Les déplacements massifs d’individus ont produit de l’imaginaire sur base d’informations partielles et parfois inexactes, souvent peu contextualisées en l’absence de grilles de lectures essentielles pour appréhender dans toute leur complexité les phénomènes migratoires contemporains. A défaut de vocables appropriés pour relater des réalités polysémiques, le vocabulaire journalistique, politique et populaire n’a eu de cesse de nommer l’humain en mouvement par des catégories simplificatrices telles les réfugiés, les demandeurs d’asile et les autres statuts dont les personnes elles-mêmes ne pouvaient se défendre. Nombre d’entre elles resteront par ailleurs ad vitam æternam « illégalisées »[2], contraintes à la marginalité et à la survie ; d’autres vivront successivement des périodes de régularité administrative et des périodes sans droits de séjour. Comme le souligne la juriste Claire Rodier (2016), « le discrédit a été jeté sur nombre de ces migrants, accusés d’être de ‘faux réfugiés’ et de détourner les procédures d’asile à des fins économiques ». De nombreux refus de protection subsidiaire ou de regroupement familial aux termes de la procédure d’asile demeurent fondés sur la traque aux supposés fraudeurs.[3] Le climat dans lequel se trouvent les personnes en attente d’un titre de séjour est donc excessivement anxiogène. Au-delà des expériences traumatiques vécues avant et/ou durant leurs chemins d’exil, ils déchantent rapidement face aux violences des « discours de la preuve » (Saglio-Yatzimirsky, 2018) incarnés sous forme de postures et d’interrogatoires adressés par les agents administratifs, au pouvoir quelquefois discrétionnaire[4], garants des options prises en matière de politiques migratoires. L’incertitude de pouvoir rester sur le territoire ou d’accueillir ses proches au terme de moult démarches, l’incapacité d’accumuler des moyens financiers durant cette période, ainsi que les difficultés liées à l’obtention de documents dans le pays d’origine – des frais à honorer – rendent les procédures alambiquées et interminables. En même temps, pour celles et ceux qui bénéficient d’un titre de séjour, les mécanismes de défense – le clivage du moi (Freud, 1938) qui ont rendu possibles les épreuves des routes l’exil – s’amoindrissent, les violences traumatiques resurgissent : troubles de la mémoire, reviviscences, bouffées d’angoisse, insomnies et cauchemars transforment le rêve européen en cauchemar éveillé. Les récits ethnographiés comme l’accompagnement des professionnels soignants révèlent des souffrances psychiques qui traversent les cliniques de l’exil. Entre les déracinements identitaires, les dislocations des familles, les violences de guerre et les désenchantements une fois arrivés en Europe, l’octroi de la protection internationale n’est pas une fin en soi, mais l’étape d’un parcours semé de pièges, d’hypocrisie et d’inhumanité.
Le filtre européen
Suite aux attentats du 11 septembre 2001, les Etats européens ont concentré leur attention sur les effets possibles d’une immigration massive et indomptable : « contrôle des frontières extérieures de l’UE et lutte contre l’immigration irrégulière sont devenus prioritaires » (Teule, 2012), influençant dès lors les législations nationales comme le droit européen. Les déplacements humains de 2015-2016 et les actions terroristes répétées sur le territoire européen, notamment celles de Paris et Bruxelles, ont eu pour effet le renforcement de mesures limitatives et une approche exclusivement répressive en matière de politique d’immigration. Les réponses comme les discours politiques ont tenté de répondre aux craintes des populations tout en les alimentant. Les associations entre migration et menace terroriste sont récurrentes. Ces amalgames n’ont eu de cesse d’alimenter les discours criminalisant et xénophobes, la rhétorique de la fermeté a inéluctablement impacté des choix politiques traduits sous forme d’accords internationaux, de directives européennes et de mesures prises au sein des états membres. Dans une Europe qui demeure inefficace à produire des réponses cohérentes en regard de ses valeurs prônées, entre autres dans le domaine des migrations humaines, les Etats membres voient croitre au fil des nouvelles élections des forces populistes. Elles promeuvent le repli aux frontières de l’inconnu, de la « mêmeté » – au sens de Ricœur (1990) – rassurante et immuable comme des formules simplificatrices faites d’amalgames, de propos courts et trop souvent erronés. Aujourd’hui, des politiciens partisans de discours oppressifs et discriminatoires, émis parfois en quelques mots, sous forme de tweets sans recul, fortifient les fantasmes citoyens par des discours-fiction. Leur contenu appelle à la crainte de l’altérité, incite aux replis émotionnels et identitaires. Alors que les migrations contemporaines demandent à être saisies dans toute leur complexité, tels les motivations et les parcours humains, toujours singuliers et faits de décisions comme de non-choix.
