Elles se retrouvent en Belgique, seules ou avec des enfants à charge, et avec des conditions sociales de vie précaires. Leur scolarisation est souvent limitée. Elles présentent une pauvre estime de soi, avec des difficultés à reconnaître ou faire reconnaître leurs besoins et capacités. La confrontation avec des modèles différents dans les rapports de genre met en tension les rapports interpersonnels.[1]Toutefois, nous percevons dans les dernières années, le changement qualitatif dont parle Morokvasic (2008) : un changement des caractéristiques des femmes qui s’adressent aux centres. Elles … Continue reading
Aussi, nous avons souhaité développer une démarche clinique soutenante par rapport à ces enjeux de genre et interculturels. Nous nous inspirons de l’intervention interculturelle féministe [Bourassa-Dansereau, 2019], proposant trois pistes principales de travail. La première concerne la posture de l’intervenant.e (conscience de ses valeurs, de ses préjugés, de son cadre de référence). La deuxième, la nature de la relation entre intervenant.e.s interculturel.le.s féministes et les personnes engagées dans l’intervention (dialogue, rapports égalitaires, conscience de la position de privilège, vise aussi à favoriser l’empowerment et valoriser les expériences). Enfin, la troisième concerne la reconnaissance de la complexité de chaque intervention interculturelle féministe liée à la complexité identitaire. Grâce à une vignette thérapeutique, nous présenterons certains « accordages » qui nous semblent nécessaires dans une intervention clinique interculturelle qui prend en compte la dimension de genre. Les propositions de Bourassa-Dansereau (2019) sur l’intervention interculturelle féministe, nous aideront dans cette démarche.
…notre approche vise à déconstruire cette asymétrie et à mettre les compétences des femmes au centre de l’intervention.
Contexte
Notre pratique thérapeutique se réalise au sein du Centre EXIL à Bruxelles. Le Centre est un Service de Santé mentale spécialisé pour les victimes de violation de droits humains, dont le mandat est d’offrir une attention psychothérapeutique, psychiatrique et sociale ambulatoire avec une équipe pluridisciplinaire et multiculturelle.[2]« Le Service de Santé mentale est un service ambulatoire qui, par une approche multidisciplinaire et en collaboration avec d’autres institutions et personnes concernées par la santé, contribue … Continue reading En effet, plusieurs d’entre nous sommes originaires d’un pays du sud et installé.e.s en Belgique depuis longue date. Pour venir en aide aux femmes qui s’adressent à nous, nous avons remanié notre cadre thérapeutique en faisant appel à des outils construits dans la rencontre interculturelle et en puisant dans nos expériences personnelles de femmes également venues d’ailleurs pour établir une relation thérapeutique à partir d’un socle commun [Corbeil, Ch.2007 ; Moro, M-R et Baubet, T, 2009]. Néanmoins, nous sommes conscient.e.s que nous sommes venu.e.s et vivons en Belgique dans des conditions tout à fait différentes, et que notre position dans la société d’accueil est privilégiée. Cette asymétrie sociale est renforcée par l’asymétrie de la relation d’aide. Or, notre approche vise à déconstruire cette asymétrie et à mettre les compétences des femmes au centre de l’intervention. Nous présentons ci-dessous une situation qui nous a interrogé sur la manière d’intervenir auprès des femmes avec des traumatismes accumulatifs et issues d’une société culturellement fort éloignée de celle connue par la thérapeute.
Situation clinique
Madame Mahsa[3]Nom fictif pour garde l’anonymat de la patiente est une femme de 30 ans, originaire du Moyen-Orient et de confession musulmane. Le suivi psychothérapeutique a été réalisé avec une fréquence de deux fois par mois et avec la participation d’une interprète femme. Après un an et demi de suivi individuel, nous avons proposé à Madame de participer également aux activités communautaires, organisées par l’institution. Le processus thérapeutique s’est développé pendant deux ans et fut interrompu par le déménagement de la famille en dehors de Bruxelles.
