Bout d’histoires… Le récit de Jihane[1]Source : La mauvaise herbe « #10 Santé mentale, exil & diversités. (Re)penser l’accueil et le soin en situation multiculturelle » (2020), Université populaire d’Anderlecht.
Jihane est une jeune femme de 31 ans. Elle arrive à la première consultation avec son bébé de trois mois, le petit Ilias. Jihane est une maman seule ; chacune de nos rencontres se fera avec le petit garçon. D’origine marocaine, elle vit en Belgique depuis 14 ans. Elle a quitté le Maroc à 17 ans après avoir été mariée à un Belgo-Marocain. Cet homme, un cousin éloigné, elle le rencontre le jour de son mariage. Quelques jours plus tard, il repart en Belgique. Elle ne le reverra plus jamais. Le temps de l’obtention de son titre de séjour pour la Belgique, Jihane s’aperçoit qu’elle est enceinte. Mais son père a d’autres projets. Elle a les papiers, elle doit partir et aller gagner sa vie en Belgique. Il est trop tôt pour un enfant. Aussi, contre son gré, Jihane subit un avortement. Elle est ensuite « envoyée » en Belgique chez une tante qu’elle ne connait pas, son mari ne souhaitant plus la voir. Seule, avec très peu de ressources, Jihane apprend à se débrouiller. Elle fait des ménages. Elle est déterminée. Elle veut étudier. Jihane entreprend alors une formation à horaires décalés. Après quelques années, elle obtient un diplôme en marketing. Elle trouve rapidement un travail dans une grosse entreprise. Ses parents sont fiers, me dit-elle.
« Je pouvais rentrer l’été la tête haute. Tu sais, me confie-t-elle, j’ai été plus loin qu’ils le pensaient en m’envoyant ici, j’ai même acheté mon propre appartement. » Lors de ses séjours fréquents au pays d’origine, Jihane rencontre Younes, divorcé et papa d’une petite fille de 5 ans. Il vit au Maroc mais très vite, le courant passe entre eux. Ils voyagent, beaucoup. Younes lui rend souvent visite en Belgique. Cinq ans plus tard, ils décident de se marier. Pour rendre ça possible, Jihane doit officiellement divorcer de son premier mari, qu’elle n’a jamais revu. Une formalité, me dit-elle. Younes lui assure alors que d’ici peu, il viendra s’installer avec elle en Belgique. Il attend ses papiers. Le temps passe, les papiers arrivent et pourtant, il ne vient pas. Jihane insiste. Elle veut un enfant. Elle me dit en rêver depuis son avortement, 12 ans auparavant. Jihane tombe finalement enceinte, mais Younes n’est pas là pendant la grossesse. Le petit Ilias nait prématurément. Jihane accouche seule. La naissance est difficile, le bébé doit rester en néonat’ plusieurs jours. Quand elle vient me voir, Jihane est complètement épuisée, extrêmement isolée. Son fils a trois mois et son père ne l’a pas encore vu. Elle se sent « lâchée », « abandonnée ». Elle m’explique se sentir incapable de retourner travailler.
« Même si c’est très dur, je veux avancer. »
Jihane est mise au repos. « Mais, me dit-elle gravement, le généraliste m’a dit que bientôt je devrais aller travailler et que ça irait mieux aussi si je perdais du poids. Avant j’étais mince, avec de l’énergie mais là je n’arrive plus… ». Se justifier de sa situation, de son corps, encore. En entretien, nous parlons, nous jouons aussi avec le petit Ilias. Entre les gazouillements de son fils, Jihane me raconte sa vie au Maroc, le premier mariage, l’impuissance face à celui qui lui est assigné comme mari, face à son père et surtout le sentiment d’intrusion de son corps lors des rapports puis lors de l’IVG. Elle s’anime lorsqu’elle me raconte son « parcours » en Belgique. Je suis impressionnée. Quelle détermination. Nous plongeons littéralement dans ses ressources. Tout ce qu’elle a déjà réalisé, les relais sur lesquels s’appuyer pour souffler. Nous explorons ensemble. Ilias a cinq mois maintenant. Jihane prend le rythme, doucement. Elle apprend à faire sans le père de son enfant : « Même si c’est très dur, je veux avancer. » Elle me confie sentir un besoin impérieux de voir ses parents, sentir leur présence auprès d’elle et de son fils. « Je veux leur présenter Ilias. Je ne l’ai pas encore fait car chez nous c’est honteux que j’arrive là-bas seule avec mon enfant mais, j’ai vraiment besoin d’eux maintenant. » Peu de temps après cette décision, Jihane arrive effondrée en consultation psychologique. Le médecin contrôle est passé, m’explique-t-elle en larmes. Il m’a dit que je devais retourner travailler, que mon fils était grand maintenant. Ilias a cinq mois. Jihane est en arrêt depuis deux mois. Le médecin la tutoie. « Si ça a été si difficile la naissance de ton fils, raconte-moi alors ton accouchement. Mais je ne voulais pas lui raconter, tu sais c’est intime. »
Entre violence de genre et violence liée aux origines
Ce que Jihane nous conte de son histoire révèle la complexité des tensions identitaires liées à aux déficits de reconnaissance sociale éprouvés dans son parcours – en raison de sa condition de femme, d’immigrée, de son statut de mère seule, … – et à la double territorialité (ici et là-bas) dans laquelle opère cette non-reconnaissance. En effet, Jihane est la cible de prescriptions sociales et culturelles fortes tant du côté du groupe culturel que de la société d’accueil. À 17 ans, au Maroc, Jihane est mariée par sa famille à un Belge : ses parents ambitionnent pour leur fille une installation en Belgique et une réussite en terre d’accueil. Après la désertion du mari quelques semaines plus tard, Jihane subit un avortement forcé. Son père poursuit son rêve de la voir partir et une grossesse – sans père – n’est pas une option. Violence de genre. Jihane vit dans son corps cette atteinte à son intégrité : « je suis mutilée de mon premier bébé », me confie-t-elle en entretien. Femme et jeune, dans un système patriarcal marqué par le sceau des traditions [Guerraoui, 1997], Jihane doit obéissance à son père. Elle part donc seule dans ce nouveau pays.
