En décembre 2020, la Fédération des Services Sociaux (FdSS) organisait un webinaire sur le thème “Préparer des réponses locales à une crise globale”. Plus de cent travailleurs sociaux et travailleurs de fédération y prirent part, pour témoigner des solutions mises en œuvre sur leur territoire local pour répondre aux problèmes générés par la crise sanitaire.
Animatrice d’un sous-groupe durant une partie de la journée, j’eus le plaisir d’apprendre par Line Gerbovitz (en charge, chez Présence et Action Culturelle Namur, de la coordination wallonne des collectifs et associations en soutien aux migrants en transit[1]Les personnes qui sont regroupées sous le terme « migrants en transit » sont entrées sur le territoire de l’Union européenne le plus souvent via le sud de l’Europe. Elles souhaitent se … Continue reading) l’octroi récent d’une toute première subvention wallonne à ces associations et collectifs. En échangeant plus longuement avec Line, je découvris que cette subvention résultait d’une action collective de ces associations, destinée à passer de l’engagement citoyen à l’interpellation et l’action politique. La mise en réseau des collectifs avec les provinces puis l’établissement d’un lien avec la Région Wallonne permirent d’aboutir à ce soutien des autorités sous la forme d’une subvention – encore modeste, et de nature exceptionnelle, mais significative en termes de reconnaissance du travail mené.
“Ca me rappelle les débuts de mon secteur – les CISP (Centres d’Insertion socioprofessionnelle) – il y a quarante ans”, dis-je à Line, en me réjouissant avec elle de ce succès. “Chez nous aussi, tout a commencé par quelques aides ponctuelles à des initiatives locales”. “Tu veux dire qu’on peut espérer aller plus loin que ce subside ? Ça me donne de l’espoir !” répondit Line – une réponse qui me toucha autant qu’elle me surprit.
Depuis deux ans, en effet, je suis, de loin mais avec un intérêt réel, le développement progressif de cette aide aux migrants en transit organisée spontanément par des associations mais aussi des citoyens lambda, à partir de l’été 2018. J’ai observé, fascinée, l’indignation monter, face aux traitements dégradants subis par ces migrants en transit que la Belgique peinait, ou rechignait, à accueillir dans des conditions décentes. J’ai vu l’action citoyenne se lever, les énergies se fédérer pour protéger du froid, de la faim, de la peur, de l’humiliation, ces migrants souvent bien jeunes, souvent bien maigres, venus d’Erythrée, du Soudan, du Ghana, de Syrie, et décidés à rejoindre la Grande Bretagne coûte que coûte. J’ai vu les rôles se préciser, et la coopération se structurer, entre les coordinateurs, les hébergeurs, les transporteurs, les nourrisseurs, les équipementiers, les laveurs de linge, les médecins, les juristes, les médiateurs. Des plateformes et des collectifs sont nés un peu partout en Wallonie, ils se sont dotés de documents-ressources, de pages facebook, de tableurs excel. Leur coordination dans un collectif plus vaste, leur action collective en direction des autorités, la subvention obtenue ne m’étonnent donc pas : elles m’apparaissent comme la suite logique de cette dynamique structurante qu’on retrouve au principe de bon nombre d’organisations qui ont aujourd’hui pignon sur rue.
C’est en effet, comme je le disais à Line, l’histoire du secteur CISP, qui commença dans les années ‘80 : face au problème des ados vaguant dans la rue en milieu urbain, souvent d’origine étrangère, souvent discriminés, fâchés avec l’école mais désireux de travailler pour gagner leur vie, des hommes et des femmes bricolèrent des structures d’insertion locales pour leur transmettre des compétences par l’immersion directe dans le travail. Ces petites structures se multiplièrent rapidement, s’associèrent voire fusionnèrent dans certains cas, et très vite se fédèrèrent pour sensibiliser plus efficacement les autorités quant au travail qu’elles menaient. Avec le temps, elles obtinrent des dispositions réglementaires et des aides financières, qui se muèrent ensuite en décrets et en subsides structurels. Et les fédérations elles-mêmes se réunirent en une Interfédération, à son tour dotée de missions, de subsides, de droits et d’obligations à l’égard de l’autorité subsidiante. Aujourd’hui, le secteur CISP compte plus de 150 opérateurs, forme chaque année 16.000 adultes peu qualifiés, qui y bénéficient de formations très diversifiées (FLE, horeca, métiers verts, bâtiment, bureautique, …) et d’un accompagnement psychosocial individualisé qui vise la restauration de l’estime de soi, la confiance, l’émancipation.
