Sans amorcer une quelconque analyse prospective, il convient d’acter les conséquences sérieuses et parfois dramatiques bouleversant les personnes déjà affectées socio-économiquement. Nombre d’entre elles se sont vues privées d’aide sociale associative ou institutionnelle, de leurs réseaux informels proches et de leurs sources de revenus. Quantité de structures d’aide ont vu leurs effectifs professionnels et bénévoles réduits ou interrompus alors qu’elles constituaient un rempart obligé pour déjouer la grande pauvreté[1]En Belgique une personne sur dix est confrontée à une situation de privation matérielle et sociale. Davantage d’informations sur le site de Statbel. et l’isolement.
Les conditions des confinements sont apparues comme les marqueurs des inégalités sociales déjà existantes, augmentant, dans l’invisibilité, les écarts entre celles et ceux qui ont ou non accès aux droits fondamentaux. L’exiguïté des logements et la cohabitation forcée des couples ou des familles ont été sources de violences et d’atteintes à la santé mentale des personnes qui se retrouvent encore, pour nombre d’entre elles, privées de soutien et d’accompagnement. Les enfants, adolescents, jeunes adultes ont été contraints – presque – au mêmes règles de confinement sans être forcément dotés des mêmes ressources, sans pouvoir élaborer les mêmes perspectives de lendemains. Les professionnels des services sociaux, formateurs et thérapeutes de première ligne en sont aujourd’hui les porte-paroles. Ils nous relatent les liens rompus entre les personnes les plus précarisées et les professionnels eux-mêmes.
Des voix pour le dire
Pernelle Taquet est intervenante sociale à l’asbl TCHAÏ[2]tchaibxl.be, un service d’accompagnement collectif et individuel pour les adolescents en exil ou Roms en situation de décrochage scolaire situé à Bruxelles. A la fin du mois de mai 2020, elle tentait de faire entendre les réalités des jeunes :
« En cette période de crise, les promenades en kayak, les parties de tennis ou les résidences à la mer ne sont pas dans leurs préoccupations. Nos jeunes et leurs familles font partie en effet, d’une frange de la population qui cherche une réponse à ses besoins de base : se nourrir, se loger, travailler et trouver une place dans la société ».
A ce sujet et au travers du prisme de l’accompagnement thérapeutique, Sophie Tortolano, psychologue dans un service de santé mentale aborde les jeunes vivant dans des conditions socio-économiques précaires :
« Dans des logements exigus, le plus souvent dans des familles monoparentales, ils semblent avoir vécu le confinement comme un huis-clos les expulsant du monde commun et de la possibilité de trouver des étayages sociaux pour donner quelques appuis à leur réalité interne en souffrance ».
Pourtant l’adolescence nécessite, rappelait-t-elle, ces processus de « liaison et de déliaison, de construction et de déconstruction », avec leurs parents, leurs pairs, mais également avec les intervenants psycho-sociaux.
Les personnes en situation d’illégalité administrative se sont trouvées très empêchées face aux mesures prises, à leur incapacité à participer à l’économie informelle, souvent seule source de survivance.
Candice Brunet, formatrice en alpha/français langue étrangère à Bruxelles Laïque, relatait les propos d’une dame sans droits de séjour : « Je suis restée trois semaines dans ma chambre sans oser sortir, j’ai eu peur de contaminer mes enfants et mon petit-fils. Maintenant je vais bien mais j’ai tout le temps peur ». En effet, selon Candice, leur situation de précarité administrative les exposait d’autant plus aux contrôles policiers : « Leur crainte d’être malmenées par les forces de l’ordre, voire d’être expulsées et séparées à jamais de leurs enfants rendait impensable toute sortie à l’extérieur, même dans le cadre déjà limité qui était la règle générale pour l’ensemble de la population ». Les personnes en situation d’illégalité administrative, celles qui ne maîtrisent pas le français ou encore celles souffrant d’analphabétisme se sont trouvées très empêchées face aux mesures prises, à leur incapacité à participer à l’économie informelle, souvent seule source de survivance. Les spirales occasionnées par leur non-accès à l’aide sociale ou à une traduction les ont particulièrement touchées.
Des liens fragmentés
Sans rediscuter les décisions prises pour contrer les transmissions de la Covid 19, il convient de saisir les évolutions des pratiques du travail social. Et ce en regard des vécus des personnes dont les rapports humains ont été les plus fragilisés : celles et ceux qui ont profondément souffert du confinement. Nombre de travailleurs sociaux se sont vus contraints de repenser leurs pratiques en y incluant les distances requises, en écourtant les échanges. Des associations et institutions ont limité la communication à l’utilisation du téléphone, à la visioconférence ou encore séparés par un plexiglass, les visages masqués de leurs expressions. Les rendez-vous pris au CPAS ou à l’hôpital sont reportés comme le payement des allocations de chômage. Les règles et les conditions d’accès changent continuellement. Les nouvelles approches viennent s’ajouter aux « fractures » impactant déjà les « usagers » les plus fragiles, comme la digitalisation des services ou l’enchevêtrement des démarches administratives : « Le Covid 19 a fait effet loupe sur ce qui ne va pas dans nos pratiques », relate la travailleuse sociale travaillant avec des personnes porteuses de handicaps.
Qu’en sera-t-il demain, de ces nouvelles habitudes de travail – à distance des corps – dans certains secteurs ou administrations ?
