Pédagogies du jeu libre en plein air : bénéfices, défis et contradictions des « écoles enfantines en forêt »

Apparues dans les années 50 au Danemark, les Écoles enfantines en forêt ont depuis lors fleuri en nombre dans les pays scandinaves, en Europe germanophone (Waldkindergarten), au Royaume-Uni (Forest Outdoor Schools) et depuis peu en Espagne (Bosque escuela). Rasant les murs de l’école, elles se présentent comme une alternative pour le moins radicale. Tous les jours de l’année à l’air libre, elles font de la nature et des pédagogies actives leurs principales alliées dans l’éveil cognitif, moteur et affectif des enfants jusqu’à 6 ou 7 ans (selon les pays). Cet article se base principalement sur la version espagnole (bosque escuela), à partir des expériences de Doris, « accompagnatrice » d’un Bosque escuela à Ibiza, et d’un groupe de parents espagnols désireux d’en lancer une dans leur campagne reculée. Il entend en exposer le fonctionnement, les fondements théoriques et les principes philosophiques, tout en tentant d’y apporter un regard sociologique critique.

Qu’est-ce qu’un « bosque escuela » ?

Une définition ?

Ce mouvement qui promeut une éducation des plus jeunes enfants à l’air libre, au sein de la nature, connaît une diffusion internationale. En Europe, il est surtout présent dans les pays scandinaves et anglo-saxons, mais il est également apparu en Espagne il y a peu. Il n’existe pas de définition officielle commune à tous ces pays. L’idée s’est propagée depuis le Danemark, où l’initiative est née, et les protagonistes de chaque pays lui donnent une forme adaptée à leur contexte et à leur propre réglementation scolaire.

En Espagne, une branche du mouvement a dernièrement fait l’objet d’une certaine formalisation. En effet, le Bosquescuela de Cerceda (Madrid) fut en 2015 le premier du pays à être homologué. Depuis lors, plusieurs ont vu le jour dans la même lignée, et d’autres sont en cours de création. Ces centres ont fait le pari de l’officialisation, ce qui implique de remplir les exigences émises par les autorités en matière de contenus, d’infrastructures, etc. L’initiative Bosquescuela a ce faisant créé une sorte de label, et vise plusieurs objectifs : promouvoir et diffuser le modèle, faciliter l’homologation d’autres centres, former le corps professoral, soutenir la recherche scientifique sur ces thèmes et développer la méthodologie[1].

Cependant, en Espagne, la scolarisation n’est obligatoire qu’à partir de 6 ans. Il existe donc à travers le pays une multitude de projets éducatifs moins formalisés, basés eux aussi sur cette idée d’un contact rapproché et permanent avec la nature. Pour Doris, accompagnatrice dans l’un d’entre eux, « le concept de bosque escuela n’est pas un concept fermé. Il implique deux idées-clés, celles de « bosque » (forêt) et de « escuela » (école), c’est-à-dire qu’il s’agit d’enseigner des choses dans la nature. A partir de là, ça reste ouvert. Certains bosques escuelas mettent plus l’accent sur le fait d’enseigner la nature. D’autres se basent davantage sur la pédagogie Waldorf, ou la pédagogie Blanca, ou la pédagogie Montessori »[2].

Des pédagogies basées sur le jeu libre dans la nature

Concrètement, la journée-type est généralement structurée par une routine et rythmée autour de mouvements d’ « expansion – contraction » :

« Un élément important sont les routines. Les enfants arrivent le matin, on salue le début de la journée en chantant une chanson. Ensuite, on va se promener, en chantant des chansons qui aident à travailler la motricité, pour qu’ils prêtent attention à leurs pieds, qu’ils se rendent compte d’où ils marchent,… On observe les arbres, les animaux qui apparaissent. Ensuite ils prennent une collation ou un fruit de saison, ensuite commence la période de jeu libre. La routine s’ordonne entre espaces d’extension, durant lesquels les enfants peuvent jouer librement, et moments de contraction, à l’occasion desquels je les invite à faire quelque chose de précis : arroser le potager et écouter un conte. Ensuite vient l’heure du repas de midi. Donc les collations, les moments de repas, l’arrosage du potager et la lecture du conte sont les moments de contraction, où je les invite à focaliser leur énergie sur quelque chose en particulier. Le reste, les périodes de jeu libre, sont des moments d’expansion » (Doris, accompagnatrice d’un bosque escuela)

