Quel management pour faciliter une approche en termes d’apprentissage organisationnel dans une institution d’éducation et de formation ?

*Article écrit par Michèle Garant[1], relu et adapté par Magali Urbain.

Cet article[2] se propose d’étudier le management dans un établissement travaillant la formation en termes d’intégration de compétences dans une visée d’apprentissage organisationnel. Ce management nécessite des dispositifs spécifiques de gestion, de coordination et de participation.

On parle d’apprentissage organisationnel non seulement quand des compétences nouvelles s’implantent, mais lorsque le changement est durable. Les recherches dans ce domaine mettent en évidence que lorsqu’un apprentissage se maintient dans une organisation, on y observe également un mode de management spécifique. Nous allons développer cela à travers 8 pistes de réflexion qui peuvent aider celui qui dirige.

Introduction : de la gestion de compétences

Nous pouvons pointer certains dangers de dérives dans la gestion en termes de compétences, qui pourraient conduire à un rejet de celle-ci. Une première bonne raison de ne pas faire de gestion de compétences, c’est un risque de technocratisme[3], de vision uniquement technique planifiée à l’avance et standardisée à l’excès. Un deuxième danger est de faire abstraction des intérêts des individus. Rien ne sert de parachuter un système depuis un quartier général, de parachuter abstraitement une réforme depuis un Ministère, si l’on ne prend pas en considération les personnes concernées. Une troisième raison c’est le temps, l’argent et l’énergie que la démarche coûte, et qui doivent être pris en considération. Enfin la dernière bonne raison concerne les situations de copiage, de collage irréfléchi. L’application d’un exemple ne suffit pas, on ne peut pas faire l’économie d’une analyse s’appuyant sur une représentation partagée construite sur base d’un débat entre ceux qui travaillent ensemble.

Afin d’éviter ces dérives, le lecteur ne pourra faire l’économie de réinscrire tout outil « compétences » en référence au lieu où il travaille, dans sa communauté professionnelle d’apprentissage. Quand on vit ensemble dans une institution, dans une organisation, dans une école, dans un lieu de formation, si on se réfère à des programmes ou à des référentiels, ceux-ci sont toujours à (re)contextualiser. On observe que les innovations, les changements ne s’implantent durablement que s’il y a aussi un travail local d’opérationnalisation de la réforme ou du référentiel. Le fil rouge de cet article sera l’intérêt de développer un apprentissage contextualisé et intégré au niveau organisationnel pour faciliter un développement durable de l’organisation.

Dans une institution où l’apprentissage est durable, on rencontre :

  • des connaissances produites par les personnes elles-mêmes en interaction, qui ont construit ou qui se sont approprié des connaissances venues de l’extérieur, après avoir échangé, débattu, discuté ; on rencontre également
  • une gestion spécifique de ces connaissances au sein de l’organisation : il s’agit de rendre visible, rendre légitime, rappeler ce que l’on a construit en commun, et cela demande que celui ou celle qui dirige soit attentif à la fois à l’accompagnement de chacun et de l’ensemble.

Cette gestion des compétences dans l’organisation éducative demande aussi que la manière dont on vit dans les équipes dirigeantes ou enseignantes soit en accord avec ce que l’on travaille avec les apprenants. Si au niveau de l’établissement, on rencontre une directivité totale, sans débat, comment espérer rencontrer des démarches d’un autre type au sein des classes, dans les ateliers, dans les stages ? Il est très important que le mode de gestion soit en harmonie, et non en rupture avec la démarche de construction commune. Cela demande une articulation des différents niveaux et une recherche de cohérence. La gestion des compétences recherche l’articulation des individus qui apprennent, qui ont des aspirations, qui ont parfois peur, qui n’ont pas encore une idée précise de ce que sera le fruit de leur travail, mais aussi des équipes, différant selon les niveaux, selon les spécialités. Elle veille également à l’inscription des travaux d’équipe dans l’ensemble de l’établissement, tout cela s’inscrivant bien sûr également au niveau institutionnel et sociétal. J’aime appeler ce travail d’articulation un « maillage », au cœur de la tâche des pilotes et des dirigeants. Le but est de chercher une cohérence interne dans ce qui est fait, en lien avec les finalités et les stratégies de l’établissement : Pourquoi fait-on cela ? Comment ? Il s’agit de toujours relier le « pourquoi » au « comment », ce qui est loin d’aller de soi. Au quotidien, il est capital que certains responsables prennent en compte cette articulation, la rendent visible, rappellent où l’on va, et montrent le chemin déjà réalisé.

