Tous les morts se valent-ils ?
Dans la bouche des enfants qui fréquentent le service d’aide en milieu ouvert d’un quartier populaire, les événements de ce mois de janvier au siège du journal Charlie Hebdo, transmis par le prisme des médias, prennent une coloration particulière : pourquoi certains morts sont-ils plus remarqués que d’autres? Pourquoi autant de monde dans les rues pour douze personnes assassinées dans le bureau d’un journal à Paris, alors que des Palestiniens meurent tous les jours? « Pourquoi ne parle-t-on pas de l’homme qui a été descendu hier dans le café de mon père, quartier Nord ? » demandent les enfants. « Qu’est-ce que le Djihad ? Un pays ? » interroge une jeune fille, invitée à s’enrôler via Facebook.
Dans le quartier, il ya les « Je suis Charlie » affichés à quelques fenêtres, et les « Je ne suis pas Charlie » assumés courageusement par une minorité. Chacun tente de se défendre du regard de l’autre, sans qu’on parle vraiment de « ce qui fâche » ou de « ce qui fait peur ». Lors de notre étude à propos des jeunes bruxellois « passeurs de mondes», au-delà de la souffrance liée à la ghettoïsation[2] de certains quartiers, nous avons mis en avant le fait du métissage des enfants de l’immigration, entre les mondes familiaux, scolaires, culturels, et décrit plusieurs supports sociaux qui aident ce métissage[3]. Les événements terroristes récents, au-delà des peurs et des malentendus, nous renvoient à cette question du travail identitaire et de la socialisation des jeunes pris entre les cultures.
Nos observations quotidiennes de travailleurs sociaux dans les quartiers, nous font comprendre que nos sociétés sont actuellement agies par un mouvement généralisé de séparatisme : à l’intérieur des familles, des quartiers, des communes, des Etats, de l’Europe[4], le séparatisme politique rejoint le séparatisme social. Ce ne sont pas seulement les quartiers pauvres peuplés d’immigrés qui se ghettoïsent mais aussi les quartiers bourgeois, les villes universitaires, les régions linguistiques qui se referment, les riches qui se protègent des pauvres…
Ce mouvement de séparatisme généralisé, dans un monde où les valeurs et les biens communs ne sont plus évidents, provoque des luttes pour la reconnaissance et des recherches légitimes de cohérence qui peuvent aller jusqu’à l’extrême. Ces phénomènes touchent particulièrement les adolescents d’origine immigrée qui interrogent les fondements de la société où ils sont nés alors que leur entrée dans cette société pose problème. Le sentiment de vivre à côté d’une société qui se refuse, d’être assignés à des rôles figés, de l’intérieur (la famille migrante qui veut survivre dans son histoire) et de l’extérieur (la vision sans cesse réductrice et caricaturale des « autochtones » vis-à-vis des « allochtones », la présence impérative des images de violences agies dans certains pays apparemment « cousins »), exacerbe chez eux la nécessité d’une affirmation de soi à travers une quête qui, bien que personnelle, prend de fortes connotations communautaires. Ainsi naît l’idée d’un voyage qui va racheter le passé de la migration, le « Djihad ».
Nous constatons tous les jours, le réel décrochage scolaire des jeunes qui fréquentent nos services, les réelles discriminations à l’embauche, les effets négatifs de la fermeture progressive des possibles, le sentiment croissant de « ne pas avoir sa place ici ». Nous constatons également chez ces jeunes les dommages collatéraux des commentaires « naïfs » répandus par certains médias, fondés sur des vieux paradoxes non explicités du type « il est interdit d’interdire ». L’invraisemblance d’une liberté d’expression se voit, érigée en dogme au moment même où on fustige les dogmatismes[5].
L’escalade actuelle du spectacle de la violence sur les réseaux sociaux s’impose dès lors à ces jeunes en errance comme un impératif à s’engager. Le psychiatre et psychanalyste Jean-Marie Forget a montré à travers ses vignettes cliniques comment la structuration de l’identité adolescente est contrainte par l’influence des images véhiculées par les écrans divers qui s’imposent à eux quotidiennement. L’image véhiculée par un écran, au contraire de l’image de soi dans le miroir, est une image dé-subjectivée[6]. Elle commande un mode reconnaissance par le regard de l’autre, sans espace de négociation ni réciprocité possible[7].
