Dans ce contexte de dérégulation sociale, des professionnels issus de terrains forts diversifiés, en contact avec des publics vulnérables, oscillent entre découragement et mobilisation. Ils questionnent leur pratique professionnelle. Leur vision de la situation est clairement exprimée par les propos d’Emmanuel Nicolas qui situe « … en amont, les processus de précarisation produits par les contextes sociaux, et en aval, la façon dont les souffrances psychiques peuvent dégrader les liens sociaux et mettre au ban les personnes qui les vivent[1] ».
Certains ont conduit, par le biais du certificat en Santé mentale et précarité de l’UCL[2], des recherches ethnographiques impliquées qui font traces de leurs observations au quotidien.
A l’initiative de Le GRAIN, et dans le prolongement du travail rédactionnel de leur travail de fin d’études, s’est constitué un groupe de travail[3] avec la perspective de poursuivre la réflexion autour des enjeux et des points de tensions rencontrés lors de l’accompagnement de leur public.
Au cours de quatre rencontres, ces professionnels ont donné à voirles constituants de l’action sociale dans les contextes de maisons d’accueil pour sans abri, de maisons médicales, de cellules d’appui médico-psychologique ou d’accueil de personnes en situation d’exil.
Au-delà des convergences de leurs constats et face au sentiment d’impuissance que ceux-ci provoquent par moments, l’objectif de leur rencontre fut de « mettre au jour des savoirs expérientiels et professionnels inédits ». Fruits de l’élaboration d’une pensée commune, cherchant à coller au plus près des besoins singuliers de leurs publics, les participants posent les fondements d’un accompagnement de proximité toujours à créer et des pistes d’action à mettre en place dans leur équipe. Ils envisagent l’impuissance vécue au quotidien dans leur contexte de travail comme une « opportunité de changement ».
Accompagnement : un terme toujours à définir
Sans doute le terme accompagnement est-il le mieux approprié pour servir de fil rouge au dialogue qui s’est engagé entre les participants autour de leur vécu professionnel.
Les politiques publiques actuelles donnent à l’accompagnement de la grande exclusion une mission de maintien et de restauration du lien social, plaçant les bénéficiaires d’aide face à une exigence de responsabilisation et de capacitation. Ceux-ci sont marqués par une souffrance psychique d’origine sociale. « Les atteintes aux liens se manifestent par l’émergence de symptômes psychosociaux comme l’errance, les toxicomanies, les tensions dans les rapports de genre et une série de troubles qui portent atteinte à la qualité du lien à soi et aux autres[4]».
Dans ce contexte de contrôle social à travers la prise en charge de certaines formes de déviance, d’écarts à la norme, d’inadaptation … d’autres perspectives laissent entrevoir le travail social et l’accompagnement comme la rencontre entre un professionnel et une personne en situation particulière. Selon Gilles Raymond, le terme « accompagnement » est à la fois « trans-professionnel, trans-pratique et trans-institutionnel ». Il occupe une position engagée en « ce sens qu’il milite pour une nouvelle posture professionnelle et une nouvelle perception des liens sociaux[5]».Tout accompagnement, qu’il soit thérapeutique ou éducatif, ne peut être envisagé sans la création préalable d’une relation, incluant qu’aucun accompagnement n’est possible « tant que ne s’effectue le passage de l’autre et soi à l’autre avec soi »[6], car le clivage ne permet pas la rencontre. « Pour mémoire, rappelle Jean Furtos, accompagner signifie aller vers un partage du pain, partager une réalité substantielle qui nourrit autant celui qui donne que celui qui reçoit, partage vital »[7].
Au fil des échanges, les participants interrogent les modalités d’une relation d’aide, d’un accompagnement qui fait sens dans la posture professionnelle qu’ils occupent. Ils se rejoignent dans l’incontournable nécessité de la construction d’un lien d’accompagnement personnel et ouvert qui rejoint la personne au plus près de ce qu’elle vit…. « Il s’agit d’aller vers l’autre dans un esprit de négociation entre tiers et avec le sujet exclu. Ce mouvement est celui de la reconnaissance de son altérité de sujet en souffrance dans sa situation d’exclusion. Cela signifie prendre le temps nécessaire, prendre soin de lui dans la tentative d’instaurer un lien, ce qui exclut les mesures précipitées en urgence[8]».
Ceci a amené les acteurs, au fil de leurs rencontres, à s’interroger sur les espaces de « pouvoir agir » au sein de leur pratiques institutionnalisées, sur les formes de proximité à offrir à leur public, sur comment, dans leurs lieux de vie et de travail, incarner la transition vers une société où chacun peut vivre dignement, pour laquelle la justice sociale n’est plus un vain mot.
Les récits impliqués qu’ils nous livrent sont à double voix : la leur mais aussi celles des publics qu’ils accompagnent dans le quotidien.
1. Constats et dissonances dans le champ du travail psycho-médico-social : ce qu’en disent les acteurs
Travailler les conditions de survie de la personne « ici et maintenant »
Cible de restrictions budgétaires toujours plus marquées, d’un cadre administratif contraignant qui implique une standardisation des pratiques d’accompagnement, l’intervention sociale tient peu compte de « l’ici et maintenant » des bénéficiaires.
Quelle que soit la mission que s’est donnée leur institution, quelles que soient leurs fonctions à l’intérieur de celle-ci, les participants se rejoignent dans un même constat : prendre conscience de la réalité de la personne. Car la création du lien est un préalable au soin et cette étape demande du temps.
