Le concept d’empowerment est-il synonyme d’émancipation, telle que nous la concevons au sein de l’association Le GRAIN ? Il semble que oui, mais seulement si l’on considère le modèle radical de l’empowerment. Qu’en est-il alors des trois autres modèles (social-libéral, néolibéral et managérial), que nous avons dégagés dans un premier article intitulé « L’empowerment : de quoi s’agit-il ? »[1].
L’émancipation pour Le GRAIN
Rappelons la conception de l’émancipation que nous avons développée ailleurs[2]. L’émancipation peut être définie comme la sortie ou l’affranchissement d’une tutelle. De manière plus précise, il s’agit de se libérer d’une autorité, d’un pouvoir. Ce qui est visé, c’est l’accès des individus et des groupes sociaux dominés au pouvoir et à l’autonomie d’action.
Autrement dit, s’émanciper, c’est, en coopération avec les autres :
- avoir une emprise plus grande sur son environnement économique et social ;
- pouvoir agir collectivement sur cet environnement ;
- pouvoir modifier les rapports sociaux de domination dans un sens plus équitable.
L’émancipation implique nécessairement de transformer les institutions et tend le plus souvent à se traduire dans des formes d’organisation autogestionnaires.
L’action pédagogique qui résulte de cette conception de l’émancipation vise à modifier les représentations des individus dominés, selon quatre axes.
- Leurs représentations de l’avenir : les personnes doivent oser se donner un avenir et penser que leur condition actuelle n’est pas inéluctable.
- Leurs représentations des logiques sociales qui expliquent le pourquoi de leur condition : les personnes doivent maîtriser des outils et grilles d’analyse de la réalité sociale.
- Les représentations de soi, de ses capacités, de ses compétences, de ses potentialités :les personnes doivent gagnerune confiance en soi, moteur pour l’action.
- Les représentations de la vie de groupe et de la dimension collective : les personnes doivent percevoir et expérimenter le groupe et le collectif comme enrichissement relationnel et force d’action.
En somme, il s’agit pour les personnes dominées de se construire une nouvelle identité et de développer les capacités requises pour pouvoir mener des projets. Il s’agit pour elles de prendre conscience en même temps de leurs capacités et de leur connaissance du terrain pour développer des solutions créatives.
Le modèle radical de l’empowerment ne dit pas autre chose.
Similitudes entre l’émancipation et l’empowerment radical
Dans les deux approches, celle de l’émancipation et celle de l’empowerment sous sa forme radicale, nous trouvons la dimension de la domination. La domination désigne le pouvoir qu’exerce une personne ou un groupe social sur une autre personne ou un autre groupe social. Il y a domination quand un acteur en position de force prend une décision contraire aux intérêts d’un autre acteur. C’est la forme la plus visible de la domination.
La domination peut être cumulative : certaines personnes pouvant être doublement dominées, sous des formes différentes. C’est le cas, par exemple, des femmes qui peuvent être dominées en tant que travailleuses ou « pauvres » dans la sphère économique et simultanément en tant que femmes dans la sphère domestique.
On peut considérer qu’il y a aussi domination quand un problème concernant une population donnée n’est pas pris en compte, voire ne peut même pas être posé. Autrement dit, il peut exister des conflits d’intérêts cachés, occultés. C’est pourquoi l’émancipation et la domination sont associées à la notion d’aliénation.
L’aliénation désigne le fait de ne pas pouvoir penser par soi-même, autrement dit le fait de penser comme un autre. La personne aliénée est amenée à lire la réalité à travers les grilles de lecture qu’elle a intériorisées sans même s’en rendre compte, à accepter les explications toutes faites, à s’en remettre les yeux fermés aux spécialistes ou aux autorités pour interpréter et résoudre les problèmes concrets de sa propre vie. Il en résulte une résignation des groupes dominés qui se construisent des systèmes de représentation de la réalité considérant les injustices comme appartenant à l’ordre des choses et comme les contraignant à s’y accommoder au moindre coût ou à s’en soustraire quand c’est possible.
Cette approche de l’aliénation est analogue à celle de l’oppression développée par le modèle radical de l’empowerment. Selon ce dernier, l’oppression est rendue possible parce que les populations ont intériorisé les mécanismes qui les oppressent.
A cause d’une « internalisation » des formes de pouvoir, il est indispensable de libérer la pensée, de permettre aux opprimés de penser par eux-mêmes, à travers des démarches de conscientisation.
