Une démarche appropriative
La méthode de l’analyse de cas (que nous avons appelés « cas-illustrations ») se révèle très efficace, tant sur le plan de l’implication des participants dans la formation que sur celui des résultats produits.
Les participants à une démarche d’analyse de cas se souviennent sans doute mieux des notions apprises dans la mesure où ils ont pu les mobiliser dans des problèmes concrets.
Par définition, les problèmes analysés dans la méthode des cas renvoient à la vie réelle. Le savoir apparaît donc opérationnel, très différent de celui mobilisé dans des exercices scolaires formels. Le travail demandé aux participants leur apparaît plus concret et le savoir manipulé, vraiment utile. Parce que le public a l’impression de voir à quoi sert ce qu’on lui apprend, sa motivation est généralement plus grande que dans une démarche d’apprentissage classique.
Servant à comprendre et à interpréter la réalité sociale, les notions utilisées sont manipulées, triturées, adaptées à la situation analysée. Dès lors, elles s’enrichissent de matériaux issus de cette réalité et prennent consistance. Les participants dépassent donc la compréhension intuitive. Ils s’approprient le savoir relatif au sujet, ici l’action de solidarité, ce qui s’avère la première condition pour pouvoir ensuite mobiliser ce savoir dans d’autres circonstances.
Une démarche « impliquante »
Toujours parce que le cas présente une situation réelle, les participants peuvent se représenter concrètement les acteurs et se positionner face à eux. Il y aura donc un investissement affectif, celui-ci pouvant osciller entre deux pôles extrêmes : d’un côté, l’identification à un acteur et de l’autre, son rejet.
Par son investissement affectif, le participant s’implique, se mouille, pourrait-on dire. De la sorte, il parle de lui, il exprime son rapport personnel à la question. Il est amené à donner des explications de sa vision des choses, à justifier son point de vue. Plus encore, en fonction du degré d’implication, il s’engage personnellement face à l’enjeu de la problématique. Il dévoile ainsi ses propres valeurs, interpellées par la situation.
Cette implication offre un avantage certain : celui de la motivation. Mais elle présente aussi un risque : le manque d’objectivité dans l’analyse. L’analyse, comme tout travail intellectuel, demande une certaine prise de distance vis-à-vis de l’objet étudié. Au formateur donc d’inviter les participants à faire preuve de rigueur dans le raisonnement, entre autres en leur demandant d’expliciter et d’argumenter leurs constats et leurs prises de positions.
Par contre, un retour ultérieur sur l’implication personnelle des participants peut être un bon point de départ pour réfléchir avec eux sur les valeurs qui les poussent à s’indigner et à prendre des initiatives pour collaborer à une action de solidarité.
Une réflexion en groupe
La démarche de l’analyse de cas s’effectue en groupe. Si les techniques efficaces du travail de groupe sont mobilisées, l’analyse est généralement meilleure que si chacun avait dû travailler seul. Et le produit final est plus riche. Voici quelques raisons permettant d’expliquer ce constat.
- Le groupe augmente le nombre de points de vue sur un même problème. Il permet de considérer une situation sous différents angles.
- Quand les participants confrontent leur façon de voir les choses, ils sont amenés à affiner leur propre point de vue et à l’argumenter.
- Le souci de comprendre d’autres points de vue sur le problème que le sien conduit à poser des questions de compréhension. Les réponses apportées favorisent une saisie plus fine de l’analyse.
La méthode des cas permet donc une analyse approfondie et nuancée d’une problématique.
Le fait de travailler en équipe a également un effet stimulant et entraînant sur l’implication des participants. Une émulation entre participants peut favoriser la créativité dans la recherche d’idées, chacun prenant plaisir à partager de nouvelles idées, à apporter sa contribution à la résolution d’un problème, à se sentir complice pour coproduire.
Si le climat est détendu et la confiance de mise, si l’analyse est perçue comme une recherche tâtonnante de solutions et si la conviction existe qu’on n’arrive pas à voir clair du premier coup, alors les participants accepteront de formuler des propositions embryonnaires, voire d’avancer une idée qui se révélera peut-être être une erreur. Il n’y aura pas de jugement. Cette manière d’avancer augmente les matériaux de l’étude. Ceux-ci peuvent alors être repris, précisés et critiqués et ainsi, venir enrichir l’analyse.
De la sensibilisation à la conscientisation
La démarche de l’analyse de cas permet-elle de passer de l’objectif de la sensibilisation à un enjeu social à l’objectif de la conscientisation suscitant le désir d’agir ? Rappelons que la différence entre ces deux niveaux de compréhension de la réalité sociale (sensibilisation – conscientisation) réside dans le fait que dans la conscientisation, le décodage d’une réalité sociale, non seulement suscite une interpellation sur le plan éthique, mais qu’il vise en outre à amener les participants à s’impliquer dans une action concrète de transformation de la situation qui a été jugée inacceptable.
Nous supposons que l’analyse de cas d’actions solidaires a permis la sensibilisation à la solidarité. Les participants ont ainsi saisi en profondeur ce qu’être solidaire veut dire et ce que cela implique de la part de ceux qui veulent agir de cette manière.
Il ne suffit pas d’être intellectuellement au clair avec la notion de solidarité, ni même d’être sensibilisé à l’engagement qu’elle implique. Il faut encore prendre la décision personnelle de s’engager concrètement. Qu’est-ce qui permettrait alors de franchir l’étape suivante, conduisant les participants à décider d’être solidaires en pratique. Nous voyons trois facteurs favorisant le passage à une action concrète.