La vision qui soutient l’initiative Bosquescuela est exprimée en ces termes : « nous voulons que les générations futures d’enfants apprennent selon un modèle qui éveille leur initiative personnelle, stimule leur esprit entrepreneur, fasse grandir leur empathie, renforce leur auto-estime, développe leur créativité et valorise le travail en équipe. Le tout pour construire une société qui ait du talent, respectueuse des personnes et de l’environnement… plus heureuse »[3].

Selon Ph. Bruchner, acteur-clé dans l’initiative Bosquescuela, « le succès des écoles enfantines à l’air libre provient de sa simplicité (…) : il y a moins d’installations, mais plus d’espace et un meilleur ratio d’enfants par encadrant ; il y a moins d’activités dirigées, et plus de liberté et de développement de l’autonomie ; il y a moins de propositions d’activités et plus de temps à consacrer à celles qui existent ; il y a moins de stress acoustique et plus de relations détendues ; (…) il y a moins de règles, mais un plus grand respect de celles qui existent »[4].

Avec cette vision en ligne de mire, la pédagogie proposée se base sur plusieurs points-clés. Le premier est le contact permanent et rapproché avec la nature. Les enfants sont à l’air libre toute la journée et toute l’année, et le matériel nécessaire au déroulement des activités didactiques est lui aussi issu de la nature : « les enfants vivent au quotidien dans la nature. Les arbres, les pierres, les animaux, la terre, etc. leur offrent des ressources didactiques illimitées. Cela leur permet de se développer et de grandir en harmonie avec leur environnement, sans avoir besoin de livres »[5]. Un responsable d’Amadahi, un projet de type « bosque escuela » mais non homologué, explique que : « La nature est riche en textures, en odeurs et saveurs ; les couleurs montrent une gamme de jeu riche et étendue ; les formes sont même parfois absurdes, amusantes, bizarres et très inspirantes ; Ses fruits rassemblent des objets du quotidien ou du monde imaginaire ; les fleurs, les racines,… la variété est incroyable. Elle nous permet de regrouper, de classifier, de transformer ; ils nous donnent accès à un monde plein de créativité. Ses formes suggérées sont parfois des lettres, parfois ses tailles diverses permettent d’explorer le monde des tailles… La nature est pure transformation et apprentissage »[6]. En termes d’infrastructure, « la seule installation nécessaire est une cabane de bois, qui s’utilise comme refuge, car la classe en tant que telle est la nature »[7]. Et à l’inévitable question de savoir « et quand il pleut comment vous faites ?? », tous répondent à l’unisson qu’ « il n’y a pas de mauvais temps, mais bien des vêtements inadaptés ».

Autre point important de la pédagogie, le jeu libre, qui permet aux enfants « de se poser leurs propres défis et de définir le degré de difficulté qu’ils veulent et peuvent dépasser. (…) En partant de leur initiative personnelle et en vivant des expériences réelles, les enfants apprennent à apprendre, à s’auto-satisfaire, et à cultiver l’enthousiasme et la motivation pour découvrir le monde qui les entoure »[8]. Le jeu libre connaît cependant quelques limites de base, variant selon les endroits, et visant à garantir la sécurité et le bien-être des enfants.

« La matinée se déroule en grande partie en jeu libre. S’ils n’ont pas besoin de moi, je n’interviens pas. Je ne l’interromps que si une des règles de base est rompue. Elles sont peu nombreuses, ces normes de base. La première est de respecter les limites physiques de l’espace, délimité par un cordon. Le jeu libre est aussi interrompu s’ils se frappent, il s’agit de leur apprendre à se traiter avec amour. Et une autre règle est qu’on ne peut pas enlever un jouet ou un objet à un autre enfant. Il n’y a pas grand chose de plus en termes de règles » (Doris, accompagnante d’un bosque escuela).

