L’évolution constante de la catégorie de réfugié∙e∙s
Les pratiques et les accords internationaux concernant les réfugié∙e∙s datent de bien avant la Convention du statut de réfugié de 1951 (Convention de Genève). Tout au long du XXe siècle, l’usage et la définition du mot réfugié n’ont eu de cesse de bouger, mettant l’accent sur un aspect et plus tard son contraire. La qualification de réfugié, par exemple, ne s’est pas toujours appliquée à une situation personnelle. Elle dépendait, à un moment, de l’appartenance à un groupe, au gré des relations diplomatiques entre les pays de départ et d’arrivée, contrairement à aujourd’hui, où l’accent est mis sur la persécution individuelle. Pour Karen Akoka, chercheuse en sciences politiques :
Loin d’avoir constitué des réponses neutres répondant à des besoins objectifs, les définitions du réfugié sont, au contraire, toutes politiquement situées et elles en disent finalement bien plus long sur les sociétés qui les élaborent et les mettent en œuvre que sur les individus qu’elles sont censées désigner. [Akoka, 2018 :16].
Autre évolution remarquable depuis longtemps oubliée : réservée aux seuls Européens jusqu’aux années 1960, la demande d’asile, telle que définie par la Convention de Genève, concerne maintenant presque exclusivement des ressortissant∙e∙s de pays extérieurs à l’Union européenne. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que ce changement a été amorcé [Akoka, 2018].
La politique d’asile (les taux de reconnaissance, les pratiques des instances d’asile) n’a jamais été fixe ni évidente et encore moins neutre. Aussi, elle a toujours été articulée aux politiques migratoires : tant que la migration économique était possible et souhaitée, un phénomène de gestion souple entre « les réfugiés » et les « travailleurs immigrés » existait. Dès lors que les politiques de migration économique ont évolué vers une fermeture, une rigidification des procédures d’asile ne pouvait qu’avoir lieu [Akoka, 2020], avec une construction de la figure « du vrai et du faux réfugié » [Rousseau et Foxen, 2006].
De ces considérations découle une idée fondamentale : il n’y a pas de qualité naturelle de réfugié∙e, qui saurait être reconnue par des instances indépendantes et aux moyens suffisants. Il s’agit bien davantage d’une qualification, qui est en elle-même une construction politique. Celle-ci en dit plus sur le regard posé sur une partie des exilé∙e·s que sur les populations concernées elles-mêmes, leurs trajectoires et leur histoire.
Les violences liées au genre
Les catégories, définies en 1951 comme susceptibles de crainte de persécution dans la Convention de Genève (l’activité politique, la croyance religieuse, l’appartenance ethnique, la nationalité ou l’identification à un groupe social particulier), encore en vigueur actuellement, n’évoquaient pas explicitement de persécution liée au genre. On n’y trouve aucune référence à des formes de violence organisée ou de persécution qu’une femme subirait parce qu’elle est une femme. Bien au contraire, comme le précise Jane Freedman (2004 ; 2008), les termes initiaux de la convention différenciaient généralement de manière implicite les activités des hommes et des femmes sur la reconnaissance de leur caractère politique. Seules certaines formes d’engagement, de militance, portées généralement par les premiers, semblaient dignes de l’appellation « politique », et donc d’une demande de protection.
Il est clair qu’une partie des femmes sont des militantes politiques, des membres des partis d’opposition et qu’elles entreprennent des activités qui entrent dans les définitions les plus classiques de la politique. Mais la division sexuelle du travail et les rôles sociaux de sexe font que les activités des femmes sont très souvent différentes de celles des hommes. Les femmes peuvent donc être persécutées pour des activités politiques plus « indirectes » qui entrent moins facilement dans la définition « classique » de la politique, telle que le fait d’abriter et de cacher des personnes, de les nourrir ou de les soigner. Ce type d’activité n’étant pas reconnu comme directement politique et menant à des persécutions réelles, les femmes auront des difficultés à faire valoir leur expérience devant les institutions d’immigration dans le pays où elles sollicitent l’asile [Freedman, 2008 : 3-4]
Beaucoup plus tard, il est devenu légitime de considérer certaines pratiques sociales coutumières, non liées à des périodes de conflit, ou de persécution de groupe, comme des formes de traitements inhumains et dégradants, assimilés à la torture, et de les qualifier de persécution. C’est le cas des mutilations génitales féminines et des mariages forcés. Il n’est pas inutile de relever le caractère somme toute très récent de cette reconnaissance. Et encore faut-il voir ce que l’on reconnait là, de quelle manière, et avec quelles conséquences, comme nous allons essayer de l’illustrer dans notre développement.
On a l’habitude aujourd’hui d’utiliser la dernière catégorie invoquée par la Convention, celle de l’appartenance à un groupe social ciblé, pour rendre compte de persécutions qui viseraient spécifiquement, de manière souvent structurelle et naturalisée, les femmes (viols comme armes de guerre, mutilations génitales, mariages forcés). Dans les faits, ce n’est qu’en 1984 que le Parlement européen a adopté une résolution appelant les États à considérer les femmes qui ont été victimes de persécutions en raison de leur sexe comme étant un groupe social, suivant les termes de la Convention de Genève. Cette ligne d’action sera soutenue en 1991 par le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) dans ses Directives pour la Protection des Femmes Réfugiées, appelant à considérer les femmes qui ont été persécutées pour avoir enfreint des normes sociales comme étant un groupe social particulier [Freedman, 2004]. On en conclut que, jusque-là, les craintes d’excision ou celle de subir un mariage forcé n’entraient pas en ligne de compte comme catégories légitimes pour qu’une femme soit considérée comme victime de persécution. Enfin, il faut attendre 2014 et l’entrée en vigueur de la convention d’Istanbul pour voir se déployer un outil juridique international consacré spécifiquement à la lutte contre les violences faites aux femmes [Freedman, 2004].