« Il faut travailler les conditions de survie de la personne « ici et maintenant ». Que faut-il pour cette personne-là maintenant ? Les personnes sans abri n’ont pas de demande, mais de quoi ont-elles besoin ? D’un logement, d’être accompagnées au CPAS car elles n’ont pas de revenu… toutes choses concrètes qui permettent d’améliorer le quotidien de la personne et qui nous permettent de créer un lien avec elle. Plus tard, on peut faire quelque chose de purement psy mais l’état de précarité ne le permet pas dans un premier temps.» Oum-chikh Dahou, Cellule d’Appui médico-psychologique d’Intersection entre la santé mentale et l’exclusion sociale. Dans une démarche d’intervention, la cellule d’appui va à la rencontre des intervenants et des personnes pour soutenir, en seconde ligne, le processus de prise en charge.
Les participants témoignent du déficit relationnel, du manque de confiance en soi engendré par la souffrance d’origine sociale et de leurs effets dévastateurs tant au niveau de leur vie privée que de celui de leur insertion sociale et professionnelle. SelonEmmanuel Nicolas, « La santé mentale et l’exclusion sociale sont toujours davantage associées entre elles par les dynamiques du lien et du social. Plus encore, ce qui les inter-agit est la souffrance dans ses différentes dimensions, physique, psychique, familiale… Qu’elle soit liée ou non à une vulnérabilité intrapsychique, l’exclusion sociale – et ce qu’elle produit comme effets sur la santé mentale – interroge les capacités d’adaptation en contexte social, les capacités de résistance face à un environnement qui insécurise et empêche les projections dans l’avenir[9] ».
Hanane Lafsal, assistante sociale au sein de la maison d’accueil L’îlot, insiste sur la fragilité de son public qui a subi de nombreuses ruptures.
« La santé mentale ne doit pas être la seule chose à traiter, la personne doit être prise dans son ensemble car au-delà de la santé mentale, il s’agit d’une situation avec plusieurs problématiques, ce qu’on peut appeler le sac à dos de la personne. Il faut tenir compte du contexte et de tous les autres éléments qui y interfèrent. Cela permet de comprendre sa situation et d’envisager un suivi adéquat : si nous ne nous occupons que de la santé mentale et que les conditions minimales de vie ne sont pas remplies, le travail accompli n’a pas beaucoup de sens ».
Il faut tenir compte des temps de chacun
Avec un objectif de rentabilité assorti de moins de moyens, moins de temps à consacrer aux dossiers de leurs bénéficiaires, les acteurs sont souvent plongés dans une temporalité inadéquate due aux rythmes différents entre patients, institutions et soignants qui ne facilite pas la mise en place de l’aide. Au fil de leurs témoignages, les participants rendent compte des contradictions que chacun rencontre au sein de son institution dans les priorités qui leur sont imposées.
« Le temps est souvent un sujet de discussion et de négociation entre les différents acteurs, il est différent d’une institution à l’autre et d’une institution à l’usager. L’usager a son rythme d’avancement qui ne concorde pas toujours avec les attentes de l’institution qui l’accompagne (surtout quand il y a un problème de santé mentale). L’institution soignante a son temps pour pouvoir mettre des soins en place et le travailleur social a son temps pour faire avancer des projets. Il y a une différence de temporalité entre ces acteurs et le non-respect de cette différence fait parfois l’échec de travail commencé. » O. D.
Le public qui cumule précarité et santé mentale nécessite plus de temps pour tisser un lien et arriver à une stabilité qui dépend de nombreux facteurs.
Les acteurs témoignent de la nécessité d’un espace de temps non cadré, non contraint, pour permettre la mise en place de projets ou suivis sur le long terme avec leur public.
« Il faut principalement tenir compte du temps de la personne, être dans son temps à elle. » H. L.
Certains professionnels de la santé évoquent le fait que le lien est mis à mal par les institutions elles-mêmes, de par leurs conditions d’accès, leur fonctionnement et le cadre de travail qu’elles imposent !
« Elles (les institutions) ne sont pas toujours adaptées aux publics auxquels elles s’adressent. Que ce soit les délais de séjour, les modalités de rendez-vous (temporalité), l’infrastructure du lieu d’hébergement, ce sont tous ces éléments qui peuvent influencer la mise en contact et la façon dont le lien sera créé avec ces personnes. » H. L.
Ils évoquent des situations qui parlent de dégradation du lien, de son instrumentalisation. Un récit d’Oum-chikh Dahou montre que dans les situations de crise, travailler dans l’urgence peut un effet dévastateur sur la mise en place de projet.
Une relation de contrôle coupe le lien
C’est le cas d’une dame hébergée avec ses trois enfants dans le studio d’une maison d’accueil. Les travailleurs sociaux de cette maison d’accueil étaient inquiets pour les enfants (scolarité et éducation). Inquiétudes justifiées ou pas, nous n’avions pas tous les éléments en main pour juger de la situation. Les travailleurs sociaux sont rentrés dans une relation de contrôle, en tous les cas, elle a été vécue comme telle par la maman, ce qui a engendré une grande méfiance de sa part et un manque de collaboration avec les travailleurs, d’où l’impasse.
Pour moi, il s’agissait beaucoup plus d’une situation de crise : perte de logement, perte des repères (quartier, école,….), perte de l’intimité (une vie au regard de tout le monde, pas facile…), perte de stabilité, un sentiment d’insécurité et une souffrance mentale, toutes choses probablement liées à ce moment difficile de la vie de cette famille. Devant une situation pareille, il m’a semblé important de rester centré sur trois axes de travail :
– sortir de l’urgence, en dédramatisant et en prenant le temps de bien analyser la situation pour mieux l’évaluer ;
– améliorer l’accompagnement, tout en restant vigilant et bienveillant pour garder un lien souvent fragile ;
– travailler « l’ici et maintenant » pour arriver à une certaine stabilité mentale, matérielle, relationnelle,… ce qui nous permet de voir la situation dans un autre moment que celui de la crise et de l’évaluer de manière plus posée et plus ou moins objective.
