Travail social et travail du social
Si le travail social représente, selon Laurent Ott, une identité professionnelle, le terme ne recouvre l’intitulé d’aucune profession en particulier[1]Ott L., Travail, travail social et travail du social, Dans Transversalités, 2011/4, 120, p. 87-100.. Pour le philosophe, le travail social peut s’appliquer à différentes professions allant d’animateurs, éducateurs, assistants sociaux jusqu’à enseignants. Dans ces contextes différents, le domaine de l’intervention sociale ne s’identifie pas toujours à des compétences professionnelles très claires. Le travail social ne repose pas tant sur les aptitudes et savoirs techniques de ceux qui les exercent que sur leur engagement en tant que personne, souligne l’auteur car « les travailleurs sociaux sont à eux-mêmes leur propre outil de travail. Ils travaillent avec « ce qu’ils sont », en mettant en œuvre des relations qui les impactent autant comme personnes que comme professionnels.»[2]Ott L ., op.cit. Pouvant être qualifiées de métiers du lien, de la relation, voire de l’attachement, les professions sociales se positionnent dans un difficile entre-deux entre institutionnel et interpersonnel. Octroyant une place centrale à la dimension de l’affectivité, elles mobilisent des ressources qui, en général, ressortent de la vie privée des personnes et qui sont d’habitude tenues à l’écart des enjeux professionnels. Comme le souligne un professionnel du soin … « être donc là, pour valeur humaine, porté par le désir de pouvoir offrir un support « suffisamment bon » dans le lien, ni trop loin, ni trop près, mais à bonne distance ».
Le travail social ne repose pas tant sur les aptitudes et savoirs techniques de ceux qui les exercent que sur leur engagement en tant que personnes.
Si la relation est centrale, Laurent Ott est amené à faire à ce sujet une distinction entre ce qui relève du professionnalisme et de la professionnalisation. Le professionnalisme fait appel aux connaissances et aptitudes techniques sur lesquelles le travailleur peut s’appuyer pour exercer son métier. Dans le domaine de l’intervention sociale, ces qualifications sont le plus souvent liées au contexte dans lequel elles s’exercent. Ce qu’il qualifie de professionnalisation est la part de l’engagement du travailleur, la part de soi engagée dans une relation de type compassionnel avec les personnes qu’il est amené à côtoyer dans le cadre professionnel.
Cette distinction entre professionnalisation et professionnalisme se révèle pertinente et éclairante dans le cadre de la question qui nous occupe au sein de l’école. Traditionnellement l’école est engagée dans une « professionnalisme technique », octroyant une place prioritaire à la transmission de savoirs et à l’acquisition de compétences par le biais d’outils pédagogiques. Depuis quelques temps pourtant, elle a perdu bon nombre de ses repères quant aux missions qu’elle est supposée exercer, avec comme conséquence un malaise croissant de ses travailleurs[3]Tilman F., Grootaers D., La mutation de l’école secondaire, Question de sens-propositions d’action, Couleur Livres, 2011..
Le métier d’enseignant se situerait-il donc à la jonction entre ce que Laurent Ott qualifie de professionnalisme et de professionnalisation ?
L’école n’a plus le monopole du savoir qui est accessible à tous (ou presque) partout et tout le temps perdant ainsi le privilège qui lui conférait sa légitimité. Dans un contexte culturel de complexification perpétuel, tant les contenus à enseigner que les méthodologies à utiliser sont remis en question. Face à la conscience d’une société changeante, les équipes pédagogiques s’interrogent sur les enjeux de l’enseignement face à un public au profil diversifié. « Que transmettre pour contribuer au profil idéal du jeune citoyen de la société de demain ? »[4]Tilman F., Grootaers D., op.cit.. Plus explicitement, suggère François Dubet, en surcroît de dispenser des connaissances et des compétences, « l’école est tenue d’éduquer, d’inculquer des valeurs et des représentations communes, voire des sentiments partagés au-delà des singularités et des inégalités sociales et culturelles »[5]Dubet F., Duru-Bellat M., L’école peut-elle sauver la démocratie, Seuil, 2020..
Ainsi, la question posée en titre de cette analyse ne l’est pas simplement de pure forme, de celles que certains ne se posent pas, dont la réponse est évidente pour d’autres Cette question touche à l’identité de l’enseignant, à celle de l’école et de ses valeurs. Le métier d’enseignant se situerait-il à la jonction entre ce que Laurent Ott qualifie de professionnalisme et de professionnalisation ?
L’acteur éducatif un acteur social ?
Afin d’illustrer ce propos, j’ai souhaité l’ancrer dans ma pratique d’enseignante. Ayant travaillé plus de 25 dans l’enseignement en alternance, l’équipe pédagogique dont je faisais partie avait conscience d’œuvrer sur cette ligne d’entrecroisement entre acteur éducatif et acteur social. Elle souhaitait « faire école autrement » afin d’inscrire sa pratique pédagogique dans la réalité sociale et affective de jeunes qui avaient un rapport biaisé à l’école. La mise sur pied d’alternatives pédagogiques concernait bien sûr les savoirs à transmettre tant dans leur articulation avec la formation professionnelle que dans la perspective d’une ouverture socioculturelle. Mais la priorité pédagogique était accordée au relationnel. La construction du lien avec l’élève étayait le projet pédagogique. Il se concrétisait dans l’espace d’accueil des bâtiments scolaires, conçu et pensés en vue de favoriser la relation entre adultes et jeunes. Cet espace informel consacré aux temps libres, pauses de midi, ou réunions permettait la rencontre de tous, jeunes comme adultes.
Ce dispositif ne se contentait pas de l’informel basé sur la rencontre.
Ce dispositif de professionnalisation centrée sur l’engagement, pour employer la terminologie de Laurent Ott, ne se contentait pas de l’informel basé sur la rencontre. Il se formalisait par un temps consacré à l’analyse des pratiques permettant de développer un processus de conscientisation de ce qui se jouait dans l’engagement relationnel auprès des élèves. Avec comme horizon, l’acquisition des compétences prévues par le programme.
La crise occasionnée par la covid et sa gestion dans le cadre scolaire ont amené de nombreux élèves à se repositionner sur leur lien à l’école. S’ils soulignent le plaisir et le besoin de se retrouver entre pairs, ils redécouvrent la centralité et l’importance de la relation pédagogique. Pareillement, les enseignants se déclarent inquiets pour leurs élèves, conscients que le manque de proximité ne permet plus une transmission optimale.
La dimension affective de la relation enseignant-élève dans ses atouts et ses limites, a fait l’objet d’une recherche par Mael Virat, en psychologie de l’éducation. IL prend comme point de départ, la définition d’une relation enseignant-élève de qualité faite par Pianta (1998) comme « relation fournissant un soutien émotionnel, où l’enseignant est sensible et répond aux signaux de l’enfant en faisant preuve d’acceptation et de chaleur affective, où il fournit de l’aide et où il modèle le comportement de l’élève pour que ce dernier adopte un comportement adapté »[6]Virat M., Dimension affective de la relation enseignant-élève : effet sur l’adaptation psychosociale des adolescents (motivations, empathie, adaptation scolaire et violence) et rôle déterminant … Continue reading.
La recherche met en avant l’impact positif d’une relation du « prendre soin », du Care, sur le parcours scolaire d’un élève.
Le chercheur souligne les répercussions positives d’une relation enseignant-élève de qualité sur l’adaptation psychosociale des adolescents dans le cadre scolaire, notamment sur leur motivation, empathie, adaptation scolaire et pour contrer la violence. Mais l’impact sur les performances scolaires via un plus grand engagement scolaire associé à l’attachement à l’école ou à l’estime de soi scolaire, tous deux influencés par la relation à l’enseignant, est également effectif.
Par ce biais, la recherche met en avant l’impact positif d’une relation du « prendre soin », du Care, sur le parcours scolaire d’un élève. Pour mes élèves de l’enseignement en alternance, se construire oui c’était apprendre mais peut-être pas assis sur les bancs de l’école, plutôt dans le vécu d’une relation de confiance tant au sein de l’école que dans le cadre de l’entreprise dans laquelle la réciprocité permettait la transmission. Et qui les invitait à se doter de savoirs théoriques et à renouer avec les bancs de l’école.
