Introduction
Les lignes que vous vous apprêtez à lire sont tirées pour l’essentiel de l’introduction du « Guide pour un accompagnement humain des jeunes vers l’emploi ».
Rédigé dans le cadre du projet Labojeunes par Raphaël Darquenne avec la collaboration d’Actiris, le « Guide pour un accompagnement humain des jeunes vers l’emploi » s’adresse aux acteurs concernés par l’insertion et les transitions des jeunes. Comment professionnels et organisations peuvent se doter au mieux des capacités et outils nécessaires pour favoriser chez les jeunes des transitions positives ? Telle est la question centrale de ce guide conçu comme un essai de mise en évidence, aux différents niveaux de l’action publique (professionnels, dispositifs et partenariats) des facteurs d’échec et de succès en matière de transitions des jeunes
Ce guide n’est pas le guide de l’équipe «LaboJeunes». Il est le guide de l’ensemble des participants à 24 journées d’analyses en groupe (jeunes, employeurs, professionnels,…). C’est à partir de leurs questionnements, de leurs réalités, de leurs réflexions, de leurs pratiques, de leurs enjeux et de leurs connaissances que ce guide s’est construit.
En faisant voyager le lecteur à travers différentes dimensions de l’accompagnement (analyse multidimensionnelle de la situation du jeune, orientation, co-construction de projet, place de la motivation, de la responsabilité, de l’autonomie, de la liberté, de la contrainte,…), la première partie du guide propose une forme de posture professionnelle pour les accompagnateurs. Davantage un horizon à atteindre qu’une réalité factuelle, un exercice réflexif et critique en chantier qu’un mode d’emploi abouti, un ensemble de balises qu’un chemin prédéfini, cette partie introductive du guide tente au mieux de permettre aux professionnels de l’accompagnement de penser leurs pratiques dans une optique d’émancipation et de capacitation des jeunes. Les dimensions éthiques y occupent donc une place centrale. La question principale y est « Comment pratiquer un accompagnement juste sur le plan éthique et efficace sur le plan pratique dans une perspective humaniste et émancipatrice ? ».
Si les facteurs qui contribuent à l’insertion, à la non-insertion ou à la désinsertion des jeunes sont multiples, si les déterminants de la qualité des transitions des jeunes entre les différentes composantes de l’espace transitionnel sont plurielles et enchevêtrées, l’insertion et les transitions des jeunes doivent se comprendre de façon systémique. Elles sont déterminées par les modalités selon lesquelles les composantes de l’espace transitionnel s’articulent entre elles (jeunes, marché de l’emploi, enseignement, protection
sociale, espace transitionnel,…) aux différents niveaux (macro, méso, micro, nano).
Approcher la complexité des expériences
Un des enjeux majeurs dans la construction des politiques publiques à destination des jeunes peu qualifiés est de prendre en compte la multidimensionalité des expériences, des trajectoires et de la vie de ces jeunes. Afin d’élaborer des politiques qui associent justice, justesse et efficacité, il s’agit de comprendre qui sont ces jeunes et ce qu’ils vivent.
Comprendre ce que les jeunes vivent suppose non seulement de prendre en compte les dimensions de genre, les dimensions ethniques, les dimensions socio-économiques et les situations familiales mais aussi de prendre en compte les expériences spécifiques, singulières et multidimensionnelles des jeunes. Identifier non seulement d’où ils viennent mais aussi ce sur quoi ils vont pouvoir s’appuyer pour choisir, entamer ou construire une trajectoire leur permettant de s’insérer durablement. Parmi ces points d’appui se situent les compétences informelles, socialisantes ou transversales des jeunes bien souvent niées, minimisées ou peu prises en compte dans les dispositifs d’insertion traditionnels.
Si certaines expériences sont invalidantes (ségrégation, discrimination, pauvreté, assignation à un statut dévalorisé,…) et d’autres validantes (obtention d’un diplôme ou d’un titre, validation des acquis de l’expérience, expérience professionnelle positive, stabilité financière,…) on peut voir que, dans des conditions égales, certains jeunes vont se sentir faibles, honteux, peu motivés ou privés de compétences alors que d’autres vont se vivre comme compétents, fiers et contrôlant leur situation. La reconstruction d’une identité fière peut être considérée comme un élément central dans la construction identitaire, l’émancipation sociale ou la participation aux mondes sociaux.