Dans cette situation, il y avait certes des absences mais aussi de la réussite à l’école pour les deux grands enfants (la troisième n’est pas encore en âge d’aller à l’école). Cette maman avait des limites mais aussi des ressources et des capacités. Devant ces paradoxes, on avait besoin de temps pour réfléchir à comment soutenir ce qui va bien et réfléchir ensemble à des pistes pour combler ce qui n’allait pas (par exemple, comment assurer une régularité vis-à-vis de l’école : une école de devoirs ? des activités extra-scolaires ?,…), des soins et un travail thérapeutique pour la maman ….
Les espaces de réflexion et de négociation n’ont malheureusement pas permis de rapprocher les différents points de vue pour arriver à co-construire un projet commun. Les inquiétudes des travailleurs et le manque de collaboration de la maman n’ont pas laissé place à la souplesse ni au lien, ni à l’accompagnement proprement dit, ni à la créativité, ni au temps. C’était plutôt larupture : le lien entre la maman et les travailleurs sociaux était coupé, voire en conflit. Les travailleurs sociaux ont trouvé dans le placement une manière de sauver les enfants.
Les enfants ont été placés, la maman a été expulsée d’un logement social qu’elle avait récemment obtenu après plusieurs années d’attente (problème de travaux et de dettes d’après la maman). Pendant les quelques entretiens qui ont suivi ces évènements, j’ai trouvé que cette maman était en grande souffrance, très touchée par sa situation et celle de ses enfants. De son point de vue, ils ne sont pas bien là où ils sont (échec scolaire chez l’aînée qui jusque-là n’a jamais raté, problèmes psychologiques chez le deuxième enfant…) Quant à ces derniers, ils ne cessent de demander de retourner vivre auprès de leur maman et la maman le leur promet à chaque visite.
Quelques mois plus tard, lors d’une rencontre fortuite avec la dame, on a échangé un petit bonjour, je l’ai trouvée triste mais en même temps comme soulagée d’une pression, bien qu’on lui ait retiré ses enfants, alors qu’elle tenait à les garder malgré les difficultés. Je me suis posé pas mal de questions : qu’avait-on manqué dans le travail avec cette maman ? Le placement des enfants est-elle la seule solution, aurions-nous dû l’accompagner davantage dans sa parentalité et renforcer ses capacités pour qu’elle puisse assumer son rôle plutôt que de faire un placement des enfants ? Des questions restées sans réponse puisque la dame avait arrêté le suivi.
Hanane Lafhal confirme que le lien peut être difficile à mettre en place avec les personnes suite à des expériences qu’elles ont eues dans le passé avec les institutions : «Souvent, les personnes ont eu des mauvaises expériences, alors elles ne préfèrent plus avoir affaire aux services sociaux. Elles ne nous font pas confiance et se méfient. Elles sont en colère. Cela complique fortement la mise en contact entre le professionnel et la personne concernée vu les appréhensions à l’égard de ces services. Ils ne font appel au service qu’en cas d’extrême urgence. Dès que la situation est débloquée, la personne disparaît ».
Quelles sont les limites de nos missions ?
« Quelle est la posture que l’on a, entre la réalité et ce qu’on voudrait faire et faire évoluer ? Comment trouver les ajustements pour que l’on soit un bon accompagnateur, quelles sont les limites, comment les transgresse-t-on ? C’est ce qui nous anime et nous questionne beaucoup. » F. L.
Les acteurs s’interrogent régulièrement sur les limites de leurs missions : le travailleur peut en effet être amené à sortir de sa mission de base. Le cadre de l’action sociale défini (clairement ou non) par chaque institution lui permet-il toujours d’ajuster sa pratique à la situation réelle ?
L’enjeu de ce jeune médecin, c’est de créer la relation
Il s’agit d’un jeune médecin qui arrive en réunion d’équipe de la maison médicale et qui parle d’une patiente en grande détresse psychosociale, mais aussi médicale. Cette patiente se rend parfois deux fois par semaine, voire tous les jours aux urgences, en grande détresse respiratoire, raconte Audrey Gutierrez, gestionnaire administrative à la Maison Médicale du Laveu. Les médecins urgentistes reconnaissent qu’il y a chez la patiente des composantes médicales très fortes mais sur lesquelles se greffe un problème d’angoisse.
L’enjeu de ce jeune médecin, c’est de créer la relation et de diminuer ses allées et venues aux urgences. Il arrive avec ses questions à une réunion d’équipe et on réfléchit ensemble. Des propositions sont données, dont la suggestion suivante : donner son numéro de GSM professionnel à sa patiente pour que lorsque celle-ci entre en crise, elle puisse téléphoner à son médecin, afin de diminuer son angoisse. Rapidement, d’autres soignants de l’équipe mettent des limites en disant qu’il ne faut pas donner son numéro de téléphone. Les accueillantes également disent que ce n’est pas l’habitude, que la patiente doit téléphoner à l’accueil et qu’elles appelleront le médecin si nécessaire, et qu’il faut poser les limites de l’institution. Et elle-même s’est très vite ralliée à cet avis en disant « oui, puisque c’est comme cela qu’on fait, ce n’est pas nécessaire qu’elle m’appelle ». Et moi je suis sortie de là très frustrée. Je trouve qu’il y avait à donner son numéro de téléphone professionnel pour diminuer les crises d’angoisse mais aussi pour entrer dans quelque chose de l’ordre du lien thérapeutique.
Audrey Gutierrez reconnait que le questionnement autour des limites est souvent initié par un souci de bienveillance et de bien-être au travail. Mais fixer un cadre identique pour tous les patients et soignants en vue de diminuer la pénibilité au travail, dit-elle, constitue un leurre pour le soignant et une réponse insatisfaisante pour le patient qui a besoin d’être reconnu dans sa souffrance unique. Elle peut être vécue comme une violence institutionnelle pour toutes les parties.