Dans sa version radicale, l’empowerment se définit comme un processus par lequel les personnes, les organisations et les communautés acquièrent le contrôle des événements qui les concernent[3]. Il aboutit à des formes d’auto-organisation en vue d’affronter le conflit. La dimension autogestionnaire de l’action émancipatrice rejoint la dimension d’auto-organisation promue par l’empowerment, en réponse à la domination ou à l’oppression.
Tout comme le courant autogestionnaire associé à l’émancipation, le courant radical de l’empowerment encourage la prise en main par les opprimés eux-mêmes de petites structures qui répondent à des besoins définis par eux. Ces initiatives, qui ne sont pas toujours faciles à mettre en place et qui présentent des limites, constituent néanmoins des actions au fort pouvoir de valorisation et d’affirmation de soi.
Autre trait commun avec l’action émancipatrice : le développement de l’empowerment chez les individus et les groupes ou communautés ne peut se réaliser sans l’aide d’un intervenant extérieur. Dans les deux approches, le rôle de l’intervenant est de créer, sur le terrain, les conditions susceptibles de favoriser l’atteinte d’objectifs jugés importants par la personne ou la collectivité en situation de difficulté. Il travaille aussi à ce que le groupe puisse progressivement devenir un groupe-sujet, c’est-à-dire un groupe capable d’élaborer et de mener à bien des projets. Lorsque l’intervenant a conduit le groupe à un stade d’autonomie suffisant, il peut se retirer.
Certains intervenants (parfois appelés « organisers » dans le cadre d’une démarche d’empowerment) privilégient le mot « éducation » au mot empowerment pour désigner l’accouchement d’un potentiel d’action personnel et collectif. Les problèmes sont vus comme des opportunités pour développer des compétences. Il ne s’agit pas seulement de faire participer à un processus décisionnel des personnes qui en étaient exclues, mais également d’amener celles-ci à se percevoir comme étant capables et ayant le droit d’occuper cet espace décisionnel. Notre conception de la pédagogie émancipatrice ne dit pas autre chose.
Les dérives de l’empowerment
Si on peut considérer que l’émancipation et l’empowerment dans son approche radicale apparaissent équivalents, les nombreuses pratiques actuelles qui se revendiquent de l’empowerment ne relèvent cependant pas majoritairement de ce modèle.
La dérive consiste à adopter une autre lecture des rapports de pouvoir. Pour les radicaux, en effet, il n’est de véritable empowerment que porteur d’une contestation fondamentale du système capitaliste, cherchant à remettre en cause les rapports sociaux, raciaux et de genre, générateurs d‘inégalités structurelles. L’empowerment sous sa forme radicale ne peut se limiter à une simple participation ou à des interpellations, voire à quelques initiatives locales soutenues par des politiques sociales. Il doit embrayer sur des transformations institutionnelles profondes et durables. Force est de constater que la majorité des démarches de l’empowerment appliquées chez nous aujourd’hui ne relèvent pas de la forme radicale. Elles peuvent être rattachées à l’une de des trois autres formes (sociale-libérale, néolibérale et managériale). Dans leur cas, il ne s’agit pas d’un pouvoir pris ou conquis par les intéressés, mais plutôt d’un pouvoir octroyé ou imposé par le système en place.
Responsabilisation, participation et interpellation
Dans un grand nombre de cas, en particulier dans les pays anglo-saxons, les politiques d’empowerment s’inscrivent dans une perspective libérale appliquée aux politiques sociales. Elles s’appuient alors sur trois principes : responsabilisation, participation, interpellation.
Les politiques d’« activation » des chômeurs adoptées chez nous par certains services sociaux de l’État dont le Forem et les CPAS, reposent sur le principe de responsabilisation: l’individu doit se prendre en main et devenir capable de saisir les opportunités que le système, non contesté, met à sa disposition. Les intervenants sociaux ont pour mission de développer les compétences requises par cette responsabilisation. La philosophie sous-jacente affirme que l’individu est l’entrepreneur de sa vie, sur le modèle de l’homo economicus dont les compétences, telles la rationalité et l’esprit d’initiative, sont désormais étendues à toutes les dimensions de son existence. Cette grille de lecture correspond au modèle néolibéral de l’empowerment. Elle postule que, si certains individus ne veulent pas passer à l’action ou s’engagent sans conviction dans des démarches censées les faire sortir de leurs difficultés et ce, malgré le soutien apporté par une politique sociale d’accompagnement, ils sont alors entièrement responsables de leur condition précaire et n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Cette conception nous semble prendre le chemin inverse de celui de l’émancipation. La culpabilisation subjective, loin d’affranchir la personne fragile socialement, occulte les rapports de domination objectifs qui la fragilisent et ont des causes structurelles. Ce faisant, elle renforce les mécanismes de l’injustice en les « internalisant ».