Tout d’abord, l’engagement solidaire est issu de l’éthique. Ensuite il se traduit dans des stratégies et des pratiques sociales qui se veulent efficaces. Enfin, cet engagement dans une action concrète transforme au passage la personnalité des acteurs. Cette formulation synthétique des conditions de l’engagement solidaire nous conduit à identifier trois nouvelles dimensions, complémentaires à la compréhension intellectuelle de la situation à transformer. Ces dimensions sont autant d’objectifs à inscrire dans un programme éducatif.
La première de ces dimensions est celle de l’éthique. Elle est incontournable. Sans une indignation, rappelons-le, il n’y aura pas de révolte pour s’insurger contre une situation injuste. A la base du sentiment d’indignation, se cache l’intime conviction de l’existence de la justice. L’indignation répond à l’ancrage de la conception de la justice dans la conscience. Pour le formateur, la question devient donc : comment faire naître le sens de la justice chez les individus et, plus spécialement, chez les jeunes ? Cette construction du sens de la justice nous introduit dans la problématique de l’éducation aux valeurs. Sans aucun doute, il s’agit là d’un domaine important de l’action éducative sur lequel il faudrait s’arrêter plus longuement[1].
La seconde dimension est celle de l’action efficace. Nous disposons d’une méthodologie qui a fait ses preuves pour s’exercer à élaborer des stratégies en vue d’obtenir des résultats. Il s’agit de la pédagogie du projet. Nous avons eu l’occasion de développer largement cette pédagogie dans d’autres publications[2]. La réalisation de projets (qui couvrent un éventail d’actions plus large que les seules actions de solidarité) apparaît comme un moyen pertinent de formation à l’action efficace. Pour cela, les démarches de projet s’accompagneront d’une réflexion sur la manière dont elles ont été conduites et sur les facteurs de leur réussite[3]. Cette modélisation des conditions de l’action efficace permet alors le transfert des comportements adéquats à la poursuite d’autres objectifs, dans d’autres contextes[4].
Enfin, l’engagement dans l’action solidaire requiert une force de caractère. En effet, cet engagement est coûteux psychologiquement et peut forcer l’acteur à entrer dans un conflit qu’il aurait préféré éviter. C’est pourquoi, la solidarité est plus facile à pratiquer pour celui qui dispose d’une personnalité bien trempée. Dans ce registre de la psychologie, on parle de compétences socio-affectives ou d’intelligence émotionnelle[5]. Que recouvrent ces notions ? Il s’agit de maîtriser un certain nombre de compétences touchant les ressorts psychologiques de la personne comme gérer ses émotions, avoir confiance en soi, s’auto-évaluer, faire preuve d’initiative et de persévérance, etc. Cette dimension ouvre, elle aussi, sur tout un programme de formation. L’éducation socio-affective, voilà un troisième registre trop souvent négligé sur lequel il est impératif de se pencher si l’on veut former l’acteur social[6].
Des prolongements formatifs à l’analyse de cas
L’action de sensibilisation à la solidarité, à travers la démarche de l’analyse de cas, peut être prolongée par un questionnement sur l’engagement éventuel des participants dans des actions concrètes. La réflexion en groupe sur le choix de l’engagement peut être poursuivie à travers les questions suivantes :
- Pouvez-vous donner des exemples de situations inacceptables qui méritent qu’on s’engage pour les transformer ? Pourquoi ?
- A partir d’une situation révoltante, partagée par tous, pouvez-vous imaginer des actions de solidarité. Lesquelles ? Menées par qui ? Qu’est-ce que cette implication entrainerait pour les différents acteurs ? Pouvez-vous en faire un récit, sous forme de reportage, par exemple ?
La réflexion de groupe vise à amener les participants à s’imaginer s’impliquer eux-mêmes personnellement dans une action précise et de le faire en toute lucidité, grâce, entre autre à une connaissance de ce que cet engagement implique. Cette lucidité a été accrue par la démarche de l’analyse de cas.
Si le formateur se trouve dans des conditions qui le lui permettent (temps disponible, caractéristiques du public et du groupe, opportunités de partenariat, etc.,), il peut comme dernière étape du parcours inviter le groupe à entreprendre ensemble un réel projet de solidarité. Ainsi, les participants sont-ils conduits à faire l’expérience de l’action solidaire « pour de vrai ». Si cette expérimentation en situation réelle est menée à terme et si elle est réfléchie en cours de route et à la fin du processus pour examiner comment elle serait transposable à d’autres situations, il s’agit alors de la forme la plus accomplie de la formation à l’action solidaire.
Notes
[1] Le thème de l’éducation aux valeurs est abordé dans notre ouvrage La mutation de l’école secondaire. Questions de sens. Propositions d’action, Bruxelles, Éditions Couleur livres, 2011, p. 88-90.
[2] Voir, par exemple, Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Lyon, Chronique sociale, 2004.
[3] Dans le langage de la didactique, il s’agit de construire une « métacognition ».
[4] Sur le transfert d’une modélisation, voir l’article de Tilman F., Des compétences transversales. Résumé de la méthode, Le GRAIN asbl, juillet 2006.
[5] Voir la présentation de la notion d’intelligence émotionnelle sur wikipedia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Intelligence_%C3%A9motionnelle).
[6] Le thème de l’éducation socio-affective est abordé dans notre ouvrage La mutation de l’école secondaire…, op.cit, p. 85-88.