Les groupes sont par ailleurs généralement mixtes au niveau des âges.« La diversité des âges améliore les relations sociales et stimule la motivation d’apprendre. (…) En plus, les groupes d’âges mélangés s’assimilent aux groupes humains qui existent dans notre quotidien (parents, grands-parents, cousins, enfants, voisins,…). C’est une manière naturelle d’apprendre les uns des autres »[9].

Ces méthodologies mettent également en avant une série de valeurs. L’égalité, le respect mutuel, le respect de l’espace et du rythme de chacun, et la liberté constituent le leitmotiv des accompagnants, qui à travers lui cherchent à fomenter l’émancipation et l’autonomie des petits, à en faire des êtres responsables, conscients de leur potentiel et de leurs limites.

« L’axe principal de mon travail est de respecter la liberté de ces petites personnes. Ça ne veut pas dire qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. J’ai déjà dit qu’il y avait 3 normes de base à respecter, qui ordonnent l’espace commun. Mais à l’intérieur de ce cadre, ils peuvent faire ce qu’ils veulent. L’idée est de leur apprendre que la liberté a des conséquences. Ils peuvent sortir de l’espace délimité par le cordon, mais ça aura pour conséquence que le jeu libre sera interrompu pour que je réexplique le sens de la norme. Donc tu peux faire ce que tu veux, mais la liberté a des conséquences, tes actes ont des conséquences. Contrairement à l’école, par exemple, où les enfants doivent manger quand on leur dit de manger, la quantité qu’on leur impose de manger, ici, ils sont libres de manger ce qu’ils sentent qu’ils ont besoin de manger. Il n’y a pas ce paternalisme qui dit que moi, comme je suis l’adulte, je sais mieux que toi ce qui te convient et ce qui ne te convient pas. Ils sont libres »

« J’encourage leur autonomie un maximum. Par exemple, si un petit me demande de l’aide pour grimper sur un tracteur, comme c’est arrivé, je lui dis : « tu peux grimper si tu veux, tu es libre, mais je ne vais pas t’aider. Je suis ici, avec toi, mais tu peux le faire tout seul, tu es capable de le faire, je te fais confiance ». Donc je leur envoie ce message de « aies confiance, tu peux le faire tout seul ». Et quand ils y arrivent, la satisfaction se voit sur leur visage. C’est très lié à la liberté : si tu les surprotèges sans arrêt, tu ne leur envoies pas un message de liberté et de confiance en soi, mais plutôt « comme tu ne sais pas, je vais t’aider » (Doris, accompagnatrice d’un bosque escuela).

Les atouts de l’apprentissage à l’air libre

“Aucune description, aucune illustration d’aucun livre ne peut remplacer la contemplation des arbres réels et de toute la vie qui les entoure dans une forêt”[10]

Mis à part les bénéfices qui transparaissent déjà dans l’argumentaire qui entoure la présentation de ces pédagogies, d’autres points forts sont par ailleurs mis en avant, tant par les acteurs des bosques escuelas que par la recherche.

Il a été maintes fois démontré que le contact avec la nature est en soi positif dans le développement de l’enfant. « Une des thématiques étudiées dans la formation des professeurs d’Educacion Infantil est l’importance du fait que les enfants soient en contact avec la nature, et qu’ils puissent expérimenter et connaître le milieu dans lequel ils vivent. Sans aucun doute, ce contact n’a pas toujours lieu et des enfants sont privés de l’opportunité d’expérimenter librement des espaces ouverts, au point parfois de souffrir du « syndrome de déficit de nature ».

Le syndrome de déficit de nature est parti de nombreuses observations aboutissant à une hypothèse : en passant plus de temps dedans, loin de la nature, l’humanité s’expose à de nombreux problèmes physiques et mentaux. De nos jours, cette problématique concerne surtout les pays les plus industrialisés, et notamment les enfants. Des enquêtes et des études scientifiques apportent régulièrement de nouvelles preuves, pistes et hypothèses.