Madame est arrivée à notre Centre référée par son service d’hébergement car elle se plaignait d’insomnies, de cauchemars, et car elle se sentait constamment triste et sans force. Elle avait quitté son pays d’origine deux ans auparavant, et se trouvait en Belgique depuis un an, après un voyage très risqué où la peur ne l’avait pas quittée. Elle est arrivée avec son mari, ses deux filles de 13 et 12 ans et son petit garçon de 8 ans.
Aide thérapeutique
Dès la première rencontre, nous avons opéré un ajustement dans l’intervention. Etant donné que Madame ne parlait que sa langue maternelle, nous avons cherché une interprète femme pour pouvoir mener à bien cette intervention. Grâce à cela, nous pouvions compter sur la « sororité » de femmes, mais également sur la participation d’une tierce personne[4]L’interprète apporte aussi des facteurs d’asymétrie comme la maitrise d’une des langues du pays d’accueil ou le fait de travailler. qui par sa présence, facilite une relation plus égalitaire entre patiente et thérapeute. En effet, aussi bien l’une que l’autre sont dépendantes de la présence de l’interprète pour pouvoir communiquer.
« …elle m’écoutait, parfois elle n’avait rien à dire mais le fait d’être là me consolait. Parfois, elle me disait de chanter… »
Afin que Madame puisse exprimer ses besoins, nous lui avons demandé si elle savait pourquoi elle était là, et sa réponse fut : « rien, je ne connais pas. On m’a dit de venir pour être aidée ». Alors nous avons exploré en quoi elle avait besoin d’aide et elle a alors évoqué ses difficultés pour dormir, ainsi que sa tristesse constante. Ensuite nous lui avons demandé à qui elle aurait pu demander de l’aide dans son pays, si elle avait eu ces difficultés, et elle a répondu : « personne…avant ma sœur ». Nous lui avons alors proposé de nous expliquer comment sa sœur s’y prenait pour l’aider. Elle nous a répondu « …elle m’écoutait, parfois elle n’avait rien à dire mais le fait d’être là me consolait. Parfois, elle me disait de chanter… »
Ses explications nous ont permis de lui expliquer le travail du psychothérapeute à partir du modèle qu’elle nous proposait : la présence. Nous lui avons exprimé que le but était qu’elle puisse se sentir mieux avec elle-même et avec son entourage et qu’elle puisse récupérer ses forces pour faire face au nouveau contexte. Nous avons souligné que nous serions avec elle pour penser ensemble ce qui pourrait l’aider à se sentir mieux, comme le faisait sa sœur.
Dans ce lien de confiance, nous n’avons pas hésité à partager ce qui faisait socle commun, comme le fait d’être migrante, les difficultés de s’exprimer dans une autre langue, et les difficultés de l’apprentissage du français. Cependant, d’autres aspects plus liés à l’expérience migratoire, comme l’impact d’un monde différent, les difficultés à retrouver des repères, ou la nostalgie de ce que l’on a laissé, ont été utilisés comme levier dans l’échange ; sans toutefois rentrer dans des aspects plus personnels afin de laisser émerger l’expérience de la patiente. Ce partage de « paroles précieuses » [Métraux, 2011] permet de consolider le lien et convoquer du commun, le vécu d’une migration, les difficultés éprouvées mais aussi les ressources à l’œuvre.
Un monde différent
« Dans mon pays c’était le sort des femmes (ne pas savoir lire ni écrire) et … ma vie était déjà décidée bien avant que je n’arrive ».
Notre écoute, façonnée dans une société où l’autonomie est une valeur centrale et où la voix des femmes devient audible, nous empêcherait-elle d’entendre autre chose que de l’oppression/soumission ? Nous lui avons proposé d’imaginer ce qu’elle aurait pu ou pourrait faire si elle savait lire et écrire. L’imaginer pour elle était très difficile, « ma mère et ma grande mère ne savaient ni lire ni écrire » me disait-elle. Par contre, quand il s’agissait de l’imaginer pour ses filles, elle s’est exprimée plus librement : qu’elles puissent sortir de la maison, avoir des amies, chanter, avoir un bon mari. Elle nous disait que penser pour ses filles était plus facile, car elles se développent dans un autre contexte, un nouveau pays où les règles sont différentes. Nous imaginons que la tension entre la continuité et le changement est complexe pour elle mais que cette tension se résout dans la filiation ; elle peut « déposer » ses rêves chez ses filles.