C’est aussi l’histoire des écoles de devoirs, nées d’une première initiative bruxelloise en 1973, elle-même inspirée d’une expérience italienne, rapidement imitée dans de nombreux quartiers wallons et bruxellois habités par des populations socialement et culturellement défavorisées.
Comme les organisations d’aide aux migrants, elles furent mises en place tantôt par des acteurs publics et privés existants, tantôt par de simples citoyens, elles se dotèrent d’outils communs, puis d’une fédération chargée de les représenter. Il fallut trente ans pour qu’un premier décret leur accorde des conditions de reconnaissance et de subventionnement. Désormais, elles composent toutes ensemble un véritable secteur qui encadre 16.000 enfants à travers 346 écoles de devoirs, 5 coordinations régionales et une fédération.
La même dynamique peut être observée à l’origine de bien d’autres champs de l’action éducative et sociale, les uns très établis comme l’éducation artistique, l’éducation permanente, les maisons médicales, les autres toujours en recherche de reconnaissance et de sécurité financière comme l’économie sociale, l’aide aux migrants ou l’aide alimentaire.
Les sciences sociales nous proposent le terme “d’institution” pour saisir plus finement ce qui se passe dans cette dynamique qui tout à la fois invente, stabilise, entretient et fait évoluer des organisations. Le concept a connu un succès important en sociologie française pendant la première moitié du 20e siècle, où deux acceptions se sont dégagées au fil des travaux de nombreux auteurs : l’une qui désigne des choses établies, ”des formes instituées impersonnelles et collectives relativement durables et stables” qui sont “à la fois un ensemble de règles et une mission, un mode de fonctionnement, des pratiques spécifiques” (Glinoer), l’autre qui désigne le processus qui voit s’établir des choses, dont Glinoer explique qu’”il s’agit alors d’un processus résultant de la tension entre l’« institué » et l’« instituant », les formes instituées subissant sans cesse la pression des forces instituantes (ou contre- ou anti-instituantes).”
Ceci dresse un portrait du champ du travail social comme espace où cohabitent des organisations dont l’apparent contraste en termes de dynamisme, de souplesse, d’inventivité, réside d’abord dans le fait qu’elles se trouvent à des stades différents d’un processus globalement identique : celui de l’institutionnalisation. Les unes sont tellement instituées qu’elles semblent calcifiées tandis que d’autres, à peine ébauchées, s’ignorent encore comme (futures) institutions, et vivent dans le présent d’une militance à la fois énergique, enthousiaste et inquiète de son propre avenir.
Une telle lecture invite à une posture réflexive sur les collectifs auxquels nous appartenons, qu’on peut alors envisager sous l’angle de leur historicité afin de comprendre les tensions qui les traversent, en interne comme dans leurs relations avec d’autres collectifs. Sartre, à cet égard, est une lecture précieuse pour qui s’intéresse à la dialectique des groupes : il décrit dans sa “Critique de la raison dialectique” la façon dont un “rassemblement” (réunion inerte d’individualités recherchant la satisfaction d’un même besoin élémentaire) peut à certaines conditions devenir un « groupe en fusion” où se rencontrent l’action collective et l’action commune, qui peut à son tour évoluer en groupe dont les membres sont tenus par des obligations réciproques visant à éviter le retour au stade du rassemblement inerte. Troisième temps : celui de l’organisation, qui voit se dégager une entité distincte des membres qui la composent, au sein de laquelle apparaissent des rôles, des tâches distribuées, des responsabilités spécifiques… et des conflits opposant l’individuel et le collectif. La phase finale est celle de l’institutionnalisation à proprement parler, qui fige des règles, des procédures, des hiérarchies. Dans l’approche sartrienne, “le moment institutionnel correspond en définitive au retour progressif de la réification et de l’aliénation. De l’institution naîtra la bureaucratie, et de la bureaucratie ressuscitera la sérialité[2]Selon J.-P. Sartre, situation de séparation entre les hommes, qui les maintient sans rapport intuitif de compréhension les uns par rapport aux autres. Source : Dictionnaire de français Larousse originelle, la vie traversant le groupe s’étant perdue en chemin.”, explique Glinoer.