Dans cet esprit, soulignons l’importance d’une grande cohérence entre toutes les composantes d’une gestion des ressources humaines « intégrée » (j’oserais dire que la cohérence des composantes est plus importante encore que la perfection de chaque partie). Voici quelques exemples :

  • Le recrutement, la sélection et l’accueil des personnes : qu’est-ce qui est dit lors de l’accueil d’un nouveau membre ? Quel type de contrat moral est fait avec lui ? Qu’est-ce qu’on lui dit sur ce qu’on attend de lui, et sur la manière dont il sera apprécié, évalué ?
  • La formation dont le but est de développer les compétences nécessaires. Quel lien est fait entre la formation de départ – parfois riche, parfois lacunaire – et la formation continuée ? Une bonne formation ne suffit pas : des recherches ont mis en évidence que si une formation continuée n’a pas été intégrée dans des attentes claires et n’est pas suffisamment soutenue par la hiérarchie, les bénéfices risquent d’être perdus.
  • La mobilité, la constitution d’équipes : un grand problème est souvent la modification non pertinente d’équipes qui travaillent bien ensemble. Si modifier une équipe peut apporter un peu d’air, un minimum de stabilité est cependant indispensable aux équipes qui fonctionnent et qui ont développé des compétences collectives.
  • L’évaluation et l’appréciation des activités. Les personnes reçoivent-elles régulièrement un feed-back de la part de la direction ? Et la direction de la part des personnes ? Comment ce feed-back, cette évaluation sont-ils réinscrits dans les objectifs généraux ?
  • La rémunération, qui est financière mais aussi morale et symbolique. Que valorise-t-on dans ce qui a été réalisé ? Le travail a-t-il du sens pour la personne ?
  • L’organisation du travail par exemple l’organisation du calendrier, des stages, ou les étapes d’un projet. Quand ont lieu les périodes d’alignement de départ, de répartition des tâches, de régulation, d’évaluation finale ? Dans quel lieu et avec qui ?

On peut reconnaître au travail de pilotage et de gestion intégrée des ressources humaines un caractère intellectuel en ce sens qu’il demande de décider des priorités, de planifier, de mettre en séquences ce que l’on va réaliser. Mais il y a aussi, nous le savons bien tous, la dimension de l’affectif et du social, parce que le travail se réalise avec des équipes qui aiment plus ou moins ce qu’elles font, qui sont plus ou moins compétentes, qui aiment travailler ensemble ou bien qui ont peur ou sont en conflit. Ces éléments doivent être pris en considération dans la gestion.

L’analyse des caractéristiques d’une organisation qui se développe en termes d’apprentissage organisationnel peut nous aider à mieux comprendre les conditions qui sous-tendent un tel développement, en particulier le mode de management qui lui est associé.

Nous présentons ci-dessous une modélisation de l’apprentissage organisationnel à travers huit principes théoriques dégagés d’une recherche réalisée dans l’enseignement[4] et fondée sur des références sociologiques contemporaines[5].