Processus thérapeutique
Pendant les deux ans de travail thérapeutique, nous avons suivi deux fils conducteurs. Tout d’abord, valoriser ce que nous nommons ses « gestes de résistance » face aux souffrances de sa trajectoire migratoire, véritables ressources dans sa vie actuelle. Et d’un autre côté, mettre en évidence ses envies d’offrir des opportunités à ses filles, par-delà même la migration. En ce qui concerne le premier fil conducteur, Madame Mahsa évoquait en consultation des gestes et des actes qu’elle présentait comme banals mais qui l’aident à mieux se sentir avec elle-même : chanter à haute voix quand elle est seule, danser, rigoler, ou aller chercher ses enfants en empruntant le chemin le plus long. Dans le travail thérapeutique, ces gestes ont d’abord été nommés comme des stratégies de résistance, pour ensuite être nommés comme des gestes de révolte. Le choix de mots pour connoter ces gestes ont positionné Madame différemment dans le contexte familial et social. Ceci nous a encouragé à chercher activement ces « gestes quotidiens » pour les mettre en lumière et les resignifier comme « agency » dans sa réalité. Nous utilisons ici la notion d’« agentivité (agency) » dans le sens de Saba Mahmood (2010), qui prend ses distance avec la notion d’agentivité comprise dans le binarisme oppression/résistance, et propose que l’agentivité (agency) est une aptitude à opérer ou à introduire des changements dans un monde particulier. A la suite des travaux de Foucault, elle reprend l’idée d’agentivité comme l’ensemble des capacités et des qualités requises pour mener à bien certains types d’actions morales et comme étant nécessairement liées aux disciplines historiquement et culturellement situées à travers lesquelles un sujet est formé.
Le deuxième fil conducteur concerne l’héritage à ses filles. Leur offrir des conditions de vie différentes de la sienne. Elle veut que ses filles sachent lire et écrire ; qu’elles puissent investir l’espace hors de la maison, qu’elles se sentent plus libres dans leurs corps, qu’elles puissent rire, bouger et danser à n’importe quel moment. Qu’elles puissent trouver des maris qui les écoutent et être des bonnes musulmanes. Dans ce souhait, Madame nous explique à quel point son attente est que ses filles soient de « bonnes » mères, proches de leurs enfants, ce qui révèle la force créative du travail projectif et filiatif à l’œuvre dans le parcours migratoire de madame : ses filles pourront tout être : ce qu’elle-même est et ce qu’elle n’a pas eu l’opportunité d’être.
La participation au groupe de femmes
Conscientes que Madame Mahsa manquait d’un réseau social pour mieux s’inscrire en Belgique et avait besoin de revivre l’expérience positive d’un groupe de paires femmes, nous l’avons invitée à participer aux activités communautaires de l’institution. Même si sa maitrise du français était limitée, elle pouvait compter sur l’appui des autres femmes qui parlaient sa langue. Au début, elle reste en silence et puis petit à petit, elle commence à prendre de l’aisance et à intervenir dans les activités proposées. C’est en groupe qu’elle a pu doucement partager ses vécus et prendre une certaine conscience du caractère commun de ceux-ci.
Ces démarches communautaires en santé mentale suscitent une parole collective qui permettent de passer du « je » au « nous » [Hansotte, M. 2005] et facilitent l’intégration des éléments du contexte social dans la compréhension des expériences individuelles.
S’ouvrir à de nouveaux modèles d’être femmes […} peut déclencher des sentiments de déloyauté et de honte.
L’éthique du changement et l’éthique de l’émancipation se rejoignent-elles ?
Nous pensons que dans le cadre de l’intervention clinique interculturelle sous le prisme du genre, l’éthique de l’émancipation, qui vise à affranchir les femmes des conditions d’oppression et de marginalisation, se trouve en tension avec l’éthique de changement de l’intervention thérapeutique qui vise à accroître la « souveraineté » de la personne [Walter, 2003].
