Dès lors, comment adapter notre pédagogie et nos outils, lorsqu’il s’avère que cette dimension n’a pas été suffisamment prise en compte dans leur conception ? Comment y réfléchir et en débattre entre nous, qui entrons dans la thématique avec nos vécus et conditionnements propres, relatifs à nos genres respectifs ? Nous partageons ici quelques pistes de réponses, sachant que le processus de réflexion est en cours au CBAI.
Quels sont les liens entre genre et interculturel ? Selon nous, ces deux conceptions, plus qu’à lier comme si elles étaient séparées, sont intimement imbriquées l’une dans l’autre, puisque le genre est précisément, par définition, la désignation d’un produit culturel.
Toutefois, dans notre sphère professionnelle (au-delà de notre institution), les postures et lectures face à l’articulation entre genre et interculturel sont diverses. Nous observons tantôt un déni : on ne relève simplement pas les questionnements énoncés. Tantôt, un relativisme : on considère que ces questions sont passagères comme la mode, on attend que ça passe. Tantôt, une routine : on répète ce qu’on fait depuis des décennies sans appétence à le remettre en question. Tantôt, une critique qui évacue de facto le débat : des réflexions de féministes blanches sont discréditées d’entrée de jeu, au nom du risque de leur oppression sur les femmes racisées, leurs réflexions ne prenant peut-être pas en compte les autres réalités que la leur (ce qui peut parfois être le cas, mais pas toujours). Tantôt, une externalisation : se sentant au-dessus de la mêlée, des spécialistes de l’interculturel et de la décentration ne se sentent pas concerné·es. Ou plus problématique encore : parmi cette dernière catégorie, des professionnels hommes considèrent que la thématique des rapports de genre ne concerne que les femmes… ce qui revient par exemple à penser que la négrophobie ou la décolonisation ne concerneraient que les Noir·es.
Mais nous observons aussi un besoin, une volonté et une envie de repenser nos façons de faire et d’être comme formateurs·trices à l’approche interculturelle. Ce besoin, cette volonté, cette envie se marquent dans des dynamiques aussi bien entre collègues qu’avec les apprenant·es.
Chocs entre collègues
Au sein de notre équipe, nous percevons des signes de difficultés relationnelles impactées par les rapports de genre mais dont le biais, souvent, n’est pas pris en compte. Posons-nous les questions : qui sont les personnes qui se sentent les plus légitimes à parler, ou à juger ? Qui occupe le plus de temps de parole ? Qui coupe la parole, à qui ? Ou encore : qui porte de l’attention aux questions de genre émises par des apprenant·es, et les remonte vers l’équipe dans la volonté qu’elles y soient réfléchies ? Quelles sont alors les réactions des formateurs, et des formatrices ? Quelles sont leurs réactions par rapport à l’inadéquation éventuelle de certains de nos outils ? Et en cas de conflit, qui joue quel(s) rôle(s) ?
… accueillir les émotions, leur faire de la place, quitte à mettre le contenu prévu en attente ? Ou profiter de l’exemple vivant se passant sous nos yeux pour en apporter une lecture rationnelle et théorique, en s’adressant au groupe plutôt qu’à la personne en difficulté ?
Sans prétention scientifique, ces observations nous amènent à ce constat : dans le Palais de l’approche interculturelle, nous vivons un choc culturel de manière récurrente, entre « culture masculine » et « culture féminine » (lesquelles ne sont évidemment, comme toute culture, ni uniformes, ni univoques), sans malheureusement en avoir nécessairement conscience. Il y aurait donc des nœuds à démêler, de manière constructive. En chaussant les « lunettes genre », nous nous donnons la chance de capter d’autres informations intéressantes et complémentaires par rapport à ce qui se joue : elles n’expliquent pas tout, mais peuvent permettre une compréhension plus fine et enrichie de la situation.