1. L’apprentissage organisationnel perdure au delà des apprentissages individuels et en sous-groupes

Nous connaissons tous des situations de travail ou d’action dans lesquelles un membre d’une équipe s’en va, et tout son savoir-faire a disparu avec lui. C’est vraiment le patrimoine d’une organisation que d’avoir des manières de faire, des savoirs communs, des savoir-faire, des compétences particulières qui sont partagées, mutualisées. Cela signifie que lorsque des individus apprennent, ils apprennent aussi « au nom de leur organisation » et de ses objectifs. Dans une équipe d’enseignants par exemple il est important qu’on n’apprenne pas que pour soi : si je vais suivre une formation et qu’en rentrant je n’ai appris que pour moi, s’il n’y a pas de partage, de mise en question commune, je n’irai pas très loin. Il y a durabilité lorsque le savoir d’une personne « se répand » dans l’organisation et dure. Cela se passe quand il y a des interactions constructives entre les personnes, entre les groupes et au niveau de l’organisation. Cela signifie que ces interactions, qui prennent du temps et de l’énergie, sont à prévoir et font partie du métier. Elles permettent de fixer des connaissances et de les partager. Ces interactions concernent les représentations, les manières de voir : Comment penses-tu cela, toi ? Comment as-tu fait ? Comment cela a-t-il marché ? Pourquoi est-ce que cela a marché comme ça ? Tu avais essayé autrement ? Et maintenant tu es satisfait du travail ? Ces connaissances, ces savoirs, incarnés localement, se traduisent dans des manières de faire reconnues et des outils, pas seulement dans des paroles. Cette mémoire est fixée dans des documents, des bases de données, et le dispositif est géré et régulé. Géré et régulé ne renvoie pas à un management rigide et froid : tout cela peut être réalisé de manière humaine et attentive, mais ce n’est pas « n’importe quoi », c’est une démarche pensée et travaillée. Nous reviendrons sur ces questions dans le développement des points suivants.

2. L’apprentissage organisationnel s’élabore à partir d’une situation problème reconnue par le groupe

On observe que les savoirs et les compétences se révèlent durables lorsqu’ils ont été construits à partir d’une situation problème reconnue par l’équipe et référée à la mission de l’organisation. Une culture de « résolution de problèmes » signifie qu’on se pose des questions sur Comment atteindre nos objectifs ?, Quelles sont les difficultés rencontrées ?, et que ces questions sont discutées et mobilisent. On veut améliorer quelque chose, et ce quelque chose est relié à une mission de l’organisation. Nous avons tel but, telle finalité, telle priorité, et le problème qui se pose là aujourd’hui et qui nous travaille est relié à une mission, et certains faits déclencheurs concrets ont conduit à mettre le problème en évidence. Lorsqu’on travaille ensemble ces questions problèmes on vise des buts opérationnalisables : Qu’allons-nous faire ? Comment verrons-nous que nous l’avons réalisé ? Ce sont des questions qu’ensemble nous avons reconnues valables pour améliorer notre établissement et pour le développer. La question problème est souvent prise comme un défi par quelques-uns. Bien sûr, tout le monde n’est pas mobilisé au même niveau. On ne doit pas attendre que chacun soit mobilisé au maximum, mais bien qu’il soit sensibilisé, même si les intérêts restent différenciés. Lorsque cette situation problème est rendue visible et qu’on a décidé de la travailler, elle s’opérationnalise par un travail de mise en réseau des membres de l’équipe : Qui fait quoi ? Avec qui ? A l’interne, à l’externe, on a besoin de quoi, de qui ? On va où ? Comment va-t-on faire pour cela ? Comment les autres ont-ils fait ?… Il y a là une mobilisation concrète en référence à des acteurs qui ensemble font des alliances pour avancer. Quand il y a un changement durable, on observe toujours cette mise en réseau d’acteurs différents à l’interne et à l’externe, autour d’une question partagée et de la recherche d’une solution.

3. L’apprentissage organisationnel se construit dans un processus d’objectivation, d’explicitation, de réflexion critique et de controverse

La mise en évidence d’une situation problème se construit dans une réflexion critique et à travers des controverses (du même ordre que le « conflit sociocognitif » dont on parle en sciences de l’éducation). Cela nécessite aussi un mode de gestion particulier. Nous avons tous déjà vécu des situations bloquées, où des choses ne sont pas dites, même si chacun s’exprime avec une gentillesse de bon aloi. S’il ne faut pas tout dire à tout moment, il est capital que le mode de gestion permette la mise en évidence de questions implicites, sans craindre l’opposition et les points de vue différents discutés dans un débat critique. Sinon, même si les gens se font belle mine, vous conservez à l’arrière le petit discours implicite du type : Oui, mais on sait quand même bien qu’il n’y croit pas ! Oui, mais là, c’est du bla bla. Et ce petit discours non dit peut empêcher les groupes d’avancer, alors que tout le monde semble en apparence si bienveillant. Il n’y a alors pas d’avancée parce qu’on n’a pas mis sur la table les réticences, les objections, les questions que l’on se pose.