S’ouvrir à de nouveaux modèles d’être femmes dans un contexte de déracinement, sans le support externe de la famille élargie, peut déclencher des sentiments de déloyauté et de honte, comme le manifeste Madame Mahsa. Ces conditions doivent alors être prises en compte et suivre le rythme de la patiente, comme alerte Legautlt (1993). En effet, des injonctions paradoxales pèsent souvent sur les femmes en migration (« émancipe toi mais pérennise les traditions ») et peuvent affecter les processus identitaires. Aussi pour accompagner au mieux les femmes, la question de la reconnaissance, nous parait être encore une fois au cœur du processus thérapeutique. Qu’est-ce qu’être une femme, une femme ici, une femme là-bas, une femme dans mes différentes sphères d’appartenances ? Dans la dynamique porteuse du collectif (activités communautaires) et dans les rencontres individuelles, les enjeux de reconnaissance sociale, affective et juridique animent notre travail [Honneth, 1992].
Bibliographie
Baubet, T. et Moro, M.R. (2009) Psychopathologie transculturelle. De l’enfance à l’âge adulte. Elsevie Masson, Paris.
Bilge, S. (2009) Théorisations féministes de l’intersectionnalité. Diogène 1 (225, 70-88.
Bourassa-Dansereau, C. (2019) L’intervention interculturelle féministe : intervenir en conciliant les enjeux interculturels et de genre. In : Audrey Heine et al. La psychologie interculturelle en pratiques. Ed. Mardaga. 251-263.
Corbeil, C., Marchand, I. (2006) Penser l’intervention féministe à l’aune de l’approche intersectionnelle. Défis et enjeux. Nouvelles pratiques sociales, 19 (1), 40-57.
Crenshaw, Kimberlé (2005) « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleurs » Cahiers du Genre,2 (39), 51-82.
Hanon, C. et Fousson J. (2019). Mobilité : l’accordage comme enjeu clinique. IN : L’information psychiatrique 4(95), 231-232.
Hansotte, M. (2005). Les intelligences citoyennes : Comment se prend et s’invente la parole collective. De Boeck Supérieur.
Honneth, A. (1992). La lutte pour la reconnaissance . Les Éditions du Cerf.
Landry, J. M. Repenser la norme, réinventer l’agencéité. Entretien avec Saba Mahmood. IN : Anthropologie et Société, 34(1), 217-231.
Legault, G. (1993). Femmes immigrantes : problématiques et intervention féministe. Service Social, 42(1), 63-80.
Métraux, J. C. (2011) La migration comme métaphore. La Dispute. Paris.
Moro, M. R. (2009) Les débats autour de la question culturelle en clinique. IN: Baubet, T. et Moro, M. R. Psychopathologie transculturelle. De l’enfance à l’âge adulte. Elevier Masson. Issy-le-Moulineaux
Morokvasic, M. (2008) « Femmes et genre dans l’étude des migrations : un regard retrospectif », Les cahiers du CEDREF, 16 | 2008, 33-56.
Walter, U. (2003). Autour des questions éthiques en psychothérapie. In : Psychothérapies 2 (23), 75-80.
Notes de bas de page[+]
↑1 | Toutefois, nous percevons dans les dernières années, le changement qualitatif dont parle Morokvasic (2008) : un changement des caractéristiques des femmes qui s’adressent aux centres. Elles viennent avec un niveau de scolarisation plus élevé et avec des aspirations personnelles plus claires. |
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↑2 | « Le Service de Santé mentale est un service ambulatoire qui, par une approche multidisciplinaire et en collaboration avec d’autres institutions et personnes concernées par la santé, contribue au diagnostic et au traitement psychiatrique, psychologique, psychothérapeutique et psychosocial du bénéficiaire dans ses milieux habituels de vie et à la prévention en santé mentale ». Service public fédéral. Santé public, sécurité de la chaine alimentaire et environnement. 2016. En ligne. |
↑3 | Nom fictif pour garde l’anonymat de la patiente |
↑4 | L’interprète apporte aussi des facteurs d’asymétrie comme la maitrise d’une des langues du pays d’accueil ou le fait de travailler. |