L’impuissance programmée
Dans notre dernier éditorial, nous abordions le sujet de l’agir socio-politique sous contrainte. Les matières régionales et personnalisables francophones belges continuent à se débattre sous la contrainte d’un fédéral « bon élève » des logiques sorcières capitalistiques, qui gère le pays comme on gérerait une entreprise privée en mauvaise posture concurrentielle, quitte à la détruire. La société sécuritaire refuse notamment de comprendre les interrogations de cette nouvelle génération qui va parfois jusqu’au suicide, dont la prise en compte exige l’élaboration de politiques nouvelles, ouvertes à ce que le philosophe Paul Ricœur nomme « Soi-même comme un autre »[2], c’est-à-dire aux transitions humaines en cours.
L’agir socio-politique est en réalité dominé par une fausse conception de la liberté qui se résume à la loi « naturelle » du plus fort et à la stigmatisation des plus faibles. Devant le délitement des liens sociaux, les enfants et les jeunes de milieux populaires sont de plus en plus l’objet de « mesurettes » de compensation, d’ « appels à projets » éphémères ; la vulnérabilité humaine se traite à la périphérie émotive d’un système social régi par les exigences de profit de la finance mondialisée. La main invisible du marché étend son ombre de manière subreptice et croissante sur l’idée fondatrice de justice sociale dans un monde où l’être humain se conçoit désormais comme un objet manipulé par des algorithmes numérisés.
Dans ce contexte, l’éducation permanente, parent pauvre mais fier de la culture, a plus que jamais sa place, avec ses analyses critiques. Celle-ci nous amène à redécouvrir les fondements du travail social face à cette déresponsabilisation croissante des politiques à l’égard des plus fragiles de notre société avec, en toile de fond, la disparition silencieuse du consensus social basé sur la solidarité entre tous.
Il semble que le paradigme de l’exclusion rencontre malgré tout quelque résistance. Face aux demandes légitimes de simple accueil humain, l’Europe construit des murs et les fortifications s’édifient jusqu’à l’intérieur de nos villes. Pourtant, la Libre Belgique titrait récemment sur le nombre étonnant de citoyens bénévoles qui viennent régulièrement, au risque de représailles policières, soutenir les « habitants » du Parc Maximilien[3] grâce à la plateforme de soutien citoyen aux réfugiés à Bruxelles. Face aux injonctions politiques de rejet, les réactions citoyennes s’organisent.
Retrouver du pouvoir d’agir
Un tel mouvement peut ne représenter qu’une expression éphémère d’indignation face à des atteintes essentielles aux droits humains. Quelles sont dès lors les conditions qui peuvent permettre aux simples citoyens, aux travailleurs de l’ombre et aux publics exclus de retrouver durablement un champ d’action concret ?
Pour répondre à cette question, plutôt que d’empowerment, terme qui peut prêter à confusion au regard de la visée d’émancipation des personnes[4], nous parlerons de « développement du pouvoir d’agir »[5] (DPA) dans le sens d’affirmer sa capacité d’action, de s’affranchir de la souffrance plutôt que d’aider à la supporter. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer, mais de franchir les obstacles, d’envisager les problèmes autant sur un mode collectif que sur un mode personnel.
Pour illustrer cette approche nous prendrons l’exemple du « Labocompétences[6]». Comme nous l’avons déjà écrit sur ce site, le « Labocompétences » est né de la volonté d’acteurs associatifs locaux de la jeunesse, de l’aide à la jeunesse et de l’insertion, d’affirmer les compétences des jeunes bruxellois face aux étiquettes négatives qui leur collent à la peau. Dans ce but, ils ont élargi le terme « compétence » comme bien collectif à partager, pour pouvoir rendre compte de leurs expériences éducatives au cours de leur recherche action participative.
Conception de la compétence, double peine
Suivant le modèle dominant, le jeune est baptisé de fainéant, démotivé, « neet », ni à l’emploi, ni à l’école ni en formation. A l’intérieur de ce monde, l’acquisition de compétences consiste pour lui et pour son accompagnateur à identifier des carences et à les combler. Dans ce sens, une majorité de jeunes est amenée suivant leur propre expression à « tourner en rond ». En effet, si on considère qu’un des éléments du problème est la destruction d’emplois alliée à l’incapacité du monde scolaire ou de la formation à prendre en compte les problématiques personnelles et contextuelles particulières de ces publics, ces jeunes sont mis, au terme de nombreuses interventions, dans la situation de voir doubler leurs difficultés : le handicap de départ persiste et un échec supplémentaire vient le stigmatiser un peu plus.
La compétence, pouvoir d’agir
A l’opposé de la conception purement individualisante de l’accompagnement décrite plus haut, une autre conception du travail social consiste à n’envisager les problèmes que sous l’angle de la militance, dans l’attente du grand soir qui verra un monde idéal s’installer, laissant, en attendant, les publics aux prises avec les effets d’une précarité sociale grandissante. Le développement du pouvoir d’agir suppose d’articuler approche individuelle et approche collective des situations.
Dans la conception du DPA, devenir compétent signifie exercer un plus grand contrôle sur ce qui est important pour soi, ses proches et la collectivité à laquelle on appartient. L’unité d’analyse n’est plus l’individu et ses carences par rapport à un idéal prédéfini à atteindre, ni l’approche unique des carences sociales structurelles. L’unité d’analyse devient l’interaction entre la personne et le contexte.
