Les difficultés et les discriminations multiples que les femmes vivent sont systémiques, au sein des groupes familiaux et communautaires comme au niveau de la société majoritaire (la Belgique). Elles sont principalement soumises au sexisme, au racisme et au classisme. De l’analphabétisme au reste des discriminations et des dominations liées au mariage précoce, aux violences conjugales, à l’accès au logement, à la discrimination à l’embauche, la Maison des femmes inscrit son action, en partant des expériences des femmes et de leurs contextes, dans un cadre commun qu’est le féminisme intersectionnel institutionnel et politique [Salem, 2018].
Lutter contre « l’essentialisme » de la structure
Pendant de longues années, la Maison des femmes était investie comme un espace féminin interdit aux hommes, fermée donc à la mixité de genre et peu ouverte à la mixité culturelle et sociale. Cet entre soi féminin, y compris vis-à-vis du tissu associatif, a nourri et renforcé des clichés autour des femmes et de la culture à laquelle elles appartenaient majoritairement. Elles étaient vues et investies souvent dans leurs rôles traditionnels de mères et d’épouses et leur regroupement était vu comme du repli identitaire. Il était donc nécessaire de passer à une autre vision où la non-mixité est choisie et féministe, où les femmes s’occupent d’elles-mêmes, de leurs intérêts, de leurs projets, de leur propre épanouissement et de leur émancipation tout en restant dans la solidarité quand cela est nécessaire et possible. C’est la structure elle-même qui s’est donc émancipée. Nous avons affiché notre identité féministe dans nos communications et nos actions internes et externes.
Des espaces de non-mixité
Dans plusieurs sociétés et cultures, la non-mixité de genre est encore la norme. Dans ce cadre, la liberté des femmes se rétrécit directement dans les espaces mixtes : au niveau vestimentaire, au niveau de la parole et de l’expression et au niveau du mouvement comme le sport et la danse. Nous devons donc tenir compte de cette réalité, celle de la majorité de notre public, tout en l’interrogeant avec des lunettes féministes. D’autre part, toutes les mixités nous intéressaient dans l’objectif de décloisonner le service et de le rendre plus inclusif, de l’ouvrir à toutes les femmes de la commune peu importe leur origine, leur âge, leur culture et leur état de santé. Nous avons mis la question de la mixité sur la table pour la discuter au sein de l’équipe et avec nos différents groupes en alphabétisation. Nous avons fait des animations dans les groupes d’alphabétisation autour des différentes mixités (de genre, d’origine, d’âge et de classe), et nous avons conclu qu’il était primordial de réserver une grande partie de nos activités aux femmes pour des raisons féministes et non pas culturelles ou cultuelles. Ce qui est ressorti des débats avec les participantes c’est leur crainte de perdre cet espace de liberté qu’elles ont à la Maison des femmes. En la présence des hommes, elles craignent de revivre les mêmes pressions sociales qu’elles vivent dans leur vie sociale quotidienne. Il est donc très important et nécessaire de garder un espace pour elles où elles sont le moteur, libres, les décideuses, celles qui ont le pouvoir.
Nous sommes donc au cœur de la mixité même si nous travaillons souvent en non-mixité. Ce « juste milieu » que nous avons trouvé semble bien fonctionner. D’un côté, nous tenons à respecter et répondre aux besoins de notre public féminin : avoir leur espace et ne pas se retrouver avec les mêmes situations qu’elles fuient en quelque sorte en venant à la Maison des femmes. D’un autre côté, à travers le débat sur les différentes mixités, les activités d’agentivité pour renforcer la confiance en soi et les activités mixtes que nous avons mises en place, nous interrogeons les visions et les rôles traditionnels et les stéréotypes de genre et offrons des possibilités pour les dépasser.
L’incompatibilité supposée du féminisme avec certaines cultures et religions
Pour de nombreuses personnes, le féminisme et la religion musulmane sont contradictoires. Pour les uns, l’islam est le symbole suprême de l’oppression faite aux femmes ; pour les autres, le féminisme est un phénomène déviant ou une idéologie occidentale étrangère [Chouder, 2015]. D’autre part, dans les travaux sur « genre et migrations », il y a souvent une vision binaire qui oppose l’univers occidental et l’univers non occidental. Un langage fondé sur la binarité entre deux sociétés de départ et d’arrivée renvoie d’emblée les migrantes à une altérisation radicale. Un langage qui peut être parfois évolutionniste et postule que pour s’émanciper, les migrantes doivent s’affranchir des éléments culturels de leur société d’origine et intégrer ceux des femmes de la société d’arrivée. Dans le sillage de l’évolutionnisme apparaît également le relativisme culturel qui fait une distinction entre les femmes de son groupe et les femmes des autres groupes. Ce relativisme ignore l’histoire du féminisme dans les pays d’origine des immigrées et qu’il est traversé, comme partout ailleurs, d’oppositions liées à la classe, à la « race », à la sexualité, à l’attitude par rapport à la religion, etc. [Moujoud, 2008].