Ce récit interroge également les positions et les rôles : il y a la fonction que l’on a dans notre travail et puis il y a le rôle que l’autre va m’attribuer dans la relation. Avec le sentiment de remplir la mission donnée par la société et leur institution, d’agir avec la conscience aiguë du professionnalisme, certains se retrouvent face à des situations paradoxales leur demandant à la fois de faire preuve d’initiative tout en les maintenant dans un cadre de travail strict.
Quel rôle l’usager me reconnait-il, qui veut-il que je sois, au-delà d’être son médecin traitant ? Selon Audrey Gutierrez, il s’agirait d’instaurer une horizontalité entre soignants et patients en mettant l’institution entre les deux. Certains éprouvent régulièrement de l’insatisfaction dans la quotidienneté de leur intervention assortie d’un sentiment d’impuissance face aux attentes/non-attentes de leur public.
On a le sentiment de parfois donner des réponses non adaptées aux besoins du public
« On a le sentiment de colmater ce que les politiques sociales ne prennent pas toujours en charge en faisant face à des problématiques humaines très lourdes. De cefait, nous pouvons nous sentir instrumentalisés… » Pour Marie-Sophie Thiry, qui a participé à la mise en place du service psychologique d’une association spécialisée dans l’accompagnement des personnes en situation d’exil en province de Namur-Luxembourg, une des difficultés rencontrées était « de pouvoir soutenir les bénéficiaires au travers de leur demande d’aide qui est souvent indicible ou pour le moins voilée ».
Elle évoque le cas d’un jeune iranien exilé qui venait à sa permanence sociale et qui, petit à petit, a commencé à userses collègues.
On ne savait plus quoi faire pour faire avancer le dossier concernant son titre de séjour et cela nous a amenés à nous interroger sur nos pratiques : que pouvions-nous faire dans cette situation, que pouvions-nous faire afin d’accueillir l’autre au travers de sa détresse ? Nous n’entrevoyions pas grand-chose. « Voilà ce qu’on vous propose… » Mais de quoi ces personnes ont-elles besoin ? On ne peut faire un bon travail psychosocial si on ne s’attaque pas aux problèmes sociaux. Nous avons compris que ce que recherchait ce monsieur c’était un lien, une qualité de présence à l’autre, un endroit où il pouvait venir se déposer, dire « je ne vais pas bien ». Cependant, il y a injonction paradoxale : pour que les personnes aillent mieux, il faut que leur situation sociale aille mieux. Il y a des personnes qui ont les papiers, qui, après, vont exploser. Ce sont des personnes abimées par la précarité dans laquelle elles vivent et pour qui le discours psycho-social de l’institution ne peut pas toujours aider à résoudre la problématique. Ce jeune iranien avait besoin d’une autre attention que ce qu’on pouvait, en permanence, lui accorder, il y avait une discordance entre ce que nous pouvions proposer et ce qu’il venait chercher au sein du service.
Ce récit interroge la liberté que les professionnels ont de sortir de leur rôle assigné et défini, quand les mesures sociales, les procédures juridiques n’apportent pas de réponse aux situations d’exil, d’abandon, de chômage. Marie-Sophie Thiry cite le rapport fondateur du Réseau Samdarra dans lequel les intervenants en santé mentale reviennent sur l’importance de s’intéresser à des personnes et non à des catégories spécifiques. « Il apparaît nécessaire que le lieu d’accueil et d’écoute de l’histoire de la souffrance du sujet se démarque des espaces de traitement de la procédure de demande d’asile au cours de laquelle on interroge, on ordonne le récit d’une histoire dont le sujet se dépossède pour en faire la matière d’une démarche administrative[10] ». Ainsi est-il attendu du travail psychologique qu’il s’accomplisse dans un espace pensé comme « préservé », à la différence des espaces « juridiques » et « sociaux ».
Ouvrir un espace de temps qui permette à la relation et au lien thérapeutique de se construire, de respecter le cadre des missions données par l’institution, de rencontrer la personne au plus près de ce qu’elle vit constituent les défis de la clinique psychosociale. Ce contexte de travail complexe peut susciter un sentiment d’impuissance, une souffrance au travail.
2. L’impuissance comme opportunité de changement
Il faut sortir de l’impuissance, mais d’ailleurs, qu’est-ce que l’impuissance ? C’est complexe…
La souffrance des travailleurs est un aspect qui nous rassemble
« La souffrance des travailleurs est un aspect qui nous rassemble, dit Oum-chikh Dahou. Quelle posture prendre pour se dégager de cette souffrance ? La difficulté est à mettre en lien avec le rapport à nos institutions mais aussi avec les conditions de travail qui ne sont pas faciles, ce qui fait que nos postures sont à réinventer tout le temps ».
La souffrance dont il est question ici est aussi une souffrance éthique, au sens d’une souffrance éprouvée du fait de devoir, par moments, appliquer des règles contraires à ses convictions morales. Car le travailleur social se retrouve en mission d’aider les plus démunis mais représente le système qui produit cette précarité[11]. « C’est la capacité d’agir de façon juste et l’intégrité morale de l’intervenant qui sont par moments atteints par les demandes de l’institution ». T. M.-S.
Selon le philosophe Pascal Chabot, la personne qui travaille dans les milieux de l’aide livre trois combats simultanés. « Elle lutte avec les problèmes de celui qu’elle cherche à soigner ou émanciper. Elle se débat avec les traits de sa propre personnalité notamment sa sensibilité, les phénomènes de contre-transfert ou son découragement. Elle subit, enfin, la pression d’une société qui n’a pas fait de la miséricorde, et encore moins de la compassion, l’un de ses idéaux prioritaires[12] ».