Évidemment, cela requiert de la part des pilotes la compétence de gérer les réunions et les conflits. A ce propos j’ai toujours remarqué que cette mise en débat se passe beaucoup mieux que l’on ne le craint si cette confrontation franche est posée comme règle du jeu dès le départ, comme un principe de fonctionnement, plutôt qu’attendre l’enkystement d’un problème dont personne ne parle pendant des années. Concrètement, je veux donc dire que ce processus de réflexion critique se fait par l’explicitation de représentations : Pourquoi dis-tu cela ? Pourquoi penses-tu cela ? Tu l’as observé ? Combien de fois ? C’était comment ? Évidemment, tout est dans le ton. Si je dis : Pourquoi tu penses ça ? C’était comment ? avec un ton moqueur ou provoquant, l’interlocuteur risque de se replier et de répondre Comment oses-tu me demander cela ? Tu insinues que je ne fais pas bien mon travail ? Etc.

Agir de cette manière nécessite aussi un minimum de confiance. Confiance en soi d’abord. Confiance dans les autres aussi : si tu penses qu’ils sont « tous incapables », tu n’iras nulle part. Confiance dans l’institution également, et dans les dispositifs dans lesquels on travaille. Ce minimum de confiance permet d’agir conjointement, même s’il ne modifie pas les sensibilités différentes et ne nécessite pas que tout le monde soit ami. Dans une institution, ce climat de minimum de confiance qui permet une réflexion critique et collective est quelque chose qui est loin d’être toujours donné, mais qui peut se construire très progressivement.

Ajoutons que la réflexion critique et la controverse ne sont pas que cérébrales, elle se réfèrent également à des choix sociaux : Est-ce que nous cherchons d’abord l’efficacité ? L’efficience ? L’équité ? La dimension sociale est présente dans toutes les décisions éducatives. Enfin la controverse est aussi affective. Partout on rencontre des sous-groupes avec leurs cultures et leurs sensibilités : ici les jeunes là les vieux, ici les villageois là les citadins, ici les partisans d’une méthode, là les partisans d’une autre méthode. La solution n’est jamais magique mais, dans les sociétés démocratiques, la meilleure manière de « dérigidifier » cela c’est, dès le départ, de parler les choses et de donner l’occasion aux personnes de s’exprimer. Il ne s’agit pas pour le dirigeant d’ouvrir en permanence des débats publics -certaines séquences de pilotage peuvent nécessiter une forte directivité. Mais il revient au dirigeant de veiller à ce que soient institués des temps et des lieux de discussion, de manière à éviter à que les « routines défensives » et les « boucles d’inhibition » soient bloquées (Je dois me protéger pour ne pas avoir l’air bête, Qu’est-ce qu’il va penser si je sors cela ?) et que celles-ci puissent se « dégeler » comme écrivait le psychologue Lewin.

Il y a bien sûr une certaine prise de risque à s’exposer à la critique. Le dirigeant doit pouvoir travailler cela sur lui-même afin de savoir dire les choses avec franchise, tout en restant amène et courtois. Si l’on ne prend pas du tout de risques il y aura sans doute moins de conflits, mais il n’y aura pas non plus d’avancées. C’est dans les controverses que le développement d’une organisation se construit et que l’appropriation d’un référentiel commun peut se faire par un ensemble de personnes.