Approche genrée des demandes d’asile au niveau international
Le Canada est le premier pays ayant adopté les lignes directrices régissant la pratique du droit d’asile en matière de genre (1993), suivi par les États-Unis et l’Australie. En Europe, seuls le Royaume-Uni, la Suède, les Pays-Bas et la Norvège les ont également adoptées. Mais d’autres pays, tels que la Belgique par exemple, ont identifié des équipes spécifiquement chargées du suivi des problématiques de genre au sein de l’autorité administrative responsable du traitement des demandes d’asile. L’Union Européenne s’est également engagée dans la prise en compte de la dimension genrée des persécutions pour la reconnaissance du statut de réfugié·e. Ainsi, la directive sur la qualification initialement adoptée en 2004 et refondée en décembre 2011, établit les normes minimales auxquelles les États membres doivent se conformer pour la reconnaissance d’une protection internationale. L’interprétation de la Convention de Genève par l’UE reste cependant plus restrictive que celle du HCR car elle n’envisage cette prise en compte que dans l’interprétation des persécutions du fait de l’appartenance à un certain groupe social et non dans l’interprétation de chaque motif de persécutions.
La qualification de groupe social pour rendre compte de certaines persécutions liées au sexe ne résout pas tout. Sur le terrain, deux approches sont en vigueur [Al-Assi et al., 2012] : l’une considère qu’un groupe social est déterminé par une caractéristique partagée immuable, ou par une caractéristique à ce point fondamentale pour la dignité humaine que le porteur de cette caractéristique ne peut pas être obligé d’y renoncer. L’autre met en évidence l’élément externe, si le groupe est reconnaissable par la caractéristique partagée ou est considéré comme différent par la communauté. Les définitions, les pratiques et la marge d’interprétation seraient là aussi très fluctuantes. Ici encore, il serait intéressant de situer dans quel contexte international ce changement apparaît. Mais surtout, qu’est-ce qui est reconnu comme une violence liée au genre et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qui regarde, qui décide ? Il s’agit de garder une réflexion critique sur les constructions de catégories qui sont toujours politiques. Et cela aussi parce que les pratiques liées à l’asile sont performatrices : il s’agit de constructions sociales, qui se font par la performativité, dans un but de reconnaissance sociale c’est-à-dire avec leurs points de focus et leurs attendus, elles ont des effets sur les personnes en quête d’un statut légal, tout comme sur le regard de celles qui doivent en décider.
Pour que les risques de persécution soient reconnus comme fondés, débouchant ainsi sur un statut de réfugié, faut-il obligatoirement se reconnaitre et se présenter comme victime ? Quelle reconnaissance quand la figure de victime ne correspond pas aux critères normatifs du pays d’installation ? Cette figure de la victime n’est-elle pas plus particulièrement activée concernant les femmes ? Dans De la marge au centre, théorie féministe [hooks, 2017], la féministe américaine bell hooks arguait déjà de la nécessité de rejeter le parallèle entre être une femme et être victime. Pour elle, cette conception réductrice du genre et de la condition féminine découlait directement de l’idéologie sexiste.
Du côté des instances d’asile, y a-t-il attente d’un profil spécifique, délimitant un groupe de « bonnes victimes », tel que conçues dans les représentations normatives des pays d’accueil ? Une personne vue – et jugée par celle qui regarde et décide – comme suffisamment (mais pas trop) démunie ? Mais, qui décide de l’échelle de gravité des faits fuis ? Tout comme des ressources dont disposerait une femme pour s’en sortir autrement qu’en demandant la protection dans un pays européen ? La question du regard posé est bien la coordonnée centrale, et ce dernier s’inscrit toujours dans une époque, un contexte historique et socio-politique déterminé.
La nécessité d’une position socialement située
Penser les mouvements (et les points de rigidification) de l’Histoire, et postuler qu’ils doivent être présents dans l’écoute du clinicien en ce qu’ils traversent l’histoire des familles puis des individus, ne revient pas à indiquer a priori comment chaque individu en sera marqué. Il nous parait indispensable de prendre en considération le contexte global dans lequel se meut le sujet de la rencontre, a fortiori lorsqu’il est l’objet d’attention du discours politique.
Un écueil en effet, du côté de la pratique clinique, serait de prendre tels quels les traits caractéristiques avancés à propos d’un ou sur un groupe social, pour des traits identificatoires opérants pour le sujet de la rencontre. C’est bien là la particularité de chaque position subjective que de proposer des réagencements à chaque fois originaux de déterminants sociaux, culturels, historiques et politiques. Et ce parfois à l’encontre de représentations partagées qui assignent.
Bibliographie
Akoka K. (2018). « Réfugiés ou migrants ? Les enjeux politiques d’une distinction juridique ». Nouvelle Revue de psychologie, 1(25) : 15-30.
Akoka K. (2020). L’asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants. Paris, La Découverte.
Al-Assi et al. (2012) 60 ans de la Convention de Genève, analyse de la pratique belge et du contexte international européen, Vluchtelingenwerk Vlaanderen, 77 p. (disponible en ligne sur www.cjhm.org)
Rousseau C. et Foxen P. (2006). « Le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ? » L’évolution psychiatrique, 71(3) : 505-520.
Freedman J. (2004). « Introduire le genre dans le débat sur l’asile politique », Les Cahiers du Cederf, 12 : 61-80.
Freedman J. (2008). « Genre et migration forcée : les femmes exilées en Europe », Les Cahiers du Cederf, 16 : 169-188.
hooks b. (2017). De la marge au centre, théorie féministe. Cambourakis.