Je suis allée à la rencontre de quelques directions et enseignants dont les témoignages sont éclairants quant à la diversité des visions et des stratégies mises en place dans leurs institutions.
De la concertation à la collaboration et la coopération
La mise en place du Pacte pour un Enseignement d’Excellence prévoit que dans chaque école, un plan de pilotage et un contrat d’objectifs soient co-construits et co-évalués par les équipes éducatives. Avalisé dans le cadre du Pacte, le travail collaboratif a été imposé aux enseignants via le Décret relatif à une nouvelle organisation du travail[1]Voir bibliographie en fin d’article.. La circulaire de mise en œuvre de ce décret de 2019 redéfinit la charge horaire des enseignants et clarifie les différentes composantes de celle-ci[2]Concernant l’application du décret « Cadre de Pilotage », la circulaire 7167 du 03/06/2019 porte diverses dispositions relatives à l’organisation du travail des membres du personnel de … Continue reading. La charge du travail enseignante dépasse désormais la seule référence préexistante aux périodes de cours pour y inclure l’ensemble des dimensions de la profession, qui porte tant sur le travail en classe, le travail pour la classe, le service à l’école et aux élèves, la formation en cours de carrière, et le travail collaboratif.
Concrètement, en vue d’associer les équipes pédagogiques au choix d’objectifs stratégiques d’amélioration dans leurs établissements, le législateur a prévu deux périodes horaires de travail collaboratif par semaine et par enseignant sans pour autant les assortir d’une revalorisation salariale.
Le législateur a prévu deux périodes horaires de travail collaboratif par semaine et par enseignant sans pour autant les assortir d’une revalorisation salariale.
Voici le témoignage d’une enseignante à ce propos :
Ce que je trouve intéressant dans la mesure légale et son côté contraignant, c’est justement que les directions peuvent, si nécessaire, actionner ce levier de l’obligation pour imposer à des équipes et des enseignants de travailler en équipe.
Cette invitation pressante au travail collaboratif, sans prévoir pour autant de revalorisation salariale ni être assortie de sanctions, s’est avérée parfois un casse-tête pour les directions. Pour une école bruxelloise, inscrite dans la vague trois de la mise en place du Plan de Pilotage, le timing a coïncidé avec la pandémie, impliquant son lot de contraintes. Les mesures de distanciation physique ont largement freiné la dynamique collaborative.
Une directrice reconnait :
Deux heures par semaine, c’est beaucoup je pense. Quand la nouvelle est arrivée, cela n’a pas été bien accepté par la majorité des enseignants. Un outil informatisé fut mis à disposition pour que chacun puisse réaliser le temps qu’il accordait à la collaboration en partant du principe que je faisais confiance à chacun et que je ne souhaitais pas contrôler. Ce fut un flop : l’outil fut peu ou pas utilisé. Je l’ai relancé cette année….
Une enseignante souligne :
Ce qui a changé, entre autres, , c’est le côté contraignant de la mesure. Un prof équivalent temps plein doit prester 60 heures de travail collaboratif par année, cela revient, en gros, à 2h par semaine. Ces heures doivent se faire en dehors du temps scolaire et gratuitement (par exemple, moi qui suis payée 1NTPP/semaine comme membre du Comité de pilotage, je ne peux pas compter ces réunions dans mon temps de travail collaboratif). Cependant, les semaines ne sont pas extensibles… Ce qui reste choquant, c’est que ce travail collaboratif, la direction peut en exiger un relevé. Cela engendre des tâches administratives bien peu épanouissantes. Il est vrai que dans notre école, notre direction est assez peu intrusive dans le suivi de ce relevé administratif… Quand même… Cette force de l’obligation, j’y crois peu… je ne pense pas que ce soit constructif (en tout cas sur le long terme)… Je suppose qu’il fallait marquer une frontière, une limite…
Il ne suffit pas d’imposer le travail collaboratif pour qu’il devienne une réalité.