L’isolement et le manque de ressources marquent ses premières années en Belgique. Mais Jihane est incroyablement réactive. Elle travaille, dur. « Ce sont toujours ces boulots pourris qu’on donne aux étrangers et surtout à nous les femmes bonnes à laver les saletés des autres », dit-elle avec colère un jour où nous évoquons ses premières années en Belgique. Jihane me dit à quel point elle s’est sentie mal accueillie en arrivant ici. Par les Belges et aussi les Belgo-Marocain·e·s. « Personne ne m’a aidée ; pour les uns j’étais une étrangère et pour les autres, une bledarde incapable de garder son mari. » Violence liée aux origines. Femme racisée, Jihane se sent assignée à son origine marocaine, enfermée dans cette différence. Cette violence, dont Jihane a fortement conscience, renvoie aux logiques de racialisation. La question des origines est réduite à la somme des éléments culturels essentialisés des groupes, ce qui occulte les rapports sociaux de domination et de pouvoir qui sous-tendent la production des identités [Juteau (1999) 2016].
Enjeux de reconnaissance
En amont de la dimension clinique de la situation de Jihane (perte d’estime de soi, anxiété, …), il importe de pouvoir décrypter ce qu’elle vit au regard de ces enjeux de reconnaissance. Effractions psychiques et corporelles dans les relations primaires (père, mari), déconsidération dans les relations juridiques (l’attente, la peur du refus des papiers – les siens et ceux de son second mari), sentiment d’exclusion sociale dans la société d’accueil (préjugés) sont autant d’obstacles que Jihane a franchis jusqu’alors sans ciller. Mais une digue s’est rompue avec la naissance de son fils. Tout au long de son parcours (quitter là-bas, arriver ici, renouer avec là-bas, etc.), Jihane dit s’être sentie disqualifiée à maintes reprises. Mais elle insiste : « Je n’ai jamais abandonné ». Depuis son arrivée en Belgique, elle conjugue son attachement à sa culture d’origine à une volonté de faire sienne le nouveau cadre culturel. Pleine de ressources et de compétences, la jeune femme s’est réalisée sur le plan professionnel et dans sa vie privée. Mais aujourd’hui, elle est pourtant à bout de souffle. Le sentiment de disqualification de ses compétences, les ruptures, vécues ici et là-bas, ont fragilisé ses affiliations familiales et sociales. Affiliations qui sont essentielles, particulièrement dans ce temps de la maternité : un enfant poursuit une filiation transgénérationnelle qui lui donne une place dans sa famille, avec des attentes à son égard, explicites mais aussi inconscientes [Davoudian, 2020]. Jihane me répète d’ailleurs à quel point elle se sent seule depuis la naissance de son fils. Trouver de nouvelles affiliations serait une issue. Mais comment le faire en l’absence de reconnaissance dans les sphères sociale et affective ? [Honneth, 1992]
Nécessaire posture clinique intersectionnelle
La posture intersectionnelle implique de reconnaitre la situation dite interculturelle dans toute sa complexité, c’est à dire la multiplicité des inégalités (de genre et d’origine) et des lieux d’exclusion (pays d’accueil et d’origine). Aussi, avec Jihane, les entretiens deviennent, avant toute autre chose, des temps de reconnaissance de ces violences de genre et racistes. À cet égard, en tant que professionnel·le, il importe de réaliser l’enchevêtrement des facteurs (origine, sexe, classe sociale, religion, etc.) qui s’influencent et agissent conjointement dans les processus d’exclusion [Collins, 1990]. Cette posture clinique intersectionnelle nécessite de l’engagement du thérapeute dans une relation égalitaire, ce qui implique une prise de conscience des relations de pouvoir liées au sexisme et au racisme, mais également à la position d’« expert·e » du/de la professionnel·le. Cela suppose aussi de pouvoir prendre conscience de sa position privilégiée, en tant que personne blanche, membre d’un groupe majoritaire, dominant et appartenant à une classe sociale favorisée. Pratiquement, cette démarche engage le-la professionnel·le à reconnaitre et valoriser l’expérience des femmes et de prendre en compte de la totalité de leurs connaissances, notamment culturelles et religieuses [Bourassa-Dansereau, 2019].
Bibliographie
Bourassa-Dansereau, C. (2019) L’intervention interculturelle féministe : intervenir en conciliant les enjeux interculturels et de genre. In A. Heine et L. Licata, Psychologie interculturelle en pratique. Mardaga.
Collins Hill, P. (1990). Black feminist thought: knowledge, consciousness, and the politics of empowerment. New York: Routledge.
Davoudian, C. (2020). Mères et bébés en errance migratoire. Temps d’arrêt, Yapaka, Fédération Wallonie-Bruxelles.
Guerraoui, Z. (1997). L’adolescente d’origine maghrébine en France: quels choix identificatoires? Spirale – Revue de Recherches en Éducation, 20, 155-170.
Honneth, A. (1992) La lutte pour la reconnaissance. Paris, Editions du Cerf.
Juteau, D. ([1999] 2016). L’ethnicité et ses frontières. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal.