processus de recherche et de réflexion sur sa mise en place.
Julien Charles, auteur d’une thèse sur l’autogestion et la participation, s’est penché sur plusieurs cas. Il souligne : « Les meilleurs dispositifs participatifs sont ceux qui se donnent les moyens de réfléchir les procédures, avec humilité, et de ne pas appliquer à la lettre des processus clés sur porte vendus par les apôtres de la participation. C’est la différence principale entre la participation à la maison médicale et celle de Caterpillar. C’est une boîte de consultance américaine qui leur a livré ce mode d’organisation sans tenir compte, par exemple, de la situation syndicale en Belgique. Quand ça coincera, ils mettront vite fait un autre système en place. Je pense qu’une bonne participation est une participation qui travaille à prendre en compte ses propres limites.[21] »
L’expérimentation renvoie au processus d’apprentissage collectif, qui amène à remettre sans cesse en question les pratiques mises en oeuvre. Dans le même ordre d’idées, au niveau individuel, ce processus doit s’envisager comme un apprentissage permanent. Pour déconstruire les modes de fonctionnement hérités d’une socialisation qui accorde peu de place à la coopération et à l’auto-responsabilisation, une part importante des efforts est à consacrer à l’apprentissage d’autres manières de faire ensemble. Il s’agit aussi d’accorder une grande attention au renforcement des capacités de chacun, afin de permettre la participation (prise de parole, connaissances, …).
Au-delà de la mise en place de dispositions culturelles, sociales et intellectuelles, il est aussi nécessaire de créer les conditions matérielles adéquates. La participation prend du temps, beaucoup de temps. Il est indispensable de lui consacrer le nécessaire, et à des moments adéquats. Le partage d’information est un autre élément clé : « Il s’agit (…) de socialiser, de mettre à disposition, réellement tous les moyens de pouvoir, avec au premier rang l’information. Qui ne dispose pas de l’ensemble des informations pertinentes ne sera pas en mesure de participer de manière égalitaire à la prise de décision.[22] »
« Si elle ne fait pas place à ce qui pousse les personnes à s’y impliquer, la participation passe à côté de sa promesse »[23].Il est très paradoxal, voire complètement contre-nature et contre-productif, de vouloir forcer ou contraindre la participation. Il semble important de laisser la possibilité de ne pas participer, ou de moins participer, ou de participer à des degrés divers. Prendre part à un projet, qu’il s’agisse d’un projet d’entreprise ou d’un projet de société, est intimement lié au sentiment d’appartenance qu’on développe à son égard.
Ce sentiment peut être nourri et entretenu, mais il ne peut être imposé. Or c’est ce sentiment d’appartenance qui crée la dynamique de la participation : il nourrit l’engagement et l’auto-responsabilisation, qui sont à la base d’une participation épanouie.
« En l’absence de rapports de subordination et donc de contrôle par une structure hiérarchique, c’est à l’individu et au collectif dont il fait partie d’être les dépositaires d’une nécessaire responsabilité. Le sentiment d’appartenance au collectif, à l’organisation prend ici toute son importance. C’est l’engagement de chacun par rapport au collectif et à son devenir (…) qui va fonder ce sentiment d’appartenance et provoquer l’auto-responsabilisation.[24] »
On peut interpréter ici l’importance donnée dans les nouveaux managements à la culture d’entreprise. En encourageant l’identification des travailleurs à l’entreprise et à ses fins, ces nouveaux modes de gestion participatifs entendent générer cette dynamique de participation et responsabilisation. Mais si à côté de cela l’emprise des travailleurs sur le destin de l’entreprise reste réduite, on est en droit de s’interroger : s’agit-il d’une réelle émancipation, ou d’une nouvelle forme de domination ?
Les “règles”et le “conflit” sont deux gros mots dans le lexique consensualiste. Cependant, E. Wustefeld et J. Verhoeven insistent : loin de vouloir fonctionner sans règles, dans une anomie totale, ces initiatives autogestionaires cherchent à ce que les règles soient décidées par les personnes qui vont s’y soumettre. Quant au conflit, il est primordial de ne pas chercher à l’éviter, mais plutôt d’apprendre, collectivement, à le gérer, afin qu’il ne soit pas violent et destructeur, mais bien constructif. Ainsi, en lieu et place du «pseudo-consensualisme», A. Franssen par exemple prône davantage des «modes de coopération conflictuelle respectueux des positions institutionnelles et de l’autonomie de chacun»[25].