Un constat largement admis par la plupart des directions et des enseignants que j’ai rencontrés, qui reconnaissent qu’il ne suffit pas d’imposer le travail collaboratif pour qu’il devienne une réalité. La distance entre l’injonction au travail collaboratif et sa réalisation est considérable.
Selon une directrice :
Ces heures de collaboration, c’est très utile mais cela nécessite de l’organisation. De créer des conditions pour se rassembler, pour collaborer. Et dans un leadership partagé afin que chacun puisse prendre une part active, se positionner comme pilote d’actions, de projets porteurs par exemple. Certains enseignants ne sont pas convaincus et d’autres affirment ne rien retirer à collaborer avec les autres. Enfin, certains sont très à cheval sur le respect des règles et se plient parfois à celles-ci sans pour autant y croire.
Dans ces conditions, comment créer une dynamique participative d’école autour des objectifs pédagogiques d’amélioration validés par l’équipe, dans le cadre d’un leadership partagé ?
Une directrice estime :
Démarrer le processus autour du Plan de pilotage par faire le point sur les missions et valeurs de l’école semblait un point de départ essentiel. Qu’est ce qui nous liait, quelles étaient les représentations que chacun avait de l’école et dans quelle direction allions-nous entrevoir l’avenir de l’école dans les années à venir ? Et surtout quels sont les atouts de l’école sur lesquels s’appuyer et se mobiliser au départ d’un diagnostic partagé ?
Quelle est l’identité de l’établissement ? De quelle mémoire éducative la communauté pédagogique de l’école souhaitait-elle porter la trace ? Le miroir qualitatif préalable au processus de diagnostic interroge l’école entière sur la valeur ajoutée qu’elle procure aux élèves : où veut-on amener nos élèves ?
En accord avec les PO, dans la plupart des écoles, un comité de pilotage (COPI) fut mis sur pied qui associe les directions à des représentants de l’équipe pédagogique, ainsi que, dans la mesure des possibilités, à un membre du PO. Ces enseignants engagés dans le COPI assument la large part du travail préparatoire au processus du plan de pilotage. Outre la phase de consultation de l’ensemble de l’équipe pédagogique sur un état des lieux, un diagnostic, le mandat inclut le travail d’analyse et de synthèse des informations récoltées ainsi que la communication de celles-ci. Le choix des objectifs d’amélioration et les stratégies et plans d’action pour les atteindre sont validés par tous permettant à chacun de se mobiliser autour de ceux-ci. Ce processus constitue un enjeu de démocratie scolaire afin que les suggestions des enseignants et soient prises en compte et intégrées aux plans de pilotage.
Le plan de pilotage est un outil basé sur un travail de diagnostic qui doit doter chaque établissement d’une stratégie d’amélioration spécifique à celui-ci tout en s’inscrivant dans les objectifs d’amélioration fixés par le Gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles pour l’ensemble du système éducatif. Un dispositif participatif est mis en place pour associer les acteurs de l’école (équipe éducative, direction, PO, parents, élèves, …) à l’élaboration et à la mise en œuvre des différentes réformes du Pacte pour un Enseignement d’excellence. Avec le pilotage, la volonté du législateur, c’est de favoriser l’autonomie au niveau des établissements qui seront en charge de définir des stratégies adaptées à leur situation.
De l’équipe éducative à la communauté pédagogique
Comment mobiliser le collectif ? Présenté comme levier des réformes éducatives et comme condition facilitant la mise en place des objectifs d’amélioration des pratiques pédagogiques, Pierre Waaub de la CGé estime que le travail collaboratif transforme le métier d’enseignant en pratique collective menée par des praticiens-chercheurs. Dans cette perspective, pour les enseignants, les changements ne peuvent s’opérer individuellement mais en collectif …. « Le grand changement est bien là: dans la possibilité pour les enseignants de mettre en œuvre des stratégies qu’ils jugent adaptées à leur situation et de pouvoir les amplifier ou les modifier ensuite. L’enjeu du Pacte est de pouvoir agir ensemble dans un leadership partagé avec la direction qui joue un rôle notamment en déléguant des responsabilités accrues aux enseignants. On a tous les avantages d’une équipe, on s’appuie les uns sur les autres et chacun se mobilise autour des objectifs que l’équipe s’est donnés[3]BACCICHET M., Plan de pilotage: tout miser sur le travail collaboratif, La Ligue, 8 octobre 2019.».