Tout qui est un peu familier de l’associatif wallon et des collectifs militants d’aujourd’hui percevra des résonances singulières entre cette proposition théorique de Sartre et les réalités de l’action citoyenne et associative – en ce compris le problème de la tendance réifiante et aliénante de l’institutionnalisation. L’un des paradoxes douloureux des travailleurs sociaux, qui revient de manière cyclique dans mes échanges avec des travailleurs CISP, est bien celui de l’obéissance obligée à des contraintes réglementaires qui conditionnent le financement, donc la pérennité, de l’action alors qu’elles limitent par ailleurs sa liberté, son autonomie, sa réactivité. Me revient à ce sujet le témoignage, lors du webinaire évoqué en début d’article, de deux travailleuses sociales liégeoises : inquiètes à propos de la santé mentale d’adolescents qu’elles ne pouvaient plus rencontrer dans les lieux habituels pour cause de Covid-19, elles étaient en train d’inventer une formule de “travail social marché” consistant à aller à la rencontre des habitants du quartier, en y déambulant. Mais s’inquiétaient à l’idée d’une sanction éventuelle si ces rencontres dans l’espace public étaient vues d’une mauvais oeil par les forces de l’ordre chargées de veiller au respect des mesures sanitaires…
Ne tombons cependant pas dans la dénonciation a priori d’effets supposément aliénants d’une institutionnalisation dénuée de toute vertu. L’histoire des CISP, des EDD, des maisons de jeunes, de l’aide aux migrants permet aussi une autre approche : celle d’une démocratie des plus vivantes, à l’heure où d’aucuns s’inquiètent de son déclin, une démocratie tellement imbriquée dans les formes collectives qu’elle ne nous est peut-être plus visible. Car que nous donnent à voir ces secteurs, dans leur historicité comme dans leur présent ? Des communautés professionnelles composées de milliers de personnes pour qui le fonctionnement naturel des choses – l’institué, le -déjà-là – est celui de l’invention, de l’information, de l’échange, du dialogue, du débat, de la concertation, de la représentation, dans un emboîtement de collectifs plus ou moins formels qui peut aboutir à une saine coconstruction avec le politique (quand celui-ci joue le jeu, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas).
Si l’institution tend à se reproduire en contraignant les individus à se plier à ses règles, et en luttant contre les forces instituantes qui cherchent à la changer, il est bon de remarquer que ce qui semble se perpétuer à l’intérieur de nombreux secteurs institués de l’action sociale et éducative est aussi cette capacité démocratique, transmise par la pratique quotidienne d’associations dont les CA, les AG, les équipes sont saines, efficaces et gardent foi en ce qu’elles font. Capacité que chaque travailleur de ces secteurs pourra ensuite transposer vers d’autres collectifs, plus jeunes, plus spontanés, plus libres. Pour inventer de nouvelles solutions aux nouveaux problèmes, que les vieilles dames institutionnelles, trop attachées aux procédures bureaucratiques, n’arrivent pas à prendre en charge.
Ces histoires nous prouvent que la vigueur citoyenne, la militance en actes, restent des moteurs essentiels de la structuration de la société, surtout si elles acceptent – aussi – de se frotter au politique, pour travailler avec lui à la pérennisation de l’action, pour revendiquer et obtenir que les ressources publiques restent au service de tous… en commençant par ceux et celles que leur naissance n’a pas favorisés.
Notes de bas de page[+]
↑1 | Les personnes qui sont regroupées sous le terme « migrants en transit » sont entrées sur le territoire de l’Union européenne le plus souvent via le sud de l’Europe. Elles souhaitent se rendre dans un autre pays européen (généralement le Royaume-Uni) pour y demander l’asile ou pour y séjourner (pour des raisons familiales, liées au travail ou aux études, par exemple). Pourtant, ce pays n’est en principe pas responsable de traiter leur demande, en vertu du Règlement Dublin. (CIRé) |
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↑2 | Selon J.-P. Sartre, situation de séparation entre les hommes, qui les maintient sans rapport intuitif de compréhension les uns par rapport aux autres. Source : Dictionnaire de français Larousse |