A ce titre, il arrive qu’une difficulté soit rencontrée en formation, et que nous ayons du mal à la traiter en interne à cause de nos propres dynamiques de genre. Par exemple, lorsque les participant·es sont invité·es à parler de leurs appartenances identitaires, ou de leur récit migratoire, ou encore d’autres sujets intimes et sensibles, il arrive que certain·es accèdent à des états émotionnels intenses. Selon notre socialisation en tant qu’hommes ou femmes, il est arrivé qu’au sein d’un binôme mixte de formateur.trice, la réaction identifiée comme opportune à opérer au niveau pédagogique, soit très distincte selon l’une ou l’autre, voire antagoniste : accueillir les émotions, leur faire de la place, quitte à mettre le contenu prévu en attente ? Ou profiter de l’exemple vivant se passant sous nos yeux pour en apporter une lecture rationnelle et théorique, en s’adressant au groupe plutôt qu’à la personne en difficulté ? Selon (la personnalité mais aussi) la socialisation genrée, l’action prioritaire ne sera pas la même pour chacun·e du binôme, ce qui peut générer des tensions entre collègues.
Chocs avec des apprenant·es
Les interpellations de plus en plus exprimées par les partenaires et les apprenant·es sont symptomatiques : nous avons manifestement négligé l’impact des rapports de genre, à l’instar de la société. Aujourd’hui, avec l’effet domino des crises, et la visibilité croissante des luttes contre les dominations, jusque-là invisibilisées parce que le système en place était en suffisamment bonne santé que pour pouvoir les maintenir à la marge, les questionnements sur les rapports de genre peuvent enfin trouver leur place dans la « mise en désordre » de l’ordre établi à laquelle on est en train d’assister.
Pour illustrer comment des apprenant·es nous mettent au défi sur les questions liées au genre, prenons l’exemple du « jeu des six questions », que nous utilisons pour introduire au thème des identités. Selon la tradition, une de ces six questions posées est « Dis quelque chose sur le sexe auquel tu appartiens ». Il s’avère que cette formulation a soulevé de vives réactions, à répétition : des personnes (jusqu’ici, à notre connaissance, essentiellement des femmes et des personnes non-binaires) se disent fatiguées d’être enfermées dans des cases et dans une forme de prédétermination, dès lors qu’on est né·e avec un pénis ou une vulve, parce qu’elles ne s’y reconnaissent pas. En effet, plus ça va, plus toutes les caractéristiques spécifiques qui étaient autrefois considérées comme relevant de la nature (sexe), et donc de l’inné, s’avèrent relever de la culture (genre), et donc de l’acquis. La question dans sa formulation « traditionnelle » fait fi de cette évolution des connaissances, et le fait de leur demander à quel sexe elles « appartiennent » souligne encore cette assignation.
Ainsi, une participante a trouvé scandaleux que le CBAI lui impose de devoir se définir à nouveau selon une telle étiquette. Dans un premier temps, et peut-être naïvement, la formatrice a répondu que ce n’était pas une étiquette, mais une porte d’entrée qu’elle était prête à expliquer, voire à modifier. Pour faire comprendre à quel point le terme de « sexe » lui faisait violence par son caractère rétrograde, la participante, qui était blanche, a alors répondu : « C’est comme si vous nous demandiez de nous positionner par rapport à l’étiquette Nègres ». Cette remarque a soudainement, à son tour, fait grande violence à la seule participante afrodescendante du groupe : s’en suivirent de longs échanges, en plusieurs étapes, pour essayer de traverser la tempête vécue par le groupe et mûrir de cette expérience.
La gestion du groupe est complexe, en ce sens que tout le monde n’est pas autant sensibilisé, formé, ni ne subit les mêmes discriminations. Ici, les deux participantes précitées prirent ensuite beaucoup de place pour s’exprimer (la première ne revint plus pour la suite de la formation), alors qu’une partie du groupe ne prit quasiment pas la parole, sidérée par la situation. Parmi ses membres, trois femmes voilées auraient pu témoigner de discriminations qui les touchent, mais elles exprimèrent par la suite n’avoir pas trouvé leur place dans le débat. La question fondamentale pour tout·e formateur·trice demeure : comment parvient-on à évoluer ensemble ? Dans ce cas-ci, pour permettre à chacun·e de partir dans la direction qu’il ou elle veut, tout en tenant compte des degrés de familiarité très divers vis-à-vis de la notion du genre selon les cultures portées par les participant·es, la question devient : « Dis quelque chose sur ton sexe ou sur ton genre ». Si la demande de clarification émerge, elle sera l’occasion d’introduire cette distinction, en douceur pour le coup.