Pour tenter de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre nous ferons appel aux travaux du psychiatre Jean-Claude Metraux[8] qui s’inspire du philosophe Axel Honneth[9] à propos de la clinique des familles en migration. Ce dernier décrit la nécessité de la reconnaissance à trois niveaux : celui des relations dans la famille, celui du droit et celui de l’estime sociale : être reconnu dans sa famille, être reconnu égal en droits, recevoir de l’estime sociale. Pour Honneth, la reconnaissance est le résultat d’un conflit et non pas d’un accord des volontés, ce conflit dépasse la lutte pour les moyens matériels d’existence, il va jusqu’à l’exigence d’une reconnaissance symbolique qui conduit à mettre sa vie en jeu.
Comprendre la souffrance qui conduit aux radicalismes
Comment rendre compte de la souffrance d’enfants qui grandissent dans des conditions matérielles difficiles, entre une culture dominée, mal reconnue et une culture dominante ? En situation de domination culturelle, les parents immigrés de la première génération sont détenteurs d’un deuil congelé[10] : la perte non reconnue publiquement d’un monde d’origine qu’ils ont laissé derrière eux. Un non dit s’est installé dans la famille. Les enfants connaissent mal l’histoire de leurs parents, les valeurs et l’évolution de leur monde d’origine. La trajectoire familiale semble entachée de honte et de mépris. Ces enfants s’identifient alors facilement à leurs « cousins » lointains qui brandissent à la télévision les cercueils et les morts en Palestine, en Syrie ou ailleurs dans le Moyen Orient.
Les seconde et troisième générations ne sont plus bienvenues dans le pays d’accueil. Les raisons socio-économiques qui ont conduit au premier voyage ont disparu. Aucune forme de reconnaissance ne s’exprime plus, ni au niveau familial, les parents ne se reconnaissent pas dans ces enfants de l’exil, ni au niveau sociétal, l’égalité de droit n’existe pas en réalité à l’école ou au travail, ni encore au niveau symbolique : il n’existe pas de lieu de confrontation entre les croyances de leurs communautés d’origine et les croyances de la société d’accueil. Ces absences de reconnaissance touchent spécialement de nombreux jeunes en perdition dans l’anonymat des grandes villes. A Bruxelles, les quartiers les plus paupérisés sont ceux où grandissent les enfants les plus nombreux, ces quartiers manquent spécialement d’écoles, d’ouverture vers le monde du travail, et même d’espaces de vie à investir positivement.
Il y a quelques années, les travailleurs sociaux constataient dans les familles des souffrances individuelles non collectivisées, des maladies décrites comme psychologiques ou comme échecs de l’éducation. On parlait très peu des effets de l’exil vécu par les parents. Il était difficile pour un parent ou un enfant de faire valoir les difficultés dues au passage d’un monde à l’autre. L’avènement d’Internet, la réception de la télévision par satellite ont facilité la collectivisation et la cristallisation de sentiments d’injustice et d’indifférence, car les violences, subies ailleurs par des « Musulmans », rendues visibles, semblent faire écho au mépris subi ici en silence. Ces phénomènes ont eu lieu en l’absence d’écoute à plus large échelle, de débat citoyen et de véritable reconnaissance.
Au fil du temps, la lutte pour la reconnaissance a pris une forme aiguë. L’enjeu de cette lutte est passé de la survie physique à la survie psychique. Comme le dit un éducateur, « avant, le danger était partout dans la rue, on ne savait pas si on serait vivant le soir… Maintenant, la rue est calme mais la violence s’étale partout sur les écrans et les réseaux sociaux ». L’identification totale de certains jeunes à des combats qui ne les concernent que très indirectement, est devenue progressivement pour eux une manière de s’affirmer négativement en l’absence apparente de lieux où exister.