En réalité, les participants du Labocompétences ont constaté que les jeunes « hors-pistes » ont avant tout des problèmes de confiance en eux, de confiance dans les autres et dans la société. C’est pourquoi ils parient sur les actions collectives, sur les projets d’engagement citoyen, comme Solidarcité pour aider à remettre ces jeunes en selle. L’analyse de leurs expériences de terrain a permis de mettre en évidence que la première attente des jeunes touchés, pour passer des petits boulots à l’emploi, était de retrouver l’estime de soi, de pouvoir se mettre en action, d’identifier et faire reconnaître des compétences réelles acquises hors du cadre de l’éducation formelle. La compétence identifiée de cette manière leur est alors apparue comme outil réel de travail avec le jeune et de travail en réseau.
Posture de l’intervenant
L’accompagnateur en DPA se centre avec la personne sur l’obstacle à dépasser, analyse tous les éléments de la situation concrète insatisfaisante, pour en découvrir les leviers d’action. Ni aide conditionnelle, ni intervention sur le modèle du « sauveur », aider consiste alors à mettre l’autre dans la situation de réussir quelque chose afin de lui permettre de redevenir acteur, de retrouver la dignité de « sujet capable ».
L’intervenant s’appuie sur les forces de la personne, le cas échéant du groupe, et fixe avec chacun les défis à relever, plutôt que de pointer les faiblesses, dont le pôle normatif resterait passif et externe. La référence est le désir du jeune accompagné de voir évoluer sa situation. Le problème ne reste pas limité à sa dimension personnelle ou structurelle, il est défini au niveau de l’interaction entre ces deux dimensions, autour d’une action possible sur les deux plans.
L’accompagnateur initie avec le jeune une action de changement social, au niveau micro, là où se situe le problème. Si l’action à mener est de longue haleine, le jeune pourra s’y associer sur le long terme. Lors du colloque final du projet Labocompétences, plusieurs anciens volontaires de Solidarcité ont participé au panel de discutants et ont démontré leur connaissance des défis à relever collectivement, tant au niveau scolaire qu’au niveau de l’emploi. Certains d’entre eux s’engagent suivant l’exemple de leurs éducateurs et deviennent à leur tour accompagnateurs d’insertion. L’action est indispensable et médiatrice d’une évolution, à partir du moment où on part de là où est la personne ici et maintenant.
C’est la dimension opérationnelle de l’interaction jeune/travailleur social qui donne du pouvoir d’agir. Le changement à atteindre est trop souvent défini par en haut, par des injonctions du type, « vous devez changer pour pouvoir changer ». Trop de modèles de participation sont aliénants par le fait qu’ils mettent les personnes en demeure de résoudre des problèmes dont la solution est en dehors de leur contrôle.
Le chemin importe plus que le but
C’est la manière dont l’action est menée qui détermine le pouvoir d’agir de la personne, du groupe, ou du réseau. Il s’agit de ne pas se laisser enfermer dans le vocabulaire dominant ; de négocier avec le public mais aussi avec les pouvoirs subsidiants, d’intégrer les enjeux du jeune au plan défini avec lui, de ne pas faire à la place mais avec, d’être exigeant sur le plan des apprentissages et de la régulation des échanges. Au cours du Labo, travailleurs, associations et jeunes se sont engagés dans un véritable processus d’acquisition et de mise œuvre de compétences propres à amplifier leur champ d’action.
Dans une logique de DPA, le chemin à parcourir se définit d’en bas et l’expérience vécue devient une ressource pour la transformation des politiques publiques. Le Labocompétences espère pouvoir poursuivre son travail au-delà de ces échanges par la formalisation d’un outil concret sur ce thème à destination des jeunes et des travailleurs sociaux.
NOTES / REFERENCES
[1] Le réseau Labocompétences a réuni plusieurs services bruxellois d’aide aux jeunes en milieu ouvert, Solidarcité, la mission locale de Schaerbeek, le consortium de validation des compétences, le centre FAC, avec le soutien des intervenants de Le GRAIN. Lire l’étude Le GRAIN 2015 : R. Darquenne, LABOCOMPETENCES. De l’analyse partagée des situations des jeunes des quartiers aux usages de leurs compétences, Le GRAIN, Etude 2015.
[2] « Soi-même comme un autre », Paul Ricoeur étudie à travers ce palimpseste, la capacité de l’être humain à changer, devenir différent, tout en restant lui-même. Ricoeur P., Soi-même comme un autre, L’Ordre Philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1990, 424 p.
[3] La Libre Belgique, 28 novembre 2017 : « Des citoyens bénévoles se débrouillent chaque soir pour loger 300 migrants ».
[4] Francis Tilman, Dominique Grootaers, « Empowerment et émancipation, même combat ? », 6.10.2014, in legrainasbl.org
[5] Concept développé par le Québécois, Y. Le Bossé, Vous avez dit « empowerment » ? De « l’habilitation » au « pouvoir d’agir », vers une définition plus circonscrite de la notion d’empowerment. Nouvelles pratiques sociales, 16 (2), 2004.
[6] R. Darquenne, LABOCOMPETENCES. De l’analyse partagée des situations des jeunes des quartiers aux usages de leurs compétences, Le GRAIN, Etude 2015.