La focale sur les conséquences
L’augmentation des arrivées au sein de l’espace Schengen, liées notamment à l’effondrement de l’État libyen, a rapidement été désignée par le terme « crise » jusque-là principalement utilisé pour aborder les détériorations systémiques des pratiques bancaires ou boursières. S’agissant ici d’humains, elle fut nommée à tort : la « crise des migrants ». Un préjudice à l’égard des personnes en déplacement, trop souvent stigmatisées et dont les réalités restent profondément méconnues par celles et ceux qui organisaient leur sort. Une analyse inexacte, teintée d’hypocrisie qui s’est traduite en politiques d’apartheid menées pour endiguer les arrivées et la mise à l’écart de l’étranger. Pourtant, loin des discours, palabres infondées, les migrations vers l’Europe n’étaient pas si imprédictibles que relatées. La « crise des migrants » apparaissait dès lors comme une crise résultant d’une absence de politiques migratoires[5], marquée par une incapacité à anticiper les déplacements humains tout en produisant, pour reprendre les mots de Thomas Lacroix (2016), des « réactions hâtives, désordonnées et contradictoires » qui résultent de l’inaptitude des États membres à coordonner une politique migratoire et d’accueil qui soit à la fois efficiente et réfléchie. On se rappelle de décisions prises – lors de sommets précipités, suite aux assauts terroristes dans plusieurs villes européennes, ou encore après la diffusion des images du petit Aylan, dont la photo du corps sans viedéposé – par les vagues sur une plage grecque – avait suscité un élan d’émotions relayé par les médias, encourageant les responsables politiques à prendre des réponses opérantes.
Conséquences, entre autres, d’options stratégiques (Afghanistan, Irak, Lybie…) et économiques portées par l’Occident aux quatre coins du globe et dont les impacts se perçoivent corrélativement à l’international, les migrations résultent également de la levée en vague des peuples durant les printemps arabes qui ont débuté en décembre 2010 par la « révolution de jasmin » en Tunisie suivie par d’autres soulèvements (la révolution yéménite, les guerres civiles libyennes et syriennes) dont les conséquences menèrent à l’exil de millions de personnes. Mais les migrations témoignent bien entendu d’inégalités profondément marquées entre un Nord riche dont la population demeure extrêmement vieillissante et un Sud pauvre à forte croissance démographique. Pour Aminata Dramane Traoré[6] (2018), ancienne ministre de la culture du Mali, « les migrants sont les réfugiés d’une guerre économique » et la « crise migratoire » étant la manifestation de « l’échec d’une marche forcée vers le libre-échange ». Selon une étude des Nations unies (2001) analysée par Le Bras (2017), « l’Union européenne devrait faire appel, d’ici 2050, à 385 millions de migrants, presque autant que sa population totale, soit 11 millions par an ». Le nombre de personnes souhaitant demander l’asile en Europe est infime à l’échelle des « besoins » démographiques du vieux continent dont les pays demeurent tiraillés entre une pensée souverainiste, répondant aux inquiétudes sécuritaires d’une proportion significative de l’électorat, et d’autre part, aux pressions des acteurs sociaux, militant pour effacement des discriminations et l’obtention de droits étendus aux personnes migrantes. Il en résulte un décalage évident entre la frilosité des dispositions mises en place pour accueillir les personnes en demande de refuge et les niveaux de développement économique des pays Européens. Dans un monde relié par l’accès à l’information, les conditions humaines apparaissent aujourd’hui en miroirs. Elles font place à de nouveaux espoirs d’émancipation par l’accès à des formes de sécurité corporelles, sociales et économiques.
Le prisme de l’exil
Indépendamment de leur âge, de leur genre et de leurs appartenances socio-culturelles, des millions de personnes ont fui leur région puis leur pays, afin de se retrouver sur les chemins de l’exil avec comme dessein une inestimable espérance : la survie. D’autres sont partis « chercher la vie », pour reprendre leurs mots, avec la ferme intention de laisser derrière eux leurs désillusions face à une conjoncture qui n’offre aucun avenir professionnel, aucune perspective d’ascension sociale et pis encore l’impossibilité de répondre aux besoins les plus élémentaires de leur famille. Mais une iniquité fondamentale et croissante demeure en vis-à-vis. D’une part, dans l’accès à une mobilité – souhaitée et facilitée des uns – et d’autre part, dans l’ancrage obligé des autres, majoritaires, à leur lieu de résidence, quand ils n’en sont pas délogés par un conflit, un désastre climatique ou par l’accaparement de leurs terres agricoles. Aujourd’hui, force est de constater que les frontières s’érigent de par le monde. Elles sont aussi de plus en plus hermétiques et demeurent avant tout sociales (Karsenti, 2014). À présent, pour la majorité des humains, les possibles restent empêchés par des frontières de plus en plus difficiles à franchir alors que la mobilité individuelle est de plus en plus espérée. En Europe, la politique migratoire donne lieu à des directives, « des lois, des pratiques administratives redéfinissent les mobilités Sud-Nord comme illégales » (Bontemps, Makaremi, Mazouz, 2018). Il est pourtant un fait évident : les situations de violence, les déséquilibres du commerce international et l’accroissement des inégalités, les menaces environnementales, l’accaparement et l’épuisement des ressources continueront à alimenter les dynamiques migratoires, peu importent les politiques sécuritaires mises en place. N’est-il pas devenu urgent, dès lors, d’aborder les questions migratoires de front, en y incluant une analyse complexe des contextes qui président aux migrations ? Ne serait-il pas temps de reconnaître que l’Europe, en s’entêtant à évincer les vraies résolutions face à la crise humanitaire en Méditerranée, va, une fois encore, droit dans le mur ? De reconnaître également la nécessité d’un changement de cap radical comme seule porte de salut réaliste ? (Briké, Mazzocchetti, 2015).