Les contrats d’objectifs qui émaneront de ces équipes collaboratives au leadership partagé auront plus de sens puisqu’ils auront été fixés tous ensemble.
Dans un contexte scolaire jusqu’ici décrit comme individualiste, c’est une transformation majeure pour l’enseignant appelé à travailler de concert avec tous les intervenants, qu’ils proviennent du milieu scolaire ou d’autres institutions telles que les PMS[4]Centre psycho-médico-social. Outre le PMS partenaire de l’école, d’autres intervenants externes peuvent intervenir lors de l’élaboration du Plan de pilotage comme des centres de formation, … Continue reading, en vue de favoriser la réussite de tous les élèves. Or, « un ensemble de variables liées au contexte du système éducatif, au contexte de l’établissement mais également à ce qu’est et fait l’enseignant dans et hors de sa classe, interagissent entre elles et soulignent toute la complexité liée à l’analyse du travail collaboratif. » (Merini, 2007) Liées à l’évolution actuelle de l’école, les pratiques collectives fonctionnent dans la mesure où elles font sens pour les enseignants, où elles tiennent compte des contraintes liées à l’organisation traditionnellement disciplinaire et aux conditions de leur travail et quand elles induisent un véritable partage pour eux. Les résistances au changement sont individuelles, collectives et institutionnelles, impliquant pour certains de sortir de sa zone de confort. Le changement constitue une opportunité risquée qui doit se négocier dans le maintien des valeurs et des fondamentaux de chaque établissement.
De nombreuses équipes éducatives ou membres de celles-ci n’ont pas attendu l’injonction au travail collaboratif pour travailler en équipe.
Il faut souligner que de nombreuses équipes éducatives ou membres de celles-ci n’ont pas attendu l’injonction au travail collaboratif pour travailler en équipe ou participer aux projets d’école. Dans certaines écoles, ces temps de concertation collective n’ont d’ailleurs pas suscité d’opposition. Organisés hebdomadairement, ces moments collectifs furent envisagés comme possibilités d’échanges et de débats autour de projets communs.
Une enseignante :
Selon moi, la collaboration entre profs, cela existait bien avant que le législateur nous l’impose. A mes yeux, si l’enseignant est souvent seul devant ses élèves, ce qui se passe en classe est de bien meilleure qualité quand c’est le fruit d’une collaboration. Cela peut prendre des formes variées : du partage de documents, aux bonnes idées, trucs et astuces pratiques, conseils méthodologiques/pédagogiques jusqu’à la construction de syllabus et cours communs. Cela dépend vraiment d’une personne à l’autre, d’une équipe à l’autre, d’une politique d’école à une autre. Ce que la collaboration permet, c’est aussi de monter et porter des projets plus larges : les idées sont plus nombreuses, les épaules pour les porter aussi.