L’approche interculturelle et les rapports de domination
L’approche interculturelle sous-estimerait-elle les rapports de domination ? C’est une critique adressée de l’extérieur, partiellement à tort et partiellement à raison, aux porteurs·euses de l’approche interculturelle de ne pas suffisamment prendre en compte les rapports de domination à l’œuvre au sein des cultures et entre elles… comme si nous jetions juste des ponts entre des cultures aussi riches que différentes, dans lesquelles tout serait toujours parfaitement juste et, de ce fait, non-questionnable.
Pourtant, nous le soutenons : les rapports de domination, notamment ceux liés à l’histoire coloniale, sont présents dans la formation interculturelle. Mais ici aussi, nous nous reposons beaucoup sur les théories. A nouveau, entre amener la théorie et se questionner, personnellement et collectivement, sur la manière dont ces dynamiques traversent tant nos divers groupes que chaque individu que nous sommes, il nous reste encore à besogner. Et c’est une envie que l’on sent exister, de manière variable et diverse, en nos murs. Les personnes qui l’expriment d’une manière ou d’une autre y voient la possibilité de gagner en profondeur et en qualité de réflexion, dans la recherche de plus de justice sociale. Mais ces thématiques sont particulièrement malaisantes, du fait qu’elles touchent inévitablement à nos zones sensibles personnelles, et les conditions pour un échange constructif et sécure ne sont pas toujours aisées à réunir. On tâtonne, on cherche, parfois on est vraiment content·e, parfois on est très remué·e, frustré·e ou même en colère, et souvent, ça varie d’un·e participant·e à l’autre concernant le même espace de parole.
Pour lancer des perspectives
Aussi bien en interne que face aux apprenant·es, nos prises de conscience sur les enjeux liés au genre et à l’interculturel nous poussent ainsi à revoir certains des outils pédagogiques que nous avions l’habitude d’utiliser – nous l’avons montré à travers l’exemple du « jeu des six questions ».
Elles nous poussent aussi à expérimenter d’autres méthodologies. Parmi celles-ci, nous pourrions faire ressortir, comme étape de travail possible, les partages et débats en « caucus » ou réunions entre pairs. Concernant le genre, il s’agit de se retrouver temporairement entre hommes, entre femmes, et entre personnes non-binaires lorsqu’elles sont au moins deux. Créer ces espaces permet d’atteindre un degré de discussion où la parole circule autrement, généralement plus librement compte tenu de la sensibilité du sujet. Cela remue en effet, dès lors qu’on ose échanger sur des frustrations et des préoccupations. Le travail en caucus n’est pas forcément utile à tout-va ; il faut tenter d’identifier à quel moment l’utiliser sera probablement profitable. Dans certains cas, il est intéressant de prévoir ensuite une restitution volontaire d’un groupe après l’autre, de ce qu’il aura envie de communiquer parmi les sujets abordés : celle-ci permet des prises de conscience sur l’un et l’autre groupe, respectivement. Notons que l’outil du caucus peut s’utiliser à propos de tous les rapports de domination, et pas uniquement concernant le genre. Notons aussi qu’il génère de l’inconfort chez certain·es participant·es, cet inconfort n’étant pas le même chez les hommes que chez les femmes : régulièrement, au moment d’une première séparation en caucus, certaines femmes se sentent mal parce qu’elles ont peur que les hommes se sentent mal (attention tournée sur le ressenti de l’autre groupe), tandis que certains hommes, de leur côté, se sentent mal (attention tournée sur le propre groupe). Enfin, rappelons-le, l’objectif n’est pas de fonctionner tout le temps à huis-clos : le caucus est à envisager comme une étape dans un processus d’échanges collectifs.
Une autre piste à partager est de mettre en avant d’autres féminismes que le blanc, tels que le féminisme musulman ou l’afroféminisme. Participer à la rencontre de plusieurs visions du féminisme permet ainsi d’élargir le tableau avec des références complémentaires.
Quoi qu’il en soit, tou·te·s autant que nous sommes, sommes situé·es quelque part dans ces rapports, éminemment culturels : la position neutre n’existe pas. Que ce soit en suivant ces pistes énoncées ou tant d’autres, rien de tel qu’un cheminement personnel d’introspection, pour s’entraîner à identifier notre subjectivité, notre conditionnement, nos biais, et à (inter)agir en conscience de tout cela. Ce faisant, ne sommes-nous pas au cœur de la philosophie interculturelle ?