Après avoir réclamé d’être reconnus comme Bruxellois, les jeunes des mêmes quartiers réclament aujourd’hui l’égalité de traitement entre les morts. Lorsque les membres d’un groupe humain ne peuvent ni faire le deuil de leurs morts au même titre que les autres, ni avoir accès aux moyens de survie, se pose un problème éthique fondamental. Les membres d’un tel groupe seront prêts, comme les héros antiques, à verser leur sang et celui des autres. Ils défieront la mort pour devenir « libres », s’extraire de leurs malheurs, s’inventer un nouveau destin, une identité possible.
A travers nos travaux en équipe, avec l’aide des jeunes concernés[11], nous avons pu mettre en évidence à quel point la recherche d’un genre, la question du genre, peut devenir radicale si elle est vécue comme attachement à des normes sociales dénigrées par une culture dominante. Nous avons vu progressivement le foulard devenir voile et se transformer, d’instrument de soumission, en étendard de la résistance.
Le mépris dont les enfants sentent que leur famille fait l’objet, les affecte profondément dans leur développement. Beaucoup portent et revendiquent le stigmate de la honte, ainsi l’un des enfants que j’ai vu grandir dans une famille monoparentale, rejeté par le groupe, s’était vu affubler par les autres du surnom de « Guantanamo ». La biographie des frères impliqués dans l’attaque de Charlie Hebdo, démontre comment l’absence d’aide à leur mère, obligée de se prostituer pour survivre ,a pu les mener à des conduites d’une insupportable violence, derrière le bouclier de l’extrémisme religieux. Ils s’en sont pris non pas à de « simples dessins » mais au symbole de la liberté d’expression en France : les caricaturistes du journal Charlie Hebdo. Le choix de cette cible prouve qu’il s’agissait bien avant tout d’une attaque contre les symboles fondamentaux d’une société perçue comme profondément incohérente.
La structuration identitaire en milieu multiculturel
Le schéma suivant rejoint la vision d’une « pédagogie interculturelle » telle que la développe Jean Claude Métraux. Il représente les différents types de contextes qui peuvent affecter la construction identitaire de l’enfant d’origine immigrée, mais aussi tout simplement de l’enfant pris dans les mutations humaines actuelles (divorce, monoparentalité, famille recomposée, chômage, exils sociaux divers,…). Il met en perspective le mouvement de séparation en l’opposant au processus concomitant d’indifférenciation suscité par la mondialisation socio-économique. Il oppose également les exclusions et l’enfermement, corollaires d’un certain« entre soi » d’une part avec les conditions d’émergence d’une socialisation harmonieuse pour ces enfants d’autre part.
L’émergence d’une identité métisse : suivant ce schéma, plus les deux systèmes de croyances en présence, le dominant et le dominé[12], sont valorisés dans le contexte éducationnel du jeune, plus on aide l’enfant à remarquer les ressemblances et les différences, plus on fait appel à sa créativité pour rechercher des accords entre les mondes, fussent-ils dissonants, plus la reconnaissance mutuelle est au rendez vous, plus le métissage se fait harmonieux, plus facilement émerge une identité nouvelle. La reconnaissance implique la valorisation de ce qui fait conflit autant que de ce qui fait consensus. Elle s’exprime également dans une logique de réciprocité, de don, contre-don. Par exemple, Après après avoir entendu l’histoire des chauds doudous et des froids piquants[13], l’enfant fait un compliment à l’animatrice et lui dit : « Tu vois, je t’ai fait un chaud doudou. »
L’assimilation : du point de vue de l’immigré, l’assimilation à la culture dominante est le résultat de la dévalorisation de sa propre culture et d’une survalorisation de la culture de l’autre. L’assimilation est un effet du non questionnement des croyances majoritaires. Le rejet des religions dans la sphère privée, est aussi la porte ouverte aux interprétations fallacieuses et obscurantistes. Un point de vue unique s’impose, celui de la société d’accueil. Les fondements des croyances familiales restent inconnus des enfants. Un hiatus se crée dans la transmission et provoque des déchirements, des dénis et des silences lourds de conséquences pour le travail identitaire[14].
L’exclusion sociale : les rejets venus autant du monde d’origine que du monde d’accueil aboutissent à l’errance et à l’exclusion sociale (–). Cette exclusion entraine souvent la maladie psychique. La douleur de l’isolement provoque une souffrance intra psychique intense chez le père sans travail, sans femme, exilé en lui-même, comme chez l’enfant de la rue, exclu de l’école, abandonné. On parle alors de souffrance psychique d’origine sociale.