Au-delà des dimensions objectives de l’existence, ce sont des dimensions subjectives qui vont venir jouer dans la capacité des jeunes à se prendre en charge. Prendre en compte ces dimensions subjectives est aussi important que de prendre en compte les dimensions objectives dans une perspective de construction de dispositifs visant à accroître les compétences mais aussi la confiance en soi, le contrôle de soi, la capacité à s’autodéterminer ou encore les capacités à nouer avec d’autres des relations positives et porteuses de sens, autant de dimensions et de variables primordiales dans le cadre de l’insertion sociale et professionnelle mais aussi dans la gestion des transitions.
Approcher les jeunes de façon multidimensionnelle consiste, en quelque sorte, à s’intéresser aux situations vécues par les jeunes dans différentes sphères et aux modalités selon lesquelles ces situations sont vécues, représentées ou traduites, avant d’aborder en tant que tel leur projet de vie.
Dans le champ de l’insertion socioprofessionnelle, il s’agit essentiellement de s’intéresser aux rapports des jeunes à l’école et aux savoirs, aux rapports des jeunes à leur situation de chômage, à leurs rapports à l’emploi, à leurs rapports à leur culture d’origine et à la culture d’accueil et à leurs rapports aux dispositifs d’activation et d’insertion.
Il est aussi est utile de s’intéresser aux situations plus générales de ces jeunes. Qu’est-ce qu’être un jeune peu qualifié ? A ce titre, on peut dire qu’être jeune, ce n’est pas être un adulte comme les autres. Les jeunes dont on parle sont, in-fine, en situation de transition, de transition sociale et, plus fort, de transition identitaire. Ils se situent en quelque sorte dans un entre-deux statuts (élève-chômeur-travailleur), souvent un entre-deux culturel (culture familiale d’origine – culture du travail). Situés dans un entre-deux, devenus – temporairement et en quelque sorte – sans statut reconnu si ce n’est un statut négatif de « sans emploi », de « peu qualifié » ou de « loubard », ils sont aussi souvent sans grandes ressources, que ce soient des ressources financières mais surtout des ressources sociales, de réseau ou de ressources identitaires. Sans statut, ils n’ont aussi aucun rôle à jouer si ce n’est le rôle de chercheur d’emploi. Est-ce à dire qu’ils sont « perdus » ? Loin de là et les situations connaissent une grande variabilité. Si elles ne sont pas nécessairement activées, car les jeunes sont soumis à des phénomènes d’exclusion, de relégation, de désaffiliation et de stigmatisation qui affectent leur être au monde, ils disposent bien souvent de davantage de compétences que celles que de nombreux acteurs ont tendance à leur attribuer.
Habiter les espaces transitionnels
Si les transitions des jeunes sont en partie déterminées par des facteurs sociologiques connus de tous et que nous avons remis en évidence précédemment, nous souscrivons à la vision de l’insertion développée par Claude Trottier et Madeleine Gauthier :
« On pourrait être tenté de concéder à ces variables (déterminants liés à l’origine sociale) un effet démesuré. Tel n’est cependant pas le cas quand on définit ces jeunes comme des acteurs de leur propre insertion. En tant qu’acteurs, ils ne nous paraissent ni complètement déterminés par leur passé familial ou leur genre, ni prisonniers de leur milieu d’origine ou des conditionnements liés au genre auquel ils appartiennent, ni soumis de façon inéluctable aux contraintes qu’ils vivent sur le marché du travail. Ils peuvent se libérer de ces conditionnements, tirer profit des occasions et des ressources mises à leur disposition lorsqu’ils entrent sur le marché du travail, ces ressources pouvant varier en importance et en intensité selon le lieu habité ou le moment où l’on y recourt. Par ailleurs, ils ne sont pas assurés de pouvoir surmonter les difficultés liées à leur héritage culturel ou inhérentes aux contraintes du marché du travail, ni de bénéficier des ressources mises à leur disposition pour contrer leurs difficultés d’insertion. C’est cette image qui sous-tend notre démarche : les jeunes ne sont pas confinés à un rôle de victimes, mais ne sont pas pour autant tout à fait assurés de pouvoir réaliser leur projet professionnel en dépit des efforts qu’ils déploient et des stratégies qu’ils élaborent, et même, dans certains cas, d’élaborer un projet de façon précise, voire de construire les stratégies appropriées avec les ressources dont ils disposent »[1].