4. L’apprentissage organisationnel se construit par production, appropriation et transformation de connaissances plus ou moins partagées

Quand on développe son capital de compétences et en même temps le capital de son organisation, des connaissances et des compétences sont produites, partagées, objectivées dans des manières de faire reconnues et dans des outils. Rappelons d’abord que les connaissances partagées sont à la fois implicites et explicites. De la même manière que l’on parle du « curriculum caché » pour l’élève, il y a le curriculum caché de la vie en commun. Le fait de rendre partiellement explicites les savoirs, les savoir-faire, les savoir être que l’on partage, auxquels on croit, c’est le meilleur développement du « capital de compétences » de l’organisation.

Réaliser de telles productions communes requiert des « traducteurs » qui aident le groupe ou les individus à expliciter des choses et à les partager. Ils peuvent aussi faciliter l’appropriation de référentiels externes. On observe donc un jeu permanent, en boucle, du passage de l’implicite à l’explicite et vice versa. Certaines compétences dont on a maîtrisé les routines deviennent « instinctives » après un certain temps, elles deviennent incorporées, implicites. Mais à ce moment là, la spirale continue, on construit de nouvelles choses à partir de là, on doit réexpliquer le processus aux nouveaux membres, relancer des membres fatigués, et tout cela nécessite un travail permanent d’ »accouchement » et de traduction de la part de ceux qui accompagnent le groupe. La spirale n’est jamais terminée, parfois d’ailleurs on retourne en arrière reprendre – toujours un peu différemment- des éléments qu’on croyait stabilisés. Cela nécessite cette grande patience de traduction, d’explicitation de points de vue. Cela peut être le travail de plusieurs, mais un responsable d’organisation y joue un rôle spécifique.

Notons que le but n’est pas d’arriver à un point de vue unique, harmonisé et harmonieux, mais d’arriver à des positions soit communes, soit partiellement différentes mais explicitées, parlées, reconnues, dans le respect du voisin qui partage une autre position. Un tel compromis négocié demande du temps, des étapes, une régulation du travail : cela n’est pas donné, c’est un construit, même lorsque les participants partagent la plus haute compétence et la plus haute conviction. Où que l’on soit, on ne peut faire l’économie de recontextualiser, à chaque fois, là où on est, la manière dont on s’approprie les choses (et même ce sur quoi on est d’accord).

5. L’apprentissage organisationnel se traduit dans des traces collectives des savoirs et des savoir-faire accumulés, et dans la constitution d’une mémoire

L’apprentissage organisationnel se traduit dans des traces collectives et la constitution d’une mémoire de l’organisation. J’ai évoqué largement cette production de connaissances dans la présentation des principes précédents. S’il n’y a pas de trace collective des objets, des gestes, des manières de faire, des savoirs, des représentations et des croyances, l’action risque d’être aussi volatile que l’émotion ou la parole du moment.

Comment réaliser ce travail de mémoire, de construction d’outils ? Les traces sont diversifiées et s’inscrivent dans des objets, des techniques, des dispositifs développés dans l’organisation : c’est une première couche de mémoire active pour les personnes et les sous-groupes de l’organisation. D’autres traces se manifestent dans les discours à travers des concepts produits, des images, des histoires, des principes auxquels les personnes se réfèrent dans leurs pratiques et leurs manières d’entrer en relation.

Il s’agit tout autant d’un résultat spontané que le fruit d’une programmation : en effet l’apprentissage collectif ne se planifie pas, il se donne à voir au cours du chemin. Cependant le travail collectif peut être facilité par la gestion et la régulation organisationnelles réalisées par la direction. Cette dernière met en place une « gestion des connaissances » de nature à favoriser la continuité du processus d’apprentissage organisationnel, son extension à l’ensemble de l’organisation et aux nouveaux collaborateurs et elle veille à la visibilité et à la facilité d’utilisation de ces savoirs et de ces savoir-faire.

6. L’apprentissage organisationnel implique des dispositifs de projets et de réseaux

Lorsqu’il y a apprentissage organisationnel, on observe que des groupes ont travaillé avec une certaine autonomie, de manière participative, à travers des dispositifs appelés par certains auteurs « adhocratiques » (l’origine vient du mot latin ad hoc, repris dans la langue anglaise et signifiant, dans la situation qui nous concerne, des groupes de problèmes ou de projets sur mesure).