Le Royaume-Uni développe une politique de responsabilisation en l’appliquant cette fois aux communautés locales appelées à faire preuve de créativité et d’initiative. Le cas britannique est pris comme modèle par les autorités belges (tant sur le plan fédéral que régional) pour inspirer certaines politiques sociales. Ce modèle correspond à la version sociale-libérale de l’empowerment. Il est présenté comme un progrès de la démocratie. La pratique dominante consiste à créer des lieux de rencontre, de discussion, de réflexion, rassemblant des citoyens et des responsables politiques, afin de chercher collectivement des solutions aux problèmes que connaît la communauté locale et d’interpeller les autorités.
S’agit-il là d’un véritable accroissement de pouvoir des personnes dominées ? On peut en douter. En effet, très souvent, les personnes qui jouent le jeu de la participation locale sont celles qui disposent déjà d’un pouvoir d’action au sein de leur communauté. Par ailleurs, ces formes de participation ou d’interpellation institutionnalisées produisent des relations plus consensuelles que conflictuelles. Lorsque de telles instances locales disposent d’une reconnaissance officielle, le pouvoir d’expression, d’analyse et de contestation s’avère limité. C’est l’institution qui fixe l’ordre du jour et l’agenda. Et il revient à l’intervenant extérieur (le plus souvent un travailleur social engagé par les pouvoirs publics) de réguler les débats de telle sorte qu’ils puissent déboucher sur des formes de revendications compatibles avec les canaux formels prévus par les autorités. Autrement dit, les appels à la participation venus d’en haut, qui escamotent le travail d’autoanalyse des formes d’oppression vécues par un ensemble de personnes en difficulté, ne peuvent être réellement libérateurs, malgré l’apparence d’un surcroît de démocratie dont ils se parent.
Selon la grille de lecture sociale-libérale, la finalité de l’action publique est de corriger les dysfonctionnements sociaux qui empêchent le plein usage des droits des individus et de compenser les effets pervers du marché. Cette perspective conduit les pouvoirs publics à encourager différentes formes collectives de participation.
Gestion libérale des injustices
L’orientation politique libérale qui encourage l’autonomie et la responsabilisation des individus et/ou des communautés locales s’appuie sur un travail théorique préalable d’interprétation de la réalité dont la portée ne peut être sous-estimée.
Cette lecture postule que les citoyens sont des experts de leur vie quotidienne et qu’ils sont donc qualifiés pour résoudre les problèmes qui leur sont spécifiques. Face à ces problèmes, une approche individuelle (néo-libérale) de l’empowerment conduit les pouvoirs publics à créer des dispositifs de formation, de soutien et d’accompagnement en vue d’ « activer » la personne en difficulté, autrement dit de la stimuler à tirer parti des opportunités pour reprendre elle-même sa vie en main.
L’orientation politique libérale sous-jacente à nombre de pratiques d’empowerment procède aussi d’une lecture très localisée des problèmes (tel quartier, telle communauté). Face à ces problèmes, une approche communautaire (sociale-libérale) de l’empowerment conduit les pouvoirs publics à mettre en place des instances locales de collaboration entre les autorités et certains membres de la communauté. Dans ce cadre, les autorités admettent d’être interpellées et acceptent de prendre en considération les mesures que les instances locales auront proposées. Mais ce sont ces dernières qui doivent trouver les solutions à leurs problèmes, avec l’aide d’intervenants spécialement formés. Les personnes, les citoyens sont donc coresponsables (avec l’État), voire tout simplement responsables de leur situation, en vertu du principe affirmant que celui qui gagne en autonomie d’action et en pouvoir doit assumer la responsabilité qui va de pair.
On voit le chemin théorique parcouru depuis les premières formes historiques d’empowerment qui étaient conçues selon le modèle radical. Dans les versions sociales-libérale et néolibérale, le concept de domination (et d’oppression) est passé à la trappe. Il est remplacé par celui de responsabilisation. L’octroi de ce gain d’autonomie, cette responsabilisation venue d’en haut, bien que se présentant sous un jour progressiste, opère en réalité un retournement de la situation par lequel la victime est transformée en coupable ! Censé s’opposer à une conception méprisante des publics en difficulté qui considère ceux-ci comme frappés de passivité et de défaitisme, l’empowerment de la responsabilisation prétend promouvoir, au contraire, une haute idée de chaque individu ou groupe, potentiellement plein de ressources qu’il faut stimuler. Par conséquent, les politiques sociales sont chargées de créer les conditions permettant de mobiliser ce potentiel en vue de la résolution des problèmes rencontrés, soit à l’échelle de l’individu, soit à l’échelle du groupe local. Ce faisant, le citoyen se retrouve en quelque sorte en position de « porter assistance » à l’État lui-même pour la résolution de certains problèmes, sans avoir eu l’occasion d’en analyser les causes profondes.