Le processus de radicalisation : Pour pour justifier leurs comportements agressifs, les jeunes nous disent généralement « pour exister il faut s’imposer ! ». Le sentiment d’être exclus de la société ambiante, la dévaluation humaine, peut provoquer un surinvestissement dans des formes extrêmes de croyance, amener un processus d’isolement progressif, chez les enfants de parents migrants mais aussi chez d’autres enfants en recherche de congruence entre les pratiques et les valeurs[15], (+-). L’incohérence du monde ressentie, le sentiment d’injustice, poussent le jeune adulte à rechercher des espaces fortement régulés pour se construire contre le monde ambiant, quitte à annihiler sa liberté, à mettre sa vie en jeu.
Lorsque les accords entre les mondes où grandit l’enfant sont rompus, celui-ci est conduit à s’assimiler au monde dominant ou au contraire à s’exiler intérieurement, à s’auto dévaluer. L’errance de certains jeunes, leur isolement intérieur, les rend vulnérables à la captation par des esprits « forts ». Les jeunes s’embarquent dans l’aventure du Djihad, par imitation, solidarité, besoin de se sentir utiles plutôt que par haine. Le nombre de jeunes motivés par une haine intérieure de l’autre reste étonnamment minime, au milieu des discriminations subies.
Par delà la soumission à l’exclusion, les dénis, l’échec du métissage s’inscrit aujourd’hui dans un moment particulier de l’histoire humaine, où différentes problématiques concomitantes viennent favoriser les processus de radicalisation. Dans une seconde analyse, nous tenterons d’aborder ce phénomène dans sa complexité et de faire des ponts avec les pratiques éducatives qui accompagnent les modes de socialisation des publics concernés.
Notes/Références
[1] Notamment entre janvier et mars 2015, nous avons assisté aux conférences de Jean de Munck (organisée à l’initiative du Centre de Santé Mentale Le Méridien), de Vincent de Coorebyter (organisée à l’initiative du ministre Rachid Madrane), à des interventions de Younous Lamghari et Mohsin El Ghabri lors de l’AG de la CASS de Schaerbeek et au colloque « Tolérances et radicalismes : que n’avons-nous pas compris ? » de l’UCL.
[2] Ghettoïsation : isolement de certains quartiers au cœur de la ville, au départ dû aux circonstances des mouvements de populations, cet isolement devient un fait qui structure la ville. Chacun s’enferme dans un entre soi « sécurisant ».
[3] Georis V., Héros métis. Jeunes bruxellois passeurs de mondes in Passeurs de mondes, Jamoulle P. (Dir.), Academia Bruylant, 2014.
[4] Eric Maurin, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social.Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Éric Maurin, Seuil La République des idées, 2004.
[5] Conférence de Vincent de Coorebyter, aide à la jeunesse, mars 2015.
[6] Forget, J.-M., Les violences des adolescents sont les symptômes de la logique du monde actuel, Jean Marie Forget, Yapaka, Fabert, octobre 2010.
[7] Grâce au travail social, nous pouvons étayer d’autres modes de reconnaissance, comme nous le décrirons.
[8] Jean Claude Metraux J.-C., « La connaissance, arrière petite fille de la reconnaissance mutuelle», in Les Politiques Sociales, n° 3/4, p. 60-78, 2007.
[9] Honneth A. , La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2002
[10] Metraux J.-C., opus cité
[11] Georis V. Pour se donner un genre, Couleur livres, 2009
[12] Le jeu « Dominant/ dominé » renvoie également au fait de se sentir dominant ou dominé. Dans les quartiers à forte densité immigrée, ou à fort sentiment d’insécurité, le sentiment d’être dominé croît de manière irrationnelle.
[13] Steiner C. M., Le conte chaud et doux les chauddoudoux
[14] Jamoulle P., Enquête de terrain en Seine Saint Denis., La découverte, Paris, 2013. Enquête de terrain en Seine Saint Denis.
[15] A ce propos, voir le film Into the wild de Sean Penn, 2007.