Le travail social implique la subjectivité de l’intervenant social. Le travailleur social dans sa pratique rencontre des personnes et situations différentes, de l’imprévu et de l’inattendu.
Ce qui l’amène en cours d’action, à réajuster les objectifs, à adapter constamment la réponse à la situation. Voire, à inventer, ruser afin de faire face au réel qui se signale par sa résistance à la maitrise de la tâche que l’on souhaite mener à bien.
Le sociologue Christophe Dejours estime que c’est « dans la résistance que le monde m’oppose, que je me sens exister car je vais devoir faire preuve d’inventivité, de créativité voire de ruse[13]». Il souligne que c’est la distance entre le travail réel et le travail prescrit qui amène le travailleur à une prise de risque. Cette prise de risque doit se faire dans l’invisibilité car pas question de crier sur les toits le temps pris à respecter « le temps de l’usager qui a son propre rythme d’avancement et qui ne se concorde pas avec l’attente de l’institution » O. D.
Les tensions propre au travail social l’amènent à trouver un espace dans lequel il peut agir et inscrire son action dans une dynamique qui lui permet de considérer l’impuissance comme une opportunité. ….« Pour accompagner ceux et celles qui ne peuvent s’approprier leurs souffrances (d’exclusion), il faut en effet une capacité certaine de transgression, dans le sens d’aller au-delà de ce qui est communément admis[14] ».
3. Mettre en place une clinique du lien
« Comment occuper les espaces d’un pouvoir d’agir au sein de nos pratiques institutionnalisées ? » se demandent les professionnels de l’aide. Quelles positions peuvent-ils prendre dans leurs institutions pour les faire évoluer ? Comment dégager des marges de manœuvre ? Gilles Raymond évoque la possibilité d’exploiter des zones de travail laissées à l’abandon par des décisions et des organisations trop bureaucratiques et d’élaborer un temps pour se soigner, s’insérer…[15].
Pouvoir se mettre au rythme de l’usager
Les acteurs estiment que sans cette latitude, aucun accompagnement de qualité n’est possible. Or, « on est souvent dans l’urgence », disent-ils. Pourtant, quand on recrée des liens essentiels avec la personne, l’expérience montre que cela va la libérer sur ce qu’elle vit.
Construire le lien thérapeutique demande du temps, de même qu’instaurer une relation de confiance entre patient et référent affirme Hanane Lafhal. Dans notre association, le psychologue n’est pas dans une obligation de résultat. Il peut donner du temps au temps et le mettre au service de la qualité de la relation d’aide. Le lien est donc antérieur à toutes les étapes d’un suivi : il est primordial dès le premier contact ; mais il faut pouvoir le préserver tout le long du travail avec la personne, tout au long du suivi et du traitement qui sera mis en place avec cette personne. Le lien, c’est la base de tout travail et de tout suivi avec une personne. La maison d’accueil L’îlot a opté pour une formule de travail centrée sur un projet d’accompagnement individualisé qui est formalisé avec la personne au bout d’un mois d’accueil. Ainsi, une personne est arrivée à L’îlot après avoir tourné dans le circuit des maisons d’accueil pendant plus de 10 ans. Cette personne était perdue totalement, elle avait des problèmes d’addiction à l’alcool et au jeu. Dans les premiers temps, il y a eu une difficulté, pour elle, de faire confiance. Après quelques mois, la personne a commencé à faire confiance et l’accompagnement a pris tout son sens. Elle n’était plus dans le déni par rapport à ses problèmes d’alcool et le soin a pu être mis en place ainsi qu’un projet de logement. Et la personne revient régulièrement donner des ses nouvelles.
Dans de pareils cas, l’accompagnement physique, surtout lors des premiers entretiens, a tout son intérêt. Il permet de rassurer l’usager, d’aider l’interlocuteur à mieux comprendre la situation pour lancer et donner une cohérence aux projets ; c’est une économie de temps.
Je pense à un cas, se rappelle Oum-chikh Dahou : un homme sans abri, sans papiers et présentant une pathologie mentale… Il est connu de la cellule d’appui depuis quelques années. Il est capable d’aller vers les services pour demander de l’aide mais on a constaté chez lui deux comportements qui se répètent souvent : le premier, c’est sa réaction parfois agressive à la moindre frustration. Le deuxième, c’est sa logorrhée : il parle beaucoup, il raconte parfois toute sa vie quel que soit l’interlocuteur (son parcours, ses disputes avec tel ou tel service, ses ruptures sentimentales,…).
Bref, il finit souvent par noyer son interlocuteur dans un discours interminable. Son accompagnement physique par un tiers lors des entretiens avec son assistante sociale avait comme objectifs de structurer l’entretien, donner une cohérence au discours, une chronologie aux évènements, cibler les besoins et surtout le rassurer pour éviter les frustrations.
Le lien et la disponibilité jouent un rôle de garantie dans la relation soignant-patient
Oum-chikh Dahou constate que le lien et la disponibilité jouent un rôle de garantie dans la relation soignant-patient : « il peut compter sur ».
« Pour l’usager, avoir cette garantie de compter sur le soignant en cas de besoin est une sorte de sécurité qui pourrait avoir comme effet moins d’angoisse. Dans l’approche en seconde ligne que procure la cellule d’appui, le principe fonctionne également pour les travailleurs sociaux. Ils savent qu’ils peuvent compter sur la cellule en cas de besoin : cela permet de prendre des décisions (par exemple d’héberger certains cas…) et d’être moins frileux pour lancer des projets ». O. D.
Leur expérience de terrain fait dire aux participants que, par des ajustements constants, par tâtonnements, il s’agit de construire un espace « sécure » dans lequel le dialogue avec les usagers pourra s’ouvrir, s’offrir. Ils sont unanimes à reconnaitre la prévalence de la relation. « La relation représente un espace de négociation où se jouent les réalités interne et externe du bénéficiaire, détenue par le travailleur social. La construction du lien permet au soin de se mettre en place, d’évoluer et de se développer sur le long terme ». T. M.-S.