La critique du fonctionnement des institutions ainsi que l’analyse des mécanismes structurels comme causes principales des situations injustes et inacceptables sont complètement absentes des grilles de lecture de la réalité sociale, dans les versions libérales de l’empowerment. Au Royaume-Uni, les néo-conservateurs ont perçu favorablement l’action des promoteurs de l’empowerment plaidant pour une société civile de plus en plus apte à décider pour elle-même et à se prendre en charge. Ils y ont vu une voie pour réduire l’intervention de l’État et les budgets publics dans le secteur social. En effet, nous l’avons dit, dans la perspective libérale, l’empowerment est promu comme un moyen « en or » pour corriger les défaillances du fonctionnement du système. Ce sont ces défaillances qui sont considérées comme les sources des injustices sociales, de la pauvreté, de la délinquance, du chômage, etc. Ce sont elles que l’empowerment peut contribuer à réparer en suscitant l’initiative et la mise en projet, par l’activation des individus et/ou par la mobilisation des communautés locales.
Le management participatif dans les entreprises
Si nous penchons à présent sur les démarches de management en entreprise qui se revendiquent de l’empowerment et que nous les comparons à la lutte contre l’oppression de l’empowerment radical, il paraît évident que l’on ne parle pas de la même chose.
L’empowerment dans le cadre de l’entreprise présente des analogies avec une pensée humaniste dont l’éthique considère le travailleur comme une personne et, à ce titre, lui reconnaît des responsabilités[4]. Ce mouvement s’inscrit aussi dans un courant plus large, celui du post-fordisme[5], dans lequel les principes d’autorité, de commandement, de hiérarchie ont été remis en question, au nom de l’efficacité. Il en résulte la nécessité de donner plus d’autonomie dans la réalisation du travail. Le principe est d’accorder aux personnels le plus de pouvoir possible sur leur activité professionnelle. L’empowerment est ici synonyme de délégation de responsabilité et de liberté dans la gestion des tâches. Cette approche serait une formule gagnant-gagnant. Pour le travailleur, le travail en deviendrait plus intéressant, plus riche et plus valorisant puisqu’il pourra tirer une fierté de réussir à résoudre des problèmes par lui-même. Pour l’entreprise, cette délégation de pouvoir favoriserait l’implication et stimulerait la motivation du travailleur puisque ce dernier accroîtra son investissement dans les tâches afin de se prouver à lui-même et à ses supérieurs qu’il est capable d’assumer des responsabilités et de réussir des tâches complexes.
Finalement, comme l’avancent les consultants qui poussent les entreprises à pratiquer le management par empowerment, c’est avant tout parce qu’il permet d’obtenir des meilleurs résultats, en termes d’amélioration de la qualité des prestations, de gains de productivité et, en fin de compte, d’accroissement des résultats financiers que l’autonomie est promue.
Le management par empowerment est le plus bel exemple d’un pouvoir octroyé. Nous sommes donc loin de l’émancipation. Car cette délégation de pouvoir contient un piège. Le discours apparemment libérateur cherchant à susciter chez le « collaborateur » l’initiative, la créativité, la réactivité, etc., est un discours paradoxal. D’abord, il s’agit d’une autonomie accordée dans les strictes limites d’un cadre déterminé par le management et non dans les zones voulues par les intéressés eux-mêmes. Ensuite, si tout le monde se félicitera des réussites engrangées, en cas d’échecs, la faute retombera sur les travailleurs, décrétés responsables.Si cette vison gestionnaire était cohérente, on pourrait au moins espérer que les travailleurs soient autant intéressés à la gestion des bénéfices générés par leurs efforts qu’aux pertes éventuelles.
Se mobiliser sous quel concept ?