Bibliographie
Briké X., Mazzocchetti J., « Politiques migratoires: l’UE s’emmure et va droit dans le mur ». La libre, le lundi 27 avril 2015 (co-signée par Youri Lou Vertongen (CRESPO-ULB/MLS), Bachir Barrou (SPB/MLS), Léila Mouhib (ULB/MLS), Martin Deleixhe (KUL/MLS) : http://m.lalibre.be/debats/opinions/politiques-migratoires-l-ue-s-emmure-et-va-droit-dans-le-mur-553e57573570fde9b2f0197b
Bontemps V., Makaremi C., Mazouz S., 2018, « Introduction », in Entre accueil et rejet : Ce que les villes font aux migrants.
Fischer, N. & Hamidi, C. (2016). Les politiques migratoires. Paris: La Découverte.
Freud S. (1938), Die Ichspaltung in Abwehrvorgang. Manuscrit inachevé, daté janvier 1938, publié en 1940. Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse Imago, 25 (3/4), 241-244. GW. XVII.
Karsenti B., « La politique moderne en extension. Un regard sociologique. », in Birnbaum J. (dir.), 2014, Repousser les frontières ?,Paris,Éditions Gallimard.
Lacroix T., 2016, Migrants. L’impasse européenne, Paris, Armand Colin.
Le Bras H., 2017, L’âge des migrations, Éditions autrement, Paris.
Nations Unies, Replacement Migrations: Is it a solution to Declining and ageing populations? UN population division, E.01.XIII.19, 2001.
Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.
Rodier C. (2016), Migrants & réfugiés : réponse aux indécis, aux inquiets et aux réticents, La Découverte, Paris.
Saglio-Yatzimirsky M.-C. (2018), La voix de ceux qui crient. Rencontre avec les demandeurs d’asile. Albin Michel, Paris.
Teule, C. (2012). La politique française d’immigration, sous influence européenne ?. Après-demain, n ° 23, nf,(3), 7-11. https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2012-3-page-7.htm.
NOTES / REFERENCES
[1] Xavier Briké est chercheur au laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université Catholique de Louvain (LAAP-UCL). Coordinateur du Certificat d’Université : Santé mentale en contexte social, précarité et multidisciplinarité (SSM, Le Méridien-UCL). Maître assistant à la Haute École sociale Helha-Cardijn de Louvain-la-Neuve (Belgique).
[2] La Sociologue Karen Akoka, propose de remplacer – à juste titre – l’expression « migrants illégaux » par « migrants illégalisés », car : « la distinction entre légal et illégal, qui est au cœur de nos représentations, est particulièrement fragile. La plupart des étrangers aujourd’hui en situation irrégulière en Europe y sont entrés légalement. C’est l’évolution des politiques migratoires des pays hôtes, et non leur migration, qui les ont fait basculer dans la clandestinité. » (Akoka, 2017).
[3] Jérôme Valluy, ancien Juge à la Commission des recours des réfugiés (CRR) en France, évoquait l’imaginaire véhiculé au sein de l’espace public : le réfugié apparait selon lui comme « un sujet d’inquiétude, tout à la fois fraudeur, parasite et envahisseur » (Valluy, 2006).
[4] Voir à ce sujet les travaux sociologiques abordant les rôles « des fonctionnaires subalternes » (Lipsky, 1980 ; Pratt, 1999 ; Spire, 2005, 2008) prenant « des décisions d’une importance cruciale pour leur publics » (Fischer, Hamidi, 2016).
[5] Les politiques migratoires sont à comprendre comme « l’ensemble des politiques, des acteurs et des institutions qui régissent l’admission et l’intégration des migrants étrangers dans le pays d’accueil » (Fischer, Hamidi, 2016).
[6] https://www.humanite.fr/aminata-dramane-traore-les-migrants-sont-les-refugies-dune-guerre-economique-657479