Le premier objectif de notre travail avant toute chose est la création du lien avec la personne qui s’adresse à nous. Il est important pour la personne de se sentir bien dès le début avec le professionnel. L.H.
Parler de sa vie avec la personne, parler de tout ou de rien et garder le lien. Si le besoin se justifie, l’accompagner vers une institution… Le psychothérapeute qui prend un café devant la porte avec la personne est déjà dans ce qui « fait soin ». O. D.
Quand il n’y a plus que le corps qui parle
Frédéric Loboz est régulièrement en contact avec ce type de public au Centre d’addiction de l’hôpital St- Pierre. Il constate que lorsque des SDF se présentent à l’hôpital, un lien infime peut se créer. Il estime que tant que la personne continue à venir vers l’hôpital, c’est une étape, et pour une institution ce n’est pas un échec, l’institution est justifiée.
Quand il n’y a plus que le corps qui parle, dit Frédéric Loboz, faisant référence à Emmanuel Nicolas, quand les gens ne sont pas là, on n’est même pas dans la non-demande. La vraie demande n’est pas toujours intelligible.
La non-demande ou le refus de l’aide psychologique font partie de la maladie mentale, de la psychose, souligne Oum-chikh Dahou. La première étape, c’est que la personne accepte de reconnaître qu’elle a une maladie, il faut qu’elle accepte le soin. L’étape des soins est le seuil qui permet de rentrer dans l’optique du développement du pouvoir d’agir.
Il y a une différence entre quelqu’un qui ne demande pas et quelqu’un qui refuse. Quand quelqu’un n’est pas en demande vis-à-vis d’un service, (mais n’est pas dans un refus) il faut trouver le moyen de lui proposer quelque chose. Plus tard, on peut faire quelque chose de purement psy, mais l’état de précarité ne le permet pas dans un premier temps.
Avec les travailleurs sociaux et parfois l’usager, on fait l’état des lieux, et on essaie de rapprocher les besoins de la demande, car les usagers demandent quelque chose mais en fait ils ont besoin d’autre chose. On essaie de rapprocher leur demande et ce dont on pense qu’ils ont besoin pour qu’ils puissent accrocher. Par exemple, ils ne demandent pas les soins mais demandent une douche et à manger. On contacte les services qui offrent cela et on revient plus tard avec la question des soins.
Les travailleurs sociaux demandent aux médecins de la Cellule d’Appui de débloquer la situation avec des médicaments, dit-elle, et ils s’étonnent que nous, les psychologues, nous fassions la même chose qu’eux, comme chercher des activités, contacter un service pour un problème administratif… « Nous faisons déjà cela », disent-ils. Or, nous faisons cela pour créer un lien qui fait que la personne accepte plus tard un entretien psy ou une médication. L’on est conscient que la stabilisation sociale de la personne peut changer le quotidien et l’état mental de la personne. Il y aura plus tard d’autres projets à faire avec lui. Il faut espérer que la personne demande des soins lorsque les dimensions sociales seront remplies mais ce n’est pas systématique, c’est du cas par cas. » O. D.
4. Postulats d’un accompagnement de proximité
Qu’en est-il des bonnes pratiques, quels ajustements trouver dans les pratiques trop institutionnalisées et qui limitent les professionnels ? Au fil des rencontres, les échanges entre les participants se sont resserrés sur l’essentiel. Face aux situations singulières et complexes de leur public, dans des lieux interstitiels, il importe de tisser le fil ténu de la relation, dans un tissage souple, qui permet que se noue une posture d’accueil qu’elles qualifient de métissée, innovante, susceptible de se transformer en creux comme l’élastique d’un trampoline.
Les participants constatent que, malgré leurs terrains professionnels fort différents, il s’agit de remettre l’humain au centre, d’habiter la relation.
Ce qui fonde la clinique psychosociale, selon Jean-Pierre Martin, c’est une démarche reconnaissant la réalité et la subjectivité du sujet « … ce qui pose la nécessité du renoncement des soignants à imposer d’emblée une norme et une action de maîtrise par un diagnostic et une prescription »[16] . La posture d’accompagnement dans ce contexte ne peut se vivre que sous forme d’une posture d’alliance, une posture de proximité qu’adopte le travailleur social face à la personne qu’il accompagne « dans l’inconditionnalité de l’exigence d’accueil et d’hospitalité».
« Le plus important pour moi, dit Marie-Sophie Thiry, la première chose, c’est un reflet d’humanité, dire : « on est humains » et redonner une place à l’humain dans la société. Il faut rejoindre les personnes dans leur problématique des papiers : «Vous vivez quelque chose de compliqué, j’entends que votre situation est compliquée. ». Leur dire « vous en êtes là, c’est cette étape là et après il y aura cela… ». De petites phrases qui permettent de parler de tout. Il y a alors une reconnaissance de ce que les personnes vivent ».
« Celui qui souffre est fragilisé, mis en situation de dépendance. Dans ce sens, la compassion initiée par cette souffrance-même qui affaiblit l’autre est un mouvement asymétrique. En me faisant partager quelque chose de la souffrance de l’autre, elle tente de rétablir une certaine symétrie mais toujours imparfaite[17]».
Il est important que les institutions autorisent les travailleurs sociaux à prendre soin des personnes avec leur simple compétence en humanité. Grâce à quoi elles restent humainement vivantes et disponibles en qualité de professionnelles.[18]
Marie-Sophie Thiry nous livre, dans les propos qui suivent, l’état de réflexion de l’équipe qu’elle anime et leurs pistes d’action.