Les mises à plat, les constructions d’outil évoquées précédemment nécessitent des dispositifs participatifs et des mises en réseaux de compétences. Le management participatif ne consiste pas à développer l’idéologie « Participons, ce sera bien de toute manière ». Un management participatif productif nécessite une gestion rigoureuse, organisée, coordonnée : rapports de réunion, rappels, mises en priorités… Il nécessite également une flexibilité dans le management, face à l’évolution du projet qui ne répond jamais parfaitement au plan prévu. Un tel processus nécessite enfin de soutenir les participants de manière à donner une place à tous. Tout cela conduit à mettre en évidence l’importance d’une formation des acteurs au pilotage, de même que des méthodologies et des ressources spécifiques. J’évoquais plus haut les gestions de conflits, les négociations : pour tout cela une formation peut être nécessaire. Ce processus adhocratique ou de projet est donc coûteux à de nombreux point de vue, car il nécessite une implication intellectuelle, relationnelle, émotionnelle, mais cet investissement peut apporter par la suite les plus grands bénéfices à l’organisation.

Dernière remarque sur les dispositifs participatifs. Il est capital pour être efficace qu’un dispositif participatif traite une question concrète : Que vise-t-on ? A travers quelles compétences ? De quelle manière ? Dans quel délai ? Si ce n’est pas le cas, l’implication des participants se dissoudra après quelques essais.

7. L’apprentissage organisationnel implique des déstabilisations et des reconstructions

Avant-dernier principe, en filigrane des autres : cet apprentissage au niveau d’une communauté de professionnels requiert des déstabilisations, donc l’acceptation d’incertitudes, voire de désordres, afin de reconstruire de nouvelles formes d’organisation et d’action en commun. Cette déconstruction peut être considérée comme une menace de l’ordre établi au sein de l’organisation, comme une critique plus ou moins explicite de l’ordre ancien et des habitudes ancrées. Cela conduit alors à des tensions qui touchent les personnes (certains partisans de l’ordre ancien, d’autres partisans de la nouvelle expérience), bousculent les habitudes et obligent à faire des choix. La gestion de compétences nouvelles se réalise dans une dialectique de changement et de stabilité, un souci d’articuler le nouveau à ce qui était précédemment réalisé. Cette dialectique requiert aussi un mode d’accompagnement précis, sachant qu’à certains moments des choix seront à faire en fonction de nouvelles priorités, accompagnées de deuils relatifs à des conforts anciens. Il y a toujours des gains et des pertes lorsque les choses changent.

8. L’analyse organisationnelle nécessite une « gestion inspirée » des processus d’action et de réflexion collective

Au début de cet article nous avons souligné qu’un apprentissage organisationnel durable est lié à un processus à la fois collectif et organisé. L’aspect organisé concerne directement les modes de gestion et de leadership de la direction, en lien avec ceux qui ont mandaté celle-ci.

Le développement de pratiques collectives est en effet conditionné par la vision pédagogique et éducative à laquelle les membres de l’organisation peuvent adhérer et son inscription dans le projet institutionnel. Elle est conditionnée également par la stabilité d’un groupe de professionnels aux compétences suffisamment diversifiées et par l’instauration d’un climat de sécurité et de protection suffisantes des personnes, qui permette une expression directe et franche des problèmes éducatifs et pédagogiques rencontrés dans les pratiques quotidiennes. Elle est conditionnée par l’organisation de moments d’évaluation du travail de collaboration, la mobilisation de ressources diverses et la saisie d’opportunités de l’environnement…

Par ailleurs, ces directions contribuent à collationner et à structurer, en les inscrivant dans la dynamique des missions et des projets, les informations produites à l’occasion des activités collectives (projets, documents pédagogiques, ateliers…) et de les rendre disponibles à travers des dispositifs structurés.