Pour une politique globale de mise en œuvre de la réforme
Ainsi, se transformer en collectif implique un changement de posture qui ne peut s’opérer individuellement mais qui doit se faire collectivement et être porté politiquement. De nombreuses contributions soulignent que la classe demeure soustraite à l’emprise du travail collectif. « La demande de travail collectif apparaît comme une nouvelle exigence de transparence pédagogique et de réflexivité : en ce sens, elle est plus intrusive que par le passé. La réussite de tous se formule comme responsabilisation collective des enseignants. En théorie, les pratiques en classe deviennent accessibles aux collègues, soit parce qu’ils en sont témoins et en discutent, soit parce qu’ils les développent ensemble, soit encore parce qu’elles sont questionnées en groupe.» (Lessard C., Canisius Kamanzi P., Larochelle M, 2009)
Il est essentiel de mettre en place des dispositifs d’accompagnement et de formation qui soutiennent ces changements, tels des outils pour développer une culture collaborative[5]MICHIELS L., Prof : un métier solitaire ou solidaire, un dispositif pour s’améliorer ensemble, in : En questions, n°121, 2017.. Les fédérations d’enseignement proposent des outils et formations à cet effet. La redéfinition de la charge de travail de l’enseignant est loin de résoudre la question de l’opérationnalisation d’une dynamique collective. Dans de nouvelles écoles qui voient le jour, dès le départ la communauté pédagogique se construit comme communauté pédagogique agissante. « La promotion d’une école ouverte sur son environnement, assumant la complexité des situations naturelles et ouverte à des pratiques pédagogiques faisant davantage appel à la créativité, semble requérir et s’accompagner d’un travail collectif intense » (Dupriez 2007). L’analyse de la dimension collective des pratiques entre enseignants ne peut être déconnectée d’une analyse parallèle des formes de l’action éducative. « La figure traditionnelle de l’enseignant seul dans sa classe face à ses élèves est en train de se modifier peu à peu pour laisser place à la figure composite d’un professionnel exerçant dans un établissement scolaire, confronté à une recrudescence de partenaires diversifiés et travaillant de plus en plus fréquemment avec les autres enseignants » (Mérini, 2007).
Considérant l’influence de ces pratiques différentes sur les manières de concevoir le métier, on s’interroge dès lors sur la place accordée dans la formation des futurs enseignants à la construction d’une représentation mentale de l’activité professionnelle. En effet, on peut se demander si la réforme du cursus des enseignants prévue à ce jour pour la rentrée 2021-2022, inclut un changement de paradigme pour le métier dès son apprentissage, qui articule pratique réflexive et formation continuée ?
Bibliographie
GRANGEAT M., et MUÑOZ G., « Le travail collectif des enseignants de l’éducation prioritaire », Formation emploi, 95 | 2006, 75-88.
MERINI, C., Les dynamiques collectives dans le travail de l’enseignant : du mythe à l’analyse d’une réalité, dans : TARDIF M., MARCEL J-F, DUPRIEZ V., & PERISSET-BAGNOUD D. (dir.). Coordonner, collaborer, coopérer. De nouvelles pratiques enseignantes, Bruxelles : De Boeck, 2007.
BACCICHET M., Plan de pilotage: tout miser sur le travail collaboratif, La Ligue, 8 octobre 2019.
Circulaire 7167 du 03/06/2019, Mise en œuvre du décret du 14 mars 2019 portant
diverses dispositions relatives à l’organisation du travail des membres du personnel de l’enseignement et octroyant plus de souplesse organisationnelle aux Pouvoirs organisateurs.
Les Apéros de l’éducation, Travail collaboratif, collectif, d’équipe ou de coopération. De quoi parle-ton ? CGé, mars 2018.
LESSARD C., CANISIUS KAMANZI P., LAROCHELLE M., De quelques facteurs facilitant l’intensification de la collaboration au travail parmi les enseignants : le cas des enseignants canadiens, dans : Éducation et sociétés 2009/1 (n° 23), pages 59 à 77.
Notes de bas de page[+]
↑1 | Voir bibliographie en fin d’article. |
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↑2 | Concernant l’application du décret « Cadre de Pilotage », la circulaire 7167 du 03/06/2019 porte diverses dispositions relatives à l’organisation du travail des membres du personnel de l’enseignement et octroie plus de souplesse organisationnelle aux Pouvoirs organisateurs. |
↑3 | BACCICHET M., Plan de pilotage: tout miser sur le travail collaboratif, La Ligue, 8 octobre 2019. |
↑4 | Centre psycho-médico-social. Outre le PMS partenaire de l’école, d’autres intervenants externes peuvent intervenir lors de l’élaboration du Plan de pilotage comme des centres de formation, sportifs et culturels. |
↑5 | MICHIELS L., Prof : un métier solitaire ou solidaire, un dispositif pour s’améliorer ensemble, in : En questions, n°121, 2017. |