Devant les multiples sens et pratiques de l’empowerment, face au détournement de la signification du mot devenu largement dépolitisé et réduit à sa dimension individuelle ou locale, faut-il encore utiliser le concept ? Ou vaut-il mieux l’abandonner au profit d’un autre, encore à forger ? Ou faut-il le réinvestir et lui redonner son sens premier ? Pour de nombreux chercheurs et acteurs de terrain, « il faut contester et résister à la manière dont le terme empowerment a été neutralisé et grossièrement détourné »[6]. A travers des luttes de résistance qui soient à la fois locales et globales, qui soient menées à la base et de manière collective, qui prennent appui sur une conscience critique et visent la transformation des rapports de pouvoir inégaux, qui s’inscrivent explicitement dans le sillage de l’empowerment radical, il semble possible de redonner à ce mot sa force mobilisatrice, sa visée contestatrice et sa signification fondatrice.
Après ce tour d’horizon des réalités couvertes par la notion d’empowerment, de son hétérogénéité et de son ambiguïté, nous pensons de notre côté qu’il vaut mieux réactiver plutôt la notion d’émancipation. Ce concept est inscrit depuis longtemps dans une histoire de la pensée politique en France et en Belgique[7]. Idéologiquement, il s’inscrit dans une tradition philosophique française, tandis que le concept d’empowerment est marqué par la philosophie politique anglo-saxonne. Héritage encore actif d’une tradition de lutte, l’émancipation apparaît, aujourd’hui encore, étroitement associée à la critique et à la contestation sociales. Certes, le terme d’émancipation, revenu dans l’air du temps, se voit à présent lui aussi récupéré par de nombreux acteurs sociaux qui qualifient de démarches émancipatrices toutes sortes d’initiatives associant peu ou prou des personnes ou des groupes à des prises de paroles, à des acquisitions de compétences ou à des projets. Et nous voyons poindre des dérives qui rappellent celles qu’a connues le terme empowerment, sans toutefois recouvrir un champ aussi hétérogène de pratiques. D’où l’importance de réaffirmer la radicalité de l’enjeu de l’émancipation et ses exigences méthodologiques[8] !
Observer que, sous une autre formulation, des actions libératrices empruntent un chemin comparable et poursuivent des enjeux similaires à ceux de l’émancipation nous semble déjà, en soi, une source d’encouragement. Cela signifie que dans d’autres lieux, d’autres acteurs sociaux ont de leur côté réalisé des analyses semblables aux nôtres et développé des stratégies collectives pour transformer des situations injustes. On se sent ainsi appartenir à une mouvance de changement à dimension internationale et à portée radicale.
En outre, la théorisation des pratiques de l’empowerment permet d’éclairer et d’enrichir les réflexions sur la conduite de l’émancipation. Parmi ces apports, citons, par exemple, l’identification des différentes formes de pouvoir, certains aspects méthodologiques dans la conduite de l’action, l’influence des succès même limités sur l’implication des intéressés ou encore le rôle des leaders locaux.
Il s’agit donc de garder une distance critique vis-à-vis du contexte d’application de l’empowerment tout autant que vis-à-vis de celui de la pédagogie émancipatrice. L’action libératrice n’est jamais pleinement satisfaisante, ni acquise définitivement. La lutte des idées n’est jamais gagnée et est à reprendre sans cesse. L’une tout autant que l’autre requièrent notre vigilance !
Bibliographie
(cf : Tilman, F., Grootaers, D., L’empowerment ! De quoi s’agit-il ?, Le Grain, septembre 2014.
L’approche de l’empowerment des femmes : un guide méthodologique, Commission Femmes et Développement, 2007, disponible sur http://diplomatie.belgium.be/fr/binaries/approche_empowerment_femmes_fr_tcm313-66870.pdf.
Les entreprises d’insertion au Québec. Une source d’empowerment/émancipation pour les jeunes Québécois sans emploi, Le Grain, 2013.
Bacqué M.-H., Biewener C., L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, 2013.
La notion d’: un analyseur des tensions idéologiques britanniques et des tâtonnements philosophiques français, http://polcomp.free.fr/textes/seance3_2_balazard_genestier.pdf.
Haute Performance, http://haute-performance.over-blog.com/article-35726958.html.
Calvès A.-E., « “Empowerment” : généalogie d’un concept-clé et du discours contemporain sur le développement », in Revue Tiers Monde, 2009/4, p. 735-748, disponible sur http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RTM_200_0735.
Galichet F., L’émancipation. Se libérer des dominations, Chronique Sociale, 2014.
Goure C., L’empowerment ou De l’art de travailler en équipe, http://perso.numericable.fr
Hofmann E., Comment évaluer l’empowerment des femmes défavorisées ? Éléments de réflexion à partir de projets de développement dans les pays du Sud, http://chaireunesco.u-bordeaux3.fr/IMG/pdf/empowerment2003.pdf.