Selon le docteur Melissa Lem, médecin de famille, membre du corps professoral au département de médecine familiale et communautaire de l’Université de Toronto et membre de l’association canadienne des physiciens environnementalistes :

« Passer du temps dans la nature est essentiel au bon développement de l’enfant, sur le plan psychologique autant que sur le plan physique. Certains chercheurs affirment même qu’une dose quotidienne de nature puisse prévenir et traiter de nombreux troubles médicaux. »

Elle cite des études concernant, par exemple :

  • L’hyperactivité avec déficit de l’attention (TDAH) : 5 à 10% des enfants au Canada,
  • La prise de poids et l’obésité : un enfant canadien sur quatre,
  • L’hypertension, le diabète et les problèmes liés au cholestérol, à la hausse parmi les jeunes canadiens,
  • La myopie, l’asthme, la dépression
  • Des retards au plan du développement d’habiletés motrices et d’aptitudes sociales.

En 2005, un journaliste et auteur américain a publié le résultat d’une longue enquête : Last Child in the woods[11] (Le dernier enfant dans les bois). Richard Louv y développe ce concept de nature-deficit disorder.

La traduction choisie ici est : « syndrome de manque de nature ». Le terme de « syndrome » permet de garder un certain recul : il désigne un ensemble de symptôme et de signes cliniques, qui peuvent être liés à certaines maladies, ou simplement à des écarts à la norme. Cette traduction joue avec subtilité sur la gravité de la situation : les symptômes sont inquiétants et sérieux, mais le remède à ce syndrome de manque est simple et sain.

Richard Louv souhaite faire connaître ces enjeux aux populations, aux professionnels et aux autorités : encourager cette prise de conscience et faire évoluer les choses. Pour cela, il cherche à ce que ce syndrome soit rendu public, intégré en tant que maladie dans les registres et reconnu par les professionnels de la santé.

La psychomotricité et le développement sensoriel s’en trouvent particulièrement bien stimulés : « être dans la nature offre des opportunités infinies de courir, ramper, marcher, sauter, s’asseoir, se balancer, faire apparaître des objets… Cette multitude de stimuli favorise le développement de la psychomotricité. (…) Être à l’air libre favorise (aussi) l’équilibre, les sens du toucher, de la vue, du goût et de l’odorat, et l’auto-perception. La nature représente un environnement parfait pour que les enfants atteignent un degré de développement cognitif et émotionnel qui favorise l’acquisition de compétences comme la concentration, le calcul, l’écriture, l’attention, etc. »[12].

Selon Freire[13], les enfants se sentent étroitement liés à la nature, et ce dès le plus jeune âge. « Ils manifestent un grand intérêt et une curiosité naturelle pour les animaux, les plantes, les pierres, l’eau… Les observer et les expérimenter s’avère pour eux très motivant, cela capte leur attention et, de ce fait, favorise son apprentissage (Regni, 2014). C’est au cours de leurs premières années de vie que les enfants construisent leur identité, les expériences vécues à cette étape influencent les attitudes, valeurs et comportements de toute leur vie. Pour cette raison, la Educacion Infantil[14]est le meilleur moment pour transmettre le respect de la nature et d’autres habitudes dirigées vers la durabilité de l’environnement (Pramling & Kaga, 2010), c’est à ce moment que « peut se développer une authentique conscience écologique » (Freire, 2011 :21) »[15]. D’un point de vue plus sociétal, et vu les défis écologiques auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés, cette reconnexion à la nature, dès le début de la vie, semble donc elle aussi capitale.

« Un des bosque escuela que je connais se base sur l’idée aussi que si on ne connaît pas la nature, on ne peut pas la défendre, on ne peut pas en prendre soin, parce qu’on ne peut pas aimer ce qu’on ne connaît pas » (Doris, accompagnatrice d’un bosque escuela).

Le jeu libre dans la nature fait aussi intervenir la notion de risque. Les présentations internet des bosques escuelas insistent sur le rôle des accompagnant(e)s, qui consiste à garantir la sécurité et le bien-être des enfants. Il est évident qu’en sortant de la salle de classe, où tout est pensé pour minimiser le risque d’accident, les enfants s’exposent à plus de « dangers ». Cela peut être vu comme un inconvénient… ou pas :

« Un sujet récurrent dans la bouche des parents est la sécurité. De fait, certains préfèrent emmener leur enfant dans une garderie à cause de ça. La nature apparaît comme quelque chose de dangereux, et par opposition, une pièce fermée et bien chauffée, comme quelque chose de rassurant, de sûr. Je ne le vois pas du tout comme ça. Dans la nature, il y a tous les éléments, et avec les pierres, par exemple, oui, les enfants peuvent tomber, il peut se passer des choses, évidemment, mais pour moi la nature n’est pas dangereuse » (Doris, accompagnatrice d’un bosque escuela).