Ce qui est frappant chez les directions d’organisations apprenantes effectives, c’est la présence d’un double mouvement d’inspiration (vision pédagogique et éducative qui donne sens et qui cadre un travail de collaboration) et de gestion (gestion active des conditions de cette collaboration et soutien au climat de confiance) qui paraît constituer une condition quasi nécessaire à l’émergence, au développement et au maintien d’un réseau de compétences et d’un processus d’apprentissage organisationnel.

Conclusions

Pour terminer, il convient de souligner l’importance de ce management « au niveau moyen » qui n’est pas le macro-système de la société ou de l’État mais qui, situé au niveau du méso-système de l’établissement, recadre et coordonne l’activité des professionnels de terrain. Ce management intermédiaire est celui qui nécessite spécifiquement des compétences de « traduction ». C’est celui qui en permanence, relie le pourquoi et le comment, et prend des risques. Il correspond à un certain type de profil « inspiré » : il communique, rappelle les priorités et le sens, stimule intellectuellement, protège aussi les ressources accordées en référence aux choix réalisés, et ce même si et surtout si les moyens matériels sont limités.

Ce cadre intermédiaire accompagnant la mise sur pied, le développement et la gestion des compétences doit être lui-même au clair avec ses propres choix. On ne peut pas diriger sans se dire : Et moi-même là dedans qu’est-ce que je veux ? Qu’est ce que je vise ? Où est ce que je me situe ? Parce que, dans la mesure où j’accompagne efficacement le changement dans les groupes, c’est que j’ai aussi travaillé le changement par rapport à moi-même et aux collègues. Vous me direz peut-être : « C’est un métier impossible ! ». C’est sans nul doute un métier complexe, mais cette complexité est du même ordre que celle des compétences. La prise en compte de la complexité et la compréhension systémique ne se développent certainement pas (uniquement) par des cours et des conférences, mais surtout par des compagnonnages, des partages de pratiques, des supervisions. Notons aussi que, pour qu’un cadre intermédiaire dispose de la marge de liberté nécessaire pour agir de cette manière, un tel rôle doit être accepté et reconnu par les instances dont il dépend, autrement dit il est nécessaire que le cadre intermédiaire soit au clair avec son rôle et sa mission. Notons d’ailleurs dans ce contexte que la situation d’un dirigeant intermédiaire à qui ses instances « laissent tous les pouvoirs » peut poser autant problème que la situation dans laquelle ses instances ne lui laissent pas de liberté d’action.

Pour terminer, rompons une lance relative aux besoins impérieux de formation des cadres dirigeants. Une telle formation nécessite du temps et des dispositifs appropriés : pédagogie active et pour adultes, formation avec les pairs, travail en groupes, réflexivité… Soulignons aussi que la question se pose à l’identique pour la formation des accompagnateurs, des intervenants, des inspecteurs, et des membres de conseils d’administration.

Références

[1]Institut de pédagogie universitaire et des multimédias (IPM) et Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l’Éducation et la Formation (GIRSEF) de l’UCL

[2] Une première version de l’article a paru dans les Actes des Journées partenariales DGCD de septembre 2006 « L’apprentissage par compétences et l’intégration des programmes verticaux dans la formation en santé ». Because Health, Nesi, Are |a| Santé.

[3] Selon un article de la revue Trends Tendances du 21 novembre 2006 (interview de N. Delobbe).

[4] Les données sur lesquelles se fondent cet article proviennent du projet de recherche intitulé « Savoirs partagés, compétences collectives, réseaux internes et externes aux établissements scolaires et leur gestion au niveau local » financé par la Communauté française (Belgique), N° 109, Vous pourrez lire une analyse des huit principes plus développée sur le plan théorique dans le chapitre 4 de l’ouvrage Travailler ensemble dans les établissements scolaires et de formation : processus, stratégies et paradoxes à paraître chez De Boeck en 2010. Ce chapitre, au nom de M. Bonami, C. Letor et M. Garant s’intitule « Vers une modélisation des processus d’apprentissage organisationnel à la lumière de trois situations scolaires hors normes ».

[5] Alter (2002), Argyris & Schön (2002), Callon (1986), Nonaka & Takeuchi (1997).

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