Les basiques du management. Empowerment. Implication et responsabilisation, 2010, http://chohmann.free.fr/empowerment.htm.
L’Écho de la Bourse, 16 mai, 2002.
Jaoui H., Empowerment, http://www.gimca.net/gimcaphp/fra/pdf/empowerment.pdf.
Géographie, économie, société, 2006/1,8, p. 5-15.
Vers un empowerment à la franç? A propos du rapport Bacqué-Mechmache, publié dans www.laviedesidees.fr, le 12 novembre 2013.
Le Grain, Le Défi pédagogique. Construire une pédagogie populaire, Vie ouvrière/Les éditions ouvrières, 1985.
Lenoir F., Le temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique, Pluriel, 2013.
Molénat X., « Les logiques de l’empowerment », in Sciences Humaines, n°254, décembre 2013, p.33.
Spreitzer G.M., « Empowerment : clé du leadership », in Burel E., Le blog de Erwan Burel, Haute performance Professionnelle, http://haute-performance.over-blog.com/article-35726958.html.
Actes du 14e Colloque National de la Recherche en IUT, CD-ROM, Lyon, France: CNRIUT / Université de Lyon, 2008.
Références/Notes
[1] Grootaers D., Tilman F., L’empowerment ! De quoi s’agit-il ?, Le Grain ASBL, septembre 2014.
[2] Grootaers D., Tilman F., La pédagogie émancipatrice. L’utopie mise à l’épreuve, P.I.E-Peter Lang, 2002 ; Grootaers D., Tilman F., La pédagogie émancipatrice dans le cadre des formations d’insertion socioprofessionnelle (I). Définitions.
[3] Transformer le rapport de pouvoir ne signifie pas que l’on inverse la domination comme le schéma marxiste de la dictature du prolétariat le préconisait. Dans une vision pragmatique de la lutte sociale, à laquelle appartient l’empowerment, le « pouvoir sur » sa condition signifie que l’acteur concerné est en partie maître de la déterminer. En pratique, on aboutit à ce que certains sociologues ont appelé une « transaction », c’est-à-dire une situation issue d’un rapport de pouvoir entre acteurs aux intérêts divergents se traduisant dans une situation nouvelle dont les termes sont déterminés par les deux parties, suite à un conflit.
[4] Voir par exemple, « Entretien avec François Giraud », in Lenoir F., Le temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique, Pluriel, 2013, p. 165-182. Selon F. Giraud, il faut passer d’une logique de l’obéissance à une logique de la responsabilité. Mais si la responsabilisation des travailleurs et, son corollaire, la reconnaissance de leurs compétences et de leur droit d’avoir prise sur leur vie sont adoptées avant tout pour des raisons éthiques, elles remplissent aussi une fonction pratique. En effet, elles constituent une réponse opérationnelle à la complexification de la vie de l’entreprise et à son besoin permanent d’innovation. « Les acteurs en situation ne sont-ils pas les mieux placés pour répondre vite et de la manière la plus adaptée puisqu’ils sont en contact avec [ces] réalités » (p.170.).
[5] Le Fordisme, modèle d’organisation que l’on doit à Henry Ford, est basé sur une production standardisée de masse. En résumé, l’apport du fordisme consistait entre autres à diviser le travail en séparant conception et réalisation, à séquencer les tâches, et à faire travailler les ouvriers, très spécialisés, à la chaîne. Le modèle de Toyota peut quant à lui être qualifié de post-fordiste. L’ouvrier toyotiste est polyvalent, plus responsabilisé (notamment en terme de qualité) et l’organisation est tournée sur les besoins de plus en plus différenciés des consommateurs. Le contexte devenant plus concurrentiel, il s’agit alors de répondre à la demande avec plus de flexibilité en produisant « juste à temps », en réduisant au maximum les stocks (objectif zéro stock).
[6] Calvès A.-E., « “Empowerment” : généalogie d’un concept-clé et du discours contemporain sur le développement », in Revue Tiers Monde, 2009/4, p. 735-748, disponible sur http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RTM_200_0735.
[7] Voir un historique de la notion d’émancipation dans Galichet F., L’émancipation. Se libérer des dominations, Chronique Sociale, 2014, chapitre 1, p.10.
[8] Voir, entre autres, Le Grain, Le Défi pédagogique. Construire une pédagogie populaire, Vie ouvrière/Les éditions ouvrières, 1985.