Les enfants apprennent aussi à s’autoréguler à travers cette prise de risque : « même si le terme « prise de risque » a souvent une connotation négative, il est vrai que la volonté de s’engager dans une activité risquée implique des opportunités d’apprendre de nouvelles compétences, de tester de nouveaux comportements et in fine d’atteindre son potentiel. Le défi et le risque, en particulier dans les jeux à l’extérieur, permettent aux enfants de tester les limites de leur développement physique, intellectuel et social »[16]. Si bien que l’attitude parfois surprotectrice des parents et notre culture du risque zéro peut aller jusqu’à avoir de effets pervers, et freiner le développement de l’enfant :« apprendre implique de sortir de notre zone de confort (…) pour affronter des défis qui mettent en jeu des aptitudes (Freire, 2011 :72) »[17].

Dans cette même logique, l’exposition aux « dangers » de la nature que sont les intempéries, les microbes, etc., renforce les systèmes immunitaire, nerveux et endocrinien des enfants des bosques escuelas. De plus, la contagion est beaucoup plus faible qu’en milieu fermé. De fait, la recherche montre que ces enfants tombent statistiquement moins souvent malades que leurs congénères des écoles « classiques ».

Une autre question récurrente concerne l’adaptation des enfants qui ont fréquenté un bosque escuela lorsqu’ils doivent retourner vers le système classique une fois les six ans révolus. Après avoir évolué dans un environnement qui promeut le libre arbitre, la liberté et la responsabilité, respectant le rythme de chacun, il peut paraître difficile de s’adapter à un système plus directif et paternaliste. Les bosques escuelas espagnols sont trop récents pour avoir déjà pu faire l’objet de recherches et d’études d’impact. Cependant, basés sur l’expérience d’autres pays déjà plus engagés sur cette voie, divers travaux mettent en avant le fait que « les enfants des bosques escuelas arrivent parfaitement préparés (à l’école primaire classique), même ceux qui ne savent pas encore lire. Le mouvement, le jeu, l’autonomie, la capacité et le développement du langage, la capacité de concentration et d’attention, l’immense imagination… montrent que les enfants arrivent à l’école primaire avec tous ces critères plus développés que les enfants qui arrivent d’autres types d’école »[18].

Enfin, l’émancipation et l’autonomisation ont déjà été mentionnées plus haut comme étant un axe fondamental de la pédagogie bosque escuela. Basées sur ce leitmotiv, les bosques escuelas favorisent le développement d’attitudes responsables, conscientes et confiantes qui procurent une plus grande résilience aux adultes de demain :

« Je crois que ce type de pédagogie prépare beaucoup mieux à la vie. Parce que le paternalisme du système éducatif espagnol ne prépare pas aux situations réelles. Quand tu termines tes études, comme dans mon cas, j’ai terminé à 23 ans, et je disais « bon et maintenant qui me dit ce que je dois faire et où je dois aller ? » En réalité, je n’ai jamais rien choisi librement, j’ai toujours été comme transportée par un système. Et maintenant que j’ai terminé mes études, il n’y a personne pour m’emmener. Donc c’est un faux paternalisme, la société n’est pas paternaliste, elle est plutôt individualiste, elle dit « débrouille-toi ». Donc pour moi, depuis le plus jeune âge on doit apprendre à être conscient des implications qu’ont les décisions qu’on prend, et à assumer toutes les conséquences qu’ont nos actes » (Doris, accompagnatrice d’un bosque escuela)

Créer un « bosque escuela » : pourquoi et comment ?

Dans une petite ville du fin fond de l’Espagne, j’ai rencontré une équipe de parents désireux de monter un projet de bosque escuela, pour en savoir plus sur leurs motivations, leurs difficultés et leurs hésitations. A ce stade, le processus en est encore à ses tout débuts. Le groupe se compose de cinq couples de parents. Certains ont déjà des enfants à l’école, d’autres non. Tous se connaissaient au moins de vue avant de commencer à discuter du projet, mais ce qui les a concrètement rassemblés est cette affinité envers les pédagogies actives et une profonde remise en question du système scolaire public.