Enfin, on l’a vu, les dispositifs participatifs peuvent s’instaurer à une multitude de niveaux décisionnels, du plus insignifiant au plus stratégique. Chaque organisation aura ses propres ambitions. Plus le niveau de pouvoir concerné est “élevé”, ou “stratégique”, plus la participation en son sein est ambitieuse et difficile, mais plus elle est aussi riche d’un point de vue humain, créatif et social :
« Si un fonctionnement autogéré amène des difficultés et plus de responsabilités pour chacun, il amène aussi plus d’épanouissement et d’émancipation, une créativité accrue, un sentiment d’appartenance fort, etc.[26] »
Face aux enjeux et défis auxquels se confrontent, plus ou moins volontairement, un nombre croissant d’organisations, une multitude d’outils et techniques se développent, avec des philosophies, des origines et des moyens variés. On parle de sociologie de l’intervention, de coaching, de supervision, de sociocratie, d’intelligence collective, de Méthode d’Analyse en Groupe, … Tout cela ouvre des perspectives nouvelles en termes d’apprentissages pour les acteurs qui souhaitent apprendre à fonctionner autrement collectivement, mais aussi en termes de professions et de recherche pour les intervenants.
Conclusion
L’horizontalisation et la déhiérarchisation des organisations représentent une véritable opportunité de développer des mécanismes de gestion collective dans des instances décisionnelles dont la démocratie est restée longtemps exclue. Il importe cependant de rester lucides quant aux enjeux, défis et pièges que renferment ces mutations apparues dans les discours institutionnels et sociaux. Sans un regard et une réflexion critique, on court le risque de passer à côté de cette opportunité d’émancipation. Il serait dommage de limiter ce processus à une démocratisation superficielle voire purement cosmétique, qui reproduit les mêmes schémas de domination que les modèles organisationnels pyramidaux traditionnels tout en les masquant sous un vernis de consensualisme.
Pour aller plus loin :
CHARLES J., « Une participation éprouvante : enquêtes sur l’autogestion, le management participatif, la participation citoyenne et l’empowerment », thèse de doctorat (EHESS, Paris).
WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., “Autogestion. Transformation sociale et résilience”, in : Barricade, 2014.
VERHOEVEN J. et WUSTEFELD E., “Poder sin poder. L’autogestion au quotidien” (Web documentaire disponible en ligne http://www.podersinpoder.tv/)
NOTES/REFERENCES
[1] Pour approfondir l’historique de l’idéal autogestionnaire et le concept de participation, voir le mémoire de VERHOEVEN J., “La participation démocratique des travailleurs dans l’économie sociale. Le cas du groupe Terre” (UCL, 2011), disponible en ligne (http://www.reseauades.net/wp-content/uploads/2012/08/M%C3%A9moire_Johan_Verhoeven.pdf)
[2] FRANSSEN A., Sociologie du Travail Social, Notes de cours, UCL, 2010, Louvain-la-Neuve p.158.
[3] Bataclan ASBL, “Travailler en réseau intersectoriel autour de la personne handicapée et d’autres publics. Rapport final”, 2016, p. 10
[4]FRANSSEN A., DE CONINCK F., CARTUYVELS Y., VIGNES M. et VAN CAMPENHOUDT L., « La ritournelle du travail en réseau », Colloque Réseau Santé, 20 mars 2007, CES, Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), p. 2
[5] Ibidem.
[6] Bataclan ASBL, op. cit., p. 10
[7] Ibidem.
[8] SOULET M-H., “L’individualisation des politiques sociales : une réponse à l’exclusion durable ?”,in Droit et Société, vol.46, 2007, p.169
[9] BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, NRF essais, 1999, Paris, pp.144-145
[10] VERHOEVEN J., op. cit.
[11] VERHOEVEN J., op. cit., p.24
[12] VERHOEVEN J., op. cit, p.27
[13]VAN CAMPENHOUDT L., Les mots doux des institutions, Version écrite de la conférence inaugurale du Colloque international des organisations linguistiques de Belgique Francophone, France, Québec et Suisse romande «La communication avec le citoyen : efficace et accessible ?», novembre 2009, Liège, p.1
[14] MEHAUDEN L., “Des pratiques et représentations à l’œuvre dans le secteur de la réinsertion des anciens détenus : le point de vue des professionnels. Le cas de l’ASBL APRES”, Mémoire de Master en Sociologie, UCL, 2011, p.132-133
[15]VAN CAMPENHOUDT L., Introduction à l’analyse des phénomènes sociaux, Dunod, Paris, 2001, p. 157
[16] WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., “Autogestion. Transformation sociale et résilience”, in : Barricade, 2014, p. 5
[17] VERHOEVEN J., op. cit.
[18] WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., op. cit., p. 6
[19] Ibidem.
[20] WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., op. cit., p. 3
[21] CHARLES J. : “La participation peut faire mal”, entretien réalisé par Manon Legrand (25 mars 2016)
[22] E. WUSTEFELD, J. VERHOEVEN, op. cit., p. 7
[23] CHARLES J., op. cit.
[24] WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., op. cit., p. 4-5
[25]FRANSSEN A., “Sociologie du Travail Social”, Notes de cours, UCL, 2010, Louvain-la-Neuve p.170.
[26] WUSTEFELD E., VERHOEVEN J., op. cit. p.5-6