La grande majorité des femmes de notre public est musulmane pratiquante. Or les travaux des féministes musulmanes comme Asma Lamrabet (www.asma-lamrabet.com), et des islamologues réformateurs comme Rachid Benzine (2017), dont nous nous inspirons pour nous informer et informer les femmes, permettent une analyse critique et une émancipation de certains discours traditionnalistes. En outre, les femmes suivent l’évolution des droits des femmes dans leurs pays d’origine. Si nous prenons l’exemple du Maroc, c’est un pays où le mouvement féministe est très actif et où des avancées significatives au niveau juridique ont eu lieu autour des droits des femmes en 2004 (La famille a été placée sous la responsabilité conjointe des époux, l’âge du mariage est fixé à 18 ans, la répudiation a été abolie…). Le mouvement féministe marocain continue son combat pour une application systématique de ces lois et pour en modifier d’autres qui sont encore discriminatoires comme la loi sur l’héritage.[1]La femme hérite la moitié de ce qu’hérite un homme du même degré de parenté. Les femmes suivent ces luttes et ces évolutions via les médias et les réseaux sociaux et, concrètement, via leurs démarches administratives liées à leur statut personnel dans leur pays d’origine. Le féminisme n’est donc pas étranger à ces femmes, au contraire, les combats qui sont menés dans les pays d’origine sont parfois plus forts que ce qui se fait ici vu l’ampleur des discriminations qui persistent et les systèmes politiques et sociaux sur place.
Il est donc essentiel, quand on travaille avec un public multiculturel, de connaître au minimum les cultures d’origines et de s’informer sur les évolutions et les luttes féministes passées et actuelles dans ces pays afin de dépasser une lecture unique, souvent orientaliste et dépassée de la culture d’origine et des droits des femmes.
La Maison des femmes, à travers les différents axes d’intervention qu’elle propose, accompagne les femmes dans l’acquisition et l’exercice de leur agentivité.
Développer l’agentivité
Selon Butler (2006), l’agentivité est être capable de faire quelque chose avec ce qu’on fait de nous. En tant que sujet, nous sommes constitués par des rapports de pouvoirs dont nous dépendons mais sur lesquels nous avons la possibilité, même parfois mince, d’agir [Marignier, 2015]. Nous nous basons sur les quatre aspects de l’agentivité dans la mise en place de nos différents projets et activités :
- L’avoir, qui correspond au pouvoir économique (revenus et biens divers, accès à l’information et aux services, outils, temps …).
- Les Savoir et Savoir-faire en termes de connaissances, de compétences qui permettent la concrétisation des opportunités (l’alphabétisation, la capacité de mettre ses idées en action …).
- Le Pouvoir qui permet de prendre des décisions soi-même et d’en porter la responsabilité.
- Le Vouloir qui désigne le pouvoir intérieur, le côté psychologique et/ou spirituel, là où on peut trouver les peurs, les valeurs, l’image de soi et les visions pour l’avenir.
La Maison des femmes, à travers les différents axes d’intervention qu’elle propose, accompagne les femmes dans l’acquisition et l’exercice de leur agentivité. C’est à travers l’apprentissage et l’acquisition des connaissances diverses (le français et d’autres langues, l’informatique, la couture, les animations et les séances d’information sur des sujets divers, ..), l’accompagnement social et socioprofessionnel (logement, endettement, revenus, travail, formation,..), le bien-être physique et moral (ateliers sportifs, ateliers de coaching..), l’insertion sociale et culturelle (sorties, activités culturelles,..) ainsi que les projets et les mobilisations collectifs (manifestations, plaidoyers, conférences, …).
Conclusion
L’intersectionnalité qui promet d’aborder la « préoccupation fondamentale et omniprésente » de la différence et de la diversité, le fait de façon à étayer le vieil idéal féministe de générer des théories susceptibles d’aborder les préoccupations de toutes les femmes. Ainsi, elle promet une applicabilité quasiment universelle qui permet de comprendre et d’analyser toute expérience individuelle et de groupe, toute pratique sociale, toute disposition structurelle et toute configuration culturelle [Davis, 2015]. Ce cadre nous permet au quotidien de lutter pour les droits des femmes et leur émancipation en prenant en considération leurs appartenances multiples. En plus d’être une approche qui concilie l’intervention féministe et interculturelle, c’est une approche surtout efficace au niveau individuel et collectif. Elle permet à chaque femme d’avancer à son rythme tout en s’interrogeant sur différents systèmes d’oppression, les conflits de loyauté possibles et les moyens d’y faire face.
Bibliographie
Benzine, R., Horvilleur, D. (2017). Des mille et une façons d’être juif ou musulman. Paris, Ed. Seuil.
Butler, J. (2004). Le pouvoir des mots : politique du performatif. Paris, Ed. Amsterdam.
– (2006). Défaire le genre. Paris, Éd. Amsterdam.
Chouder, I. (2015). « Féminisme-s islamique-s ». Confluences Méditerranée, 4(4), 81-90.
Crenshaw, K. (2005). « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur ». Cahiers du Genre, 39(2), 51-82.
Davis, K. (2015). « L’intersectionnalité, un mot à la mode. Ce qui fait le succès d’une théorie féministe ». Les cahiers du CEDREF, 20.
Marignier, N. (2015). « L’agentivité en question : étude des pratiques discursives des femmes enceintes sur les forums de discussion ». Langage et société, 2(2), 41-56.
Moujoud, N. (2008). Effets de la migration sur les femmes et sur les rapports sociaux de sexe. Au-delà des visions binaires. Les cahiers du CEDREF, 16, 57‑79.
Salem, S. (2018). Les racines radicales de l’intersectionnalité | Lava. Lava Media.