Le point de départ est véritablement celui-là : une vision très critique du système éducatif et une volonté de le changer.

« Je crois que ce qui me dérange le plus dans l’école « normale », c’est le contrôle qu’ils cherchent à avoir sur tout. Les profs sont super directifs, on n’accepte pas le moindre dépassement, le moindre risque, tout doit être contrôlé. De l’ordre, de l’ordre, de l’ordre. Par exemple quand ils sortent en ville, (…) pour qu’ils se taisent, la prof leur dit aussi de gonfler les joues ! Quand elle en entend un qui parle, elle crie : « les joues gonflées ! ». Mais plus tu cherches à les contrôler, moins ils apprennent à s’autoréguler. Les enfants n’ont aucune liberté, aucun jeu libre, on leur dit avec qui et où jouer » (Belén, maman du groupe)

Plusieurs parents ayant déjà des enfants scolarisés font partie de l’association de parents et du « conseil scolaire[19] » de l’école, dans l’idée de « faire des choses au sein de l’école ». Deux mamans ont aussi entrepris une formation en pédagogie active. Ce qui a séduit le groupe dans l’idée du bosque escuela et a initié le processus est avant tout son apparente simplicité de mise en œuvre.

« Lors d’une session de la formation en pédagogie active, on nous a présenté la pédagogie du bosque escuela. L’idée m’a vraiment plu surtout pour sa simplicité, et ça m’a motivée à fond pour essayer de lancer quelque chose ici. J’en ai parlé à d’autres parents, qui se sont motivés aussi, et on a commencé à se réunir pour en discuter plus concrètement. C’est hyper simple, il n’y a pas besoin d’investir dans du bâtiment, dans des infrastructures, etc. Il suffit juste de trouver un petit coin de nature qui serait adapté, ce qui ne manque pas ici, a priori et trouver un(e) accompagnant(e) qui serait prêt(e) à se lancer dans l’aventure » (Belén, une maman du groupe).

Mais ce processus n’est pas exempt d’obstacles et de questionnements. Comme les autres projets de ce type, il se trouve traversé de doutes et de contradictions, dont ont fait part plusieurs acteurs.

Défis, questions et contradictions des bosques escuelas : quelques réflexions sociologiques

Dehors ou dedans ?

Un des dilemmes pointés par Belén est de savoir s’il vaut mieux essayer de changer l’école du dedans ou proposer une alternative en-dehors du système.

« Parfois j’ai le sentiment de déserter l’école. En plus ça se passe plutôt bien pour ma fille à l’école, je ne sais pas, ça fait un peu peur de la sortir de là pour se lancer dans une alternative comme ça. Mais même si notre projet de bosque escuela voit le jour, mon idée est de continuer à agir au sein de l’école et aussi de ne pas isoler les enfants dans la campagne. Ils viendraient une fois par semaine au village, au marché, à la résidence de personnes âgées,… pour garder contact avec la société, pour visibiliser aussi, montrer le projet. In fine, le but est de diffuser le modèle, de l’extrapoler, de changer l’école. L’idée est de démontrer quelque chose, en créant une alternative, de montrer que c’est possible et souhaitable, ou du moins pour qu’on en parle » (Belén, maman du groupe).

A un niveau plus général, ce que proposent les bosques escuelas peut paraître d’un premier abord radicalement alternatif. La pédagogie proposée rompt effectivement assez sèchement avec les codes de l’école « classique ». Cependant, bien que critique sur nombre de ses aspects, elle ne se positionne pas non plus en rupture totale avec notre modèle de société. Elle ne prétend pas produire des « petits sauvages », en marge de celle-ci. Au contraire, dans leur présentation, les différents projets insistent sur le fait que le bosque escuela prépare aussi bien, sinon mieux, les enfants à affronter leur futur parcours scolaire et la vie en général : développer l’esprit d’entreprendre, de travailler par projet, etc..