Centralité de la relation pédagogique
L’intersubjectivité qui est au cœur de la relation pédagogique invite à la rencontre au sein de la question éducative, objectif qui intègre bien sûr l’acquisition de connaissances mais ne s’y résume pas. Ainsi que l’affirme Philippe Meirieu, la découverte du plaisir d’apprendre reste l’acte fondateur de toute éducation. Elle l’est d’abord, affirme-t-il « parce qu’elle ambitionne de ne pas abandonner l’accès aux savoirs et – plus important encore ! – la construction du désir d’apprendre à l’aléatoire des histoires et des rencontres individuelles. C’est là sa tâche, à la fois fondatrice et condamnée à l’inachèvement : ce qu’elle vise et ce qu’elle ne peut pas « produire » mécaniquement, sauf à confondre l’éducation et la fabrication – ce qui, précisément, abolirait le sujet libre et capable de « penser par lui-même » que suppose toute démocratie »[7]Meirieu Ph. Et coll., Le plaisir d’apprendre, Paris 2014..
Et Ostiane Mathon, pédagogue, de confesser : « Je le sais aujourd’hui, je n’apprends rien à mes élèves, mon rôle est ailleurs. Il est dans la manière dont je les autorise à apprendre, dans la façon dont chaque matin je tente de créer les conditions les plus favorables à l’émergence de leur désir d’apprendre, les plus en lien avec leurs forces, leurs besoins, leur ingéniosité, leur curiosité, … »[8]Mathon O., Plaidoyer pour le désir d’apprendre à l’école
L’enseignant, un acteur social et créatif
Ces témoignages confortent les dimensions de professionnalisme et de professionnalité qui s’opèrent parallèlement dans le champ du travail social et qui trouvent toute leur application dans le champ scolaire. Nous complétons ainsi ce qui avait été commencé plus haut ; le social recoupe donc l’acte d’éduquer, de transmettre… mais aussi de transformer, et «être travailleur social» revient fondamentalement à «être» à la fois éducateur, enseignant (transmetteur), et travailleur (transformateur)[9]Ott L., op.cit..Non formalisée, la part de l’affectivité dans la relation pédagogique peut induire une perte de maitrise de la part de l’enseignant. C’est cette crainte qui s’exprime sans doute face à la peur de « basculer dans du social ». Face à la conscience d’une société changeante, les équipes pédagogiques s’interrogent sur l’accueil qu’elles proposent à un public au profil diversifié. Elles ont le souhait de travailler dans une l’école qui se définit comme accueillante, bienveillante, hétérogène tout en gardant un niveau d’exigence … . Nier la dimension de l’affect dans la relation pédagogique en reviendrait à ce que résume Mireille Cifali : « Il existe bel et bien une perversion du savoir, quand celui-ci se réduit à une rationalité déconnectée de l’affect et qui ne s’engage pas dans une réflexion sur l’éthique de son usage »[10]Cifali M., Un altérité en acte, Grandeurs et limites de l’accompagnement.
Notes de bas de page[+]
↑1 | Ott L., Travail, travail social et travail du social, Dans Transversalités, 2011/4, 120, p. 87-100. |
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↑2 | Ott L ., op.cit |
↑3 | Tilman F., Grootaers D., La mutation de l’école secondaire, Question de sens-propositions d’action, Couleur Livres, 2011. |
↑4 | Tilman F., Grootaers D., op.cit. |
↑5 | Dubet F., Duru-Bellat M., L’école peut-elle sauver la démocratie, Seuil, 2020. |
↑6 | Virat M., Dimension affective de la relation enseignant-élève : effet sur l’adaptation psychosociale des adolescents (motivations, empathie, adaptation scolaire et violence) et rôle déterminant de l’amour compassionnel des enseignants. |
↑7 | Meirieu Ph. Et coll., Le plaisir d’apprendre, Paris 2014. |
↑8 | Mathon O., Plaidoyer pour le désir d’apprendre à l’école |
↑9 | Ott L., op.cit. |
↑10 | Cifali M., Un altérité en acte, Grandeurs et limites de l’accompagnement |