Le Centre des Immigrés Namur-Luxembourg (CINL), institution psychosociale, offre un accompagnement sociojuridique et administratif ainsi qu’un soutien psychologique à toute personne connaissant une problématique relative à l’exil.
Les personnes sans étayage, qui se vivent dans un environnement où il n’y a pas de place pour l’affiliation, s’excluent. Ils s’excluent vis-à-vis d’eux-mêmes afin, comme le dit Jean Furtos, de ne plus se souvenir qu’ils souffrent des autres. Ces bénéficiaires « au lien déchiré » nous provoquent, nous amènent à penser.
Les personnes qui sont orientées vers notre service psychologique ont, souvent, vécu des traumatismes sévères et des violences extrêmes. Ces personnes arrivent jusqu’à nous sans nécessairement avoir une demande de soin ou une quelconque attente définie. Ceci nous amène à travailler une demande qui n’est pas toujours détectable, ou pour le moins, qui n’est pas exprimée, indicible à nos oreilles. Où toute la dimension du lien est à construire. Notre ambition est, dès lors, de créer les prémisses d’une rencontre authentique. Tout acte traumatogène infligé par une personne ou un groupe de personnes va potentiellement briser sa confiance en l’autre et en l’humanité. Ce sera donc à partir de notre propre personne que nous allons tenter de refléter cette humanité partagée. Emmanuel Eparvier parle, lui, d’une « compétence en humanité » qui est « la coïncidence de soi avec autrui, dans un paysage à la fois intime et commun, conscient d’être du même monde[19] ». Selon lui, cette compétence existe au travers de la rencontre d’au moins deux personnes, ce qui contribue « au sentiment profond et rassurant d’être lié, et non plus seul, isolé ». Nous allons, au travers de cette rencontre, nouer la question du possible et proposer un environnement sécure.
Au sein du service social de notre institution, cette dimension du lien a également toute son importance. Au-delà des aides concrètes proposées, certaines personnes viennent se déposer, se raconter ou partager des bribes de leur expérience avec leur assistant social. Le cadre de travail initial ne laissait que peu de place à la personne pour habiter le carcan institutionnel. Afin de sortir d’une vision verticale où les services proposés devaient nécessairement trouver écho dans la demande du bénéficiaire, nous avons désiré réfléchir à nos pratiques, à nos manières d’être et de faire pour inventer de nouveaux espaces ouverts à la rencontre de l’autre. Nous avions peur que notre logique procédurale ne permette pas à l’autre d’Être, car en étant dans le faire, la réalité de la personne peut se trouver gommée, mise en défaut.
Les travailleurs voulaient pouvoir offrir des lieux où des liens pouvaient se tisser, en sortant du cadre duel d’une consultation psychologique ou d’un rendez-vous social, car notre pratique nous a confirmé qu’un tel cadre ne pouvait correspondre à toute personne. De même, un accompagnement collectif et un accompagnement individuel peuvent être complémentaires. De plus, nos bénéficiaires, surtout ceux qui nous poussent dans nos retranchements, nous invitent à adapter et à méditer sur nos manières de faire. En équipe, nous avons donc pensé à instaurer des espaces tiers où les dialogues pourraient être restaurés, les besoins pourraient être dits, et où des échanges humains pourraient à nouveau émerger. Cette dimension collective, déjà auparavant développée au sein du service psychologique, va voir le jour dans les pratiques sociales. Nous espérons amener un vent de fraicheur et de décompression pour les travailleurs qui se sentaient bloqués, enfermés dans leur pratique face aux restrictions des politiques migratoires et aux aides sociales limitées tout en étant figés dans l’intensité dévastatrice des récits contés en séances. Le désespoir thérapeutique a pu être entendu et rencontré comme tel. Il nous appartient dès lors de pouvoir le mettre en sens, de le mettre en mots. Comme nous le partageait Jean Furtos, le premier devoir des soignants est de rester vivant. Ce processus de construction d’ateliers collectifs a mis l’équipe en action, la rassemble au jour le jour. Il concorde avec les velléités du terrain. Une fenêtre entrebâillée laissant vibrer l’air frais au travers de ce ressenti d’impuissance ?
Ceci rejoint également la philosophie proposée par le « développement du pouvoir d’agir » car ces espaces interstitiels soutiennent les capacités concrètes des personnes et portent « ce pouvoir d’agir » tant pour les travailleurs que pour les bénéficiaires. Nous espérons que cette brèche, en cours d’élaboration, nous permettra d’être moins aux prises avec ce sentiment d’impuissance. Le malaise surgit mêlé de l’impossibilité à faire ce que les personnes attendent et de l’incertitude permanente concernant les démarches de séjour. Ces dernières hypothèquent les potentialités. Pour les personnes, nous aimerions, à leur échelle, que ces lieux de partage puissent les contenir et les envelopper afin d’être restaurés dans leur humanité, dans leur capacité à être en lien, de prendre conscience de leurs ressources internes et de leur rendre cette place de sujet « capable ». Il est toutefois capital de souligner que des abymes paradoxaux se font jour entre la possibilité souvent réduite de pouvoir rendre réellement la personne autonome (barrière de la langue, détresse psychique, être sans abri,…) et cette injonction retrouvée au cœur des études sociales : « il faut que les gens soient responsables et autonomes ».