Qu’en sera-t-il demain, de ces nouvelles habitudes de travail – à distance des corps – dans certains secteurs ou administrations ? Avec son corollaire, l’automatisation, qui s’est accélérée dans de nombreuses entreprises à finalité lucratives, générant la perte de nombreux emplois, les pratiques d’accompagnements sociaux demeurent aussi en transition et l’épreuve de la polysémie des crises générées. Les pratiques de télétravail comme la diminution du nombre de personnes accueillies sont autant de moyens non-alloués aux personnes qui en ont le plus besoin. Sans support physique aux échanges, les partenariats entre les personnes les moins outillées et les professionnels de l’aide deviennent inconsistants, parfois irréalistes. Le temps de l’accompagnement est suspendu, comme celui de la reconnaissance mutuelle, ô combien essentielle. L’isolement des personnes, leur invisibilisation et l’effritement des liens sociaux ont occasionné des ruptures dans les relations d’aide. Leurs coûts sont à comprendre comme des dégâts incalculables sur les santés mentales et une augmentation du non-accès aux droits fondamentaux pour les plus pauvres : « La précarité est exacerbée et les personnes qui ont des fragilités psychiques « prennent cher » » m’explique la travailleuse sociale d’un centre d’accueil pour personnes dépendantes aux drogues. « Beaucoup se sont senties abandonnées et doivent se débrouiller seules. On a cassé le lien depuis le premier confinement » rétorque la travailleuse sociale d’une maison d’Accueil Socio-Sanitaire bruxelloise, se plaignant des mesures sanitaires qui occasionnent, selon ses mots, une « fatigue Covid », impliquant de devoir tenir à distance l’usager.
Paradoxalement, l’économie informelle est venue répondre aux manquements des institutions troublées par les directives et les injonctions au télétravail.
En conséquence des mesures de confinement, il convient également de ne pas sous-estimer la fragilisation des capacités informelles – « pragmatisme des pratiques populaires »[3]C.BREDA, M. DERIDDER et P.-J. LAURENT (dir), (2013), La modernité insécurisée. Anthropologie des conséquences de la mondialisation. Editions Academia/l’Harmattan, Louvain-la-Neuve. qui au travers des solidarités chaudes, dans l’urgence et la survie, complètent les réponses sociales institutionnelles. Paradoxalement, l’économie informelle est venue répondre aux manquements des institutions troublées par les directives et les injonctions au télétravail. Sonia de Clerck, chargée de projet à l’ASBL Maison Biloba Huis à Schaerbeek, m’explique que « face à un système paralysé, des groupes de citoyens solidaires se sont engagés dans l’urgence à rassembler des produits de première nécessité pour en faire des colis alimentaires et distribuer des repas pour les personnes en grande précarité ». De même, la photographie médiatisée d’une file de plusieurs centaines de mètres de personnes en attente de colis alimentaire rue Royale à Bruxelles, a marqué les esprits, comme celles de femmes, sans-droits de séjours, participant à la confection de masques pour la population.
Du corps effacé au corps collectif
Pour les personnes souffrant déjà de grande solitude, nombre d’entre elles témoignent aujourd’hui d’abandon, de mal-être diffus et de plaintes psychosomatiques. L’écoute de leurs ressentis impliquera un investissement à la hauteur des violences éprouvées. Un défi de taille aussi pour repenser la participation et l’action collective, une opportunité de développer les groupes de parole et d’échanges, une thérapeutique à l’échelle des écosystèmes humains, augmentant la conscience du « commun », vulgate tant méprisée sous l’ère néolibérale.
Veiller au corps politique nécessite la recomposition du corps collectif dans lequel s’inscrivent les finalités du travail social.
Loin des jugements faciles, nous devons urgemment considérer la violence de ces mises à distance des corps – des personnes – dans leur incapacité à être reconnues, pour ce qu’elles sont, pour ce qu’elles vivent, pour ce qu’elles espèrent d’humanité et de droits. Or les chemins d’humanité ont pour sillons les relations et les revendications, semences des droits fondamentaux qui se construisent dans l’échange des savoirs, des vécus et des perspectives. Veiller au corps politique nécessite la recomposition du corps collectif[4]Référence de la lettre de Spinoza à Jarig Jelles (2 juin 1674) Lettre 48 bis. dans lequel s’inscrivent les finalités du travail social, liant chaque personne dans une spirale sociétale incluante tout en visant, au sens du respect du décret du 14 juillet 1997[5]Décret portant organisation de la promotion de la santé en Communauté française, à privilégier l’engagement de la population dans une prise en charge collective et solidaire de la vie quotidienne, alliant choix personnel et responsabilité sociale.
A propos de l’auteur
Xavier Briké est anthropologue, chercheur au laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain (LAAP-UCL). Coordinateur du Certificat d’Université : Santé mentale en contexte social, précarité et multidisciplinarité (SSM Le Méridien-UCL). Maître assistant à la Haute École sociale Helha-Cardijn de Louvain-la-Neuve (Belgique).
Notes de bas de page[+]
↑1 | En Belgique une personne sur dix est confrontée à une situation de privation matérielle et sociale. Davantage d’informations sur le site de Statbel. |
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↑2 | tchaibxl.be |
↑3 | C.BREDA, M. DERIDDER et P.-J. LAURENT (dir), (2013), La modernité insécurisée. Anthropologie des conséquences de la mondialisation. Editions Academia/l’Harmattan, Louvain-la-Neuve. |
↑4 | Référence de la lettre de Spinoza à Jarig Jelles (2 juin 1674) Lettre 48 bis. |
↑5 | Décret portant organisation de la promotion de la santé en Communauté française |