En transition, ni tout à fait adultes si l’on définit l’âge adulte comme l’âge de l’autonomie, ni tout à fait enfants car sommés de se prendre en charge, ils se situent ici aussi dans un entre deux où la réalisation de soi est encore peu effective et le rêve de soi pas encore accompli. « La grandeur des aspirations de cet âge est souvent dissociée de la médiocrité de la réalisation de soi adulte qu’il reste à faire »[2]. C’est aussi un âge important, en quelque sorte celui qui sera déterminant de l’homme ou la femme qu’on sera, un âge où aussi, sans doute, le regard d’autrui est important et essentiellement celui des adultes, qu’ils soient parents, amis ou professionnels. Cette optique permet de mettre en évidence le rôle du regard que les professionnels portent sur les jeunes comme une variable importante du processus d’insertion.
Les jeunes peuvent être déchirés entre une identité héritée (d’immigré par exemple), leur identité espérée d’intégration et de reconnaissance et l’identité négative (de jeune incompétent par exemple) à laquelle ils sont assignés. Renvoyés à des statuts de mauvais élève, de délinquant ou d’incompétent, ils verront leur employabilité diminuer et pourront se révolter, adopter une position apathique, se mettre en colère ou fuir la situation, bref, décrocher, abandonner ou se replier voire se marginaliser.
A Bruxelles, ces phénomènes possibles, qui ne sont jamais définitifs ou inéluctables, viennent s’amplifier eu égard à l’origine ethnique des jeunes[3].
Pour Vincent De Gaulejac[4], les discriminations ethniques agissent fortement sur l’estime de soi et créent des blessures identitaires profondes. Qu’il s’agisse de racisme politique, culturel ou institutionnel, les jeunes immigrés sont tenus plus que d’autres de se justifier, de prouver leur valeur et de résister à la stigmatisation dont ils sont victimes.
Avoir un jeune en situation de chômage en face de soi lorsqu’on travaille dans le champ de l’insertion, c’est souvent avoir un jeune triplement stigmatisé. Une première fois par son origine ethnique, une deuxième par son échec scolaire et une troisième par sa situation de chômage. Cela peut aussi être un jeune apathique répondant peu aux sollicitations, un jeune dont on dira qu’il n’est pas motivé ou qu’il n’a pas les compétences sociales nécessaires pour trouver un emploi. Comprendre que les comportements des jeunes ne s’expliquent pas par leurs caractéristiques intrinsèques mais par des phénomènes sociaux ; comprendre que la situation d’échec scolaire et l’expérience du chômage ont pu contribuer à forger des individus transitoirement en situation de mésestime d’eux-mêmes, en perte de confiance par rapport au système (parfois en colère, parfois décalés, parfois apathiques,…) et à la perspective d’obtenir un emploi, c’est déjà se donner les moyens de penser des processus et des dispositifs de réhabilitation identitaire et de reconnaissance sociale.
Pour Axel Honneth[5], l’attente que les sujets adressent à la société s’oriente en fonction de la visée de voir reconnaitre leurs capacités. Chaque sujet humain est, pour lui, fondamentalement dépendant du contexte de l’échange social organisé selon les principes de la reconnaissance réciproque. La disparition des relations de reconnaissance débouche sur des expériences de mépris et d’humiliation qui ont des conséquences sur la formation de l’identité de l’individu. Les institutions et leurs arrangements ne seraient légitimes que si elles sont en mesure de garantir sur différents plans le maintien des rapports de reconnaissance réciproque authentiques. Une éthique politique ou une morale sociale doivent, pour Axel Honneth, partir d’une évaluation des relations de reconnaissance qui sont garanties socialement à un moment donné. Ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle et à la réalisation de soi de s’accomplir de manière satisfaisante.
Quitter la clinique du soupçon
Ces Les constats posés sur la situation des jeunes, tels qu’exposés plus haut, peuvent d’une certaine manière faire peur, mais ils sont – heureusement – loin d’être inéluctables. Le passage par la case chômage sera durable pour certains jeunes mais transitoire pour la plupart. Et si la capacité à s’en sortir dépend essentiellement des ressources et du réseau disponible pour se construire une autre image de soi-même, le rôle des acteurs de l’insertion peut être central dans la construction d’expériences de reconnaissance, réhabilitantes, qualifiantes, capacitantes ou émancipatrices.