L’idée semble donc effectivement d’éduquer ces petits humains différemment, en valorisant des aspects mis de côté par le mode de penser et d’agir dominant : avec une plus grande sensibilité, en harmonie avec la nature, en développant davantage leurs intelligences émotionnelles et sensorielles, et non seulement les aspects cognitifs, … Et ce tout en leur fournissant les outils pour s’adapter au mieux aux exigences et défis posés par le monde actuel.

Le défi de l’accessibilité

Les bosques escuelas, même si certains sont reconnus par le système officiel, ne sont en aucun cas financés par de l’argent public. Leur coût repose donc dans son intégralité sur les épaules des parents. Dans les projets étudiés, le prix par mois et par enfant se situe autour des 350 Euros, plus une centaine d’euros si on inclut le repas de midi, alors que l’école publique, elle, est gratuite. Par ailleurs, l’accès aux zones de nature préservées peut être, dans d’autres régions d’Espagne ou d’Europe, un autre obstacle important. Dès lors, l’accessibilité, économique, sociale et culturelle demeure un défi de taille dans ce type d’initiative, qui peut revêtir un côté élitiste et créer un « entre-soi ».

« L’idéal serait évidemment que ça puisse être gratuit, public, que ça brasse tout type de personnes, que tous les enfants puissent en profiter, que tous puissent bénéficier de cet espace-temps où ils sont traités avec respect, considération et amour. Mais il faut le temps que les consciences s’éveillent » (Belén, maman du groupe).

De plus, le sacrifice financier concédé par les parents ne garantit pas des conditions de travail très intéressantes financièrement pour les accompagnant(e)s, comme si tous ces métiers « vocationnels » avaient surtout toujours vocation à être toujours mal payés…

« Bien sûr l’obstacle économique est très important. Parce qu’on doit aussi trouver un(e) accompagnant(e) qui convienne, qui soit formé(e) aux pédagogies actives, à l’accompagnement respectueux, etc.., mais on ne pourra pas lui payer un bon salaire. Dans notre cas, on devrait débourser 200 Euros par mois par famille, ce qui n’est pas rien, pour que l’accompagnant(e) engagée reçoive 700 Euros par mois, ce qui n’est vraiment pas terrible. C’est très contradictoire et frustrant, parce que c’est une fonction que nous valorisons énormément, mais nous n’avons pas les moyens de la valoriser davantage financièrement. Et puis pour les parents, ça suppose un pouvoir d’achat assez élevé, sinon ce n’est pas possible. D’ailleurs certains parents du groupe ne sont pas encore sûrs de pouvoir se le permettre financièrement, on est en train d’essayer de voir si on ne peut pas trouver quelques autres familles intéressées de participer, pour réduire le coût » (Belén, maman du groupe).

Conclusion : oser prendre le risque d’innover mais aussi de changer l’école commune de l’intérieur

Dans un monde de plus en plus urbanisé, où le défi écologique se fait de plus en plus lancinant, éduquer les femmes et les hommes de demain au sein de la nature fait sens. Les bosques escuelas innovent, dans un monde scolaire qui peine à se réformer. Ils prennent un risque, celui de proposer quelque chose de nouveau, avec ses imperfections, ses maladresses et ses contradictions.

Si l’accès à ces projets reste à l’heure actuelle assez limité, la plupart ont aussi à cœur de militer pour leur diffusion et leur démocratisation. Peut-être y a-t-il aussi des solutions à trouver dans plus de radicalité encore, en rompant tout à fait avec le modèle marchand ? Au lieu d’en faire un produit de consommation de plus, faire du bosque escuela un lieu communautaire et coopératif, où chacun, d’où il se trouve et avec les ressources dont il dispose, puisse être en mesure d’en bénéficier et d’y contribuer… Les Bosque escuelas nous semblent, au même titre que les potagers collectifs qui se développent un peu partout, le signe d’un besoin de retour au tangible, le besoin d’une réappropriation par l’homme de son environnement, dans un mouvement que l’on pourrait qualifier de « désaliénation »[20].