Quitter la clinique du soupçonQu’il s’agisse de construire des dispositifs qui font sens pour les jeunes, d’assurer les conditions d’une reconnaissance réciproque entre jeunes et professionnels en sortant d’une « clinique du soupçon », de connecter les dispositifs à l’emploi, de favoriser les dispositifs axés sur l’acquisition de compétences par l’expérience, de permettre l’évaluation des dispositifs sur base de critères pertinents construits à partir des pratiques, de privilégier la professionnalisation des acteurs de l’insertion plutôt que la multiplication des procédures ou de tendre à une co-construction de l’action publique et des dispositifs sur base de projets concrets en privilégiant le développement local intégré, nous avons voulu, par les différentes propositions contenues dans la deuxième partie de ce guide, poser les jalons ou les balises de la construction et de la mise en oeuvreœuvre d’une action publique qui soit à la fois juste et efficace : juste car elle prend en compte les situations et expertises des jeunes et des professionnels dans une optique de capacitation, efficace car elle permet la sécurisation des parcours, l’évitement des phénomènes d’exclusion et l’insertion durable dans l’emploi.
Si vous souhaitez des précisions à propos du projet « Labojeunes » ou télécharger le guide pour un accompagnement humain des jeunes vers l’emploi, il vous suffit de cliquer ICI.
Dans la continuité de ce travail fondamental, le projet « Labocompétences », mené actuellement par l’ASBL « Le Grain », réunit une douzaine d’intervenants auprès des jeunes en difficulté, dans le cadre d’une méthodologie participative de construction de connaissances. Il a pour ambition de mener un travail sur les compétences des jeunes des quartiers dans la perspective de la possibilité pour ces jeunes de se construire une identité fière. Il s’agit essentiellement de permettre l’identification et la caractérisation des compétences des jeunes ainsi que de construire des modalités et des outils d’usage de ces compétences dans une perspective émancipatrice. Ce projet est l’objet de l’étude de l’ASBL « Le Grain » en 2015.
Références bibliographiques :
Cyrulnik B, Mourir de dire : La Honte, Paris, Odile Jacob, 2010.
Darquenne R., Guide pour un accompagnement humain des jeunes vers l’emploi, Bruxelles, Réseau MAG, 2013.
De Gaulejac V., Qui est «je»? : sociologie clinique du sujet, Paris, Seuil, 2009.
Georis V., Pour prévenir les radicalismes, la reconnaissance mutuelle, Le GRAIN, Avril 2015.
Georis V., Pour prévenir les radicalismes, étayer les supports sociaux du « métissage »… Le GRAIN, Avril 2015.
Honneth A., « La Théorie de la reconnaissance : une esquisse » et « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la reconnaissance », Revue du MAUSS n° 23, 2004.
VulturVultur M. Mircea, Claude Trottier C. et , Madeleine Gauthier M., Les jeunes Québécois sans diplôme. Perspectives comparées sur l’insertion professionnelle et le rapport au travail, dans, Diane-G. Tremblay et Lucie F. Dagenais (dir.), Ruptures, segmentations et mutations du marché du travail, Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy, 2002.
Notes/Références
[1] Voir : Vultur M., Trottier C. et Gauthier M., Les jeunes Québécois sans diplôme. Perspectives comparées sur l’insertion professionnelle et le rapport au travail, dans, Diane-G. Tremblay et Lucie F. Dagenais (dir.), Ruptures, segmentations et mutations du marché du travail, Presses de l’Université du Québec, Ste-Foy, 2002.
[2] Cyrulnik B., Mourir de dire : La Honte, Paris, Odile Jacob, 2010.
[3] VoirRenvoyer à l’article prévenir la radicalisation Georis V., Pour prévenir les radicalismes, la reconnaissance mutuelle, Le GRAIN, Avril 2015 et Georis V., Pour prévenir les radicalismes, étayer les supports sociaux du « métissage »… Le GRAIN, Avril 2015.
[4] De Gaulejac V., Qui est «je»? : sociologie clinique du sujet, Paris, Seuil, 2009.