Bernard Delvaux, chercheur au GIRSEF et actif au sein du mouvement « Tout autre chose » nous propose d’élargir l’angle de vue pour aller au-delà des entre-soi qui ont le mérite de permettre l’innovation mais portent le germe du repli sur soi : « Le défi de l’accessibilité n’est bien sûr pas spécifique à l’Espagne. En Belgique aussi, ces écoles intéressent les couches de population dites bobos, c’est-à-dire les classes moyennes orientées culture. Mise en difficulté, l’institution scolaire a du mal à trouver une réponse commune. Chaque école pourrait donc avoir tendance à proposer une offre spécifique en fonction de son public. Mais il n’est pas impossible qu’émerge un autre scénario. Il pourrait aussi y avoir une colonisation des écoles traditionnelles par ce type de pédagogie. Les écoles accueilleraient alors un public varié, loin de cette optique de niche où chaque modèle éducatif a son propre public. Nous voulons coupler le respect des individualités, l’égalité et un système éducatif qui sème de « toutes autres graines » que celles de la société actuelle »[21].

NOTES/ REFERENCES

[1] Pour en savoir plus : http://bosquescuela.ja.do/quienes-somos/ (site en espagnol)

[2] Toutes les citations et verbatims sont traduits librement de l’espagnol ou de l’anglais. Les pédagogies dites actives, qu’elles soient Waldorf, Montessori ou Pedagogia Blanca ont toutes leurs spécificités, mais leur point commun est de partir de l’intérêt de l’enfant et de faire reposer les apprentissages sur la motivation de l’enfant. L’adulte accompagne l’enfant lors de ses activités de découverte. Le rythme de l’enfant ainsi que son type d’intelligence sont respectés.

[3] ttp://bosquescuela.ja.do/wp-content/uploads/2017/02/Folleto_general2017act.pdf

[4] M. GARCIA AIVAR (2016), “Aprendizaje al aire libre en educacion infantil. Proyecto de intervencion educativa” (Trabajo de fin de Grado), Universidad de Granada, p. 13

[5] http://bosquescuela.com/pedagogia/

[6] http://www.amadahi.com/es/preguntas-frecuentes-faq/

[7] http://bosquescuela.com/pedagogia/

[8] http://bosquescuela.com/pedagogia/

[9] http://www.amadahi.com/es/preguntas-frecuentes-faq/

[10] Rius, M. (2013, 14 de junio). Los beneficios de la naturaleza para los niños. La Vanguardia. Recuperado de http://www.lavanguardia.com/estilos-de- vida/20130614/54375609720/los-beneficios-de-la-naturaleza-para-los- ninos.html, cité par M. Garcia Aivar (2016), “Aprendizaje al aire libre en educacion infantil. Proyecto de intervencion educativa” (Trabajo de fin de Grado), Universidad de Granada, p. 4

[11] Louv R., Last Child in the woods : saving our children from nature-deficit disorder (Le dernier enfant dans les bois : sauvons nos enfants du syndrome de manque de nature), 2005. Hélas non traduit en français.

[12] http://bosquescuela.com/pedagogia/

[13] H. Freire (2011), Educar en verde, Graó, Barcelona

[14] Stade de l’enseignement correspondant grosso modo à nos maternelles (jusque 6 ans)

[15] M. Garcia Aivar (2016), “Aprendizaje al aire libre en educacion infantil. Proyecto de intervencion educativa” (Trabajo de fin de Grado), Universidad de Granada, p. 12

[16] H. Little, S. Wyner (2009), “Outdoor play. Does avoiding the risks reduce the benefits ?”

[17] M. Garcia Aivar (2016), “Aprendizaje al aire libre en educacion infantil. Proyecto de intervencion educativa” (Trabajo de fin de Grado), Universidad de Granada, p. 16

[18] http://www.amadahi.com/es/preguntas-frecuentes-faq/. Voir aussi une étude évaluative réalisée au Royaume-Uni : L. O’BRIEN, R. MURRAY (2006), “A marvellous opportunity for children to learn. A participatory evaluation of Forest School in England and Wales”

[19] Organe consultatif rassemblant des parents, des élèves, des professeurs et les directions, au sein de l’école.

[20] Lire : De Keukeleire M., L’engouement pour l’agroécologie urbaine témoigne de la mutation du rapport au travail des plus jeunes générations. Entretiens avec de jeunes maraîchers en Région Bruxelloise. Le GRAIN, Décembre 2016.

[21] Source : http://www.ecolesingelijn.be/category/articles-pedagogiques/

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