Nos pratiques nous amènent à être polyvalents dans nos missions et à sortir des sentiers définis par l’institution tout en tendant à faire entrer des changements en son sein. Un accompagnement de proximité doit pouvoir être mené, des tâches sociales sont effectuées par le psychologue tandis que l’assistant social développe des attitudes thérapeutiques. Des casquettes sont échangées afin de pouvoir aider la personne au plus près, de la rejoindre là où elle est. Le travail en réseau est à stimuler, une trame permanente se noue entre le juridique, le social, l’administratif, le médical,… Ces personnes en rupture de lien vont pouvoir faire de petits pas vers une nouvelle socialisation et la relation entre nos services, les services extérieurs, et nos bénéficiaires s’en trouvera renforcée. Nous travaillons à offrir des instants de répit, un temps pour souffler, pour partager des bons moments dans un contexte tourmenté où les gens s’oublient ou s’excluent. En se rapprochant de ce qu’ils sont, de ce que nous sommes, des latitudes qui nous sont données, nous nous permettons d’expérimenter de nouveaux rapports à l’autre, de nouveaux rapports au soin ; en y laissant une place pour le corps, son savoir et son histoire, et une place au contexte global dans lequel chacun se vit. Les personnes vont nous apprendre leurs mots, on va concevoir différemment la relation à l’autre au travers d’ateliers, en laissant libre cours à la capacité de se raconter, fonction souvent bien abimée chez les personnes migrantes qui adressent ou révèlent des fragments de leur vie. Offrir un cadre où les événements, éléments, peuvent prendre sens. L’aide individuelle alliée à une resocialisation collective apparait essentielle pour à nouveau porter une relation.
Lors de voyages, nous chérissons la dimension de l’hospitalité. Cette première marque d’accueil va colorer notre séjour. Cette étape de la rencontre, ainsi que pour les rencontres successives, est fondamentale, c’est à partir de là qu’un travail social et/ou thérapeutique peut prendre racine.
Dans la réalité, les professionnels de l’aide psycho-sociale pensent que l’accompagnement de proximité est un édifice à construire mais à construire ensemble, en équipe : « On est encore dans les balbutiements de la manière dont ont pourraient fonctionner, on est dans la construction d’un nouveau travail social. » T.M-S.
Selon Pascal Chabot, l’épuisement de l’humanisme est le signe d’un conflit profond qui, aujourd’hui oppose deux formes de progrès, deux types de « marche en avant » que la postmodernité cherche à concilier : un progrès utile et un progrès subtil. « Les progrès prônés par les sciences et la technologie semblent indiquer que seule la sphère matérielle peut être l’objet d’une progression. Mais à côté de ceux-ci, il est fondamental de réhabiliter et de soutenir un progrès subtil qui concerne l’individu, son éducation, sa manière de vivre et de se soigner.[20] »
Ainsi que nous le laisse entendre Frédéric Loboz en conclusion, le rôle de témoin n’est-il pas de nommer l’itinéraire qui se construit dans l’échange : reconnaitre la souffrance qui est en soi, se mettre au plus près d’elle et ensuite, la remettre en mouvement avec la personne ?
Le temps passe mais les écrits restent. Il semblerait même que certains de ceux-ci se multiplient avec les années pour insister sur l’importance de leur devoir communicatif. Nous revoilà donc plongés dans les mêmes constats que font certains auteurs tels que Jean Furtos, à la croisée des regards de professionnels, pour se poser la substantifique question de savoir ce qui pourrait témoigner du champ des possibles en terme de postures à tenir dans le domaine de la santé médico-psycho-sociale en contexte social précaire ?
Pour tenter de répondre à cette question « sensible », une poignée de soignants se sont réunis pour exprimer leurs vécus et tenter d’offrir une base épistémologique, non-exhaustive, mais indicative de « bonnes pratiques ». L’objectif avancé est clair, il s’agit de développer des perspectives qui permettent de mieux redéfinir ce qui peut faire office de « balises » au sein de pratiques émotionnellement prenantes et complexes de par le manque de recul et de ressources disponibles.
Du recul donc, mais aussi et surtout pas mal de mobilité à trouver pour pouvoir continuer à se tenir en lien. Ainsi, les intervenants nous montrent comment ils se dotent de mouvements physiques et psychiques incessants dans une clinique qui cherche à faire face aux « bougés » tout aussi constants de leurs usagers.
A la croisée des parcours et des espoirs mais aussi des nécessités factuelles administratives et des contraintes institutionnelles, se délimitent des espaces de possibilités cliniques (des interstices ?). Acteurs du social, nous sommes finalement pris avec nos soignés dans les filets de ces limites. En quête de sens, nous cherchons alors à nous donner à penser en terme de recherche de solutions possibles pour faire « acte de soins » avec le plus de cohérence possible.
« Être là », simplement là, ici et maintenant, ou même demain, depuis quelques mots posés ça et là, n’est-ce pas déjà une énorme tâche accomplie ? S’en déduit donc dans les exemples donnés, la nécessité de se donner de l’espace au-delà des « actes de soins » stricts, et la nécessité de trouver le moyen de donner du temps au temps, de ne pas s’infliger la nécessité de l’empressement vers la mise en circuit pour ponctuer un temps institutionnel donné. Prendre du recul… Et sentir ce qui s’est déjà joué dans une demande, dans l’indicible d’une non-demande, d’une simple présence ou encore de l’exclamation d’un requête précise et incisive mais non des moins sensibles.
Etre donc là, pour valeur humaine, porté par le désir de pouvoir offrir un support « suffisamment bon » dans le lien, ni trop loin, ni trop près, mais à bonne distance. Avec même parfois une dose de « triche », pour se donner des espaces plus intimes au sein de quelques limites plus poreuses, ne fût-ce qu’un instant. Mais toujours dans la concertation, au sein de son institution, ou avec soi-même en supervision, pour se donner le support nécessaire avec l’aide de ses collègues ou d’un tiers. Et pour aussi se voir offrir l’approbation et la reconnaissance nécessaires en ses capacités à être l’expert de ses propres relations.
NOTES /REFERENCES
1 Nicolas E., La clinique du lien face à l’exclusion sociale, Le Grain, Décembre 2015.
2 Certificat Santé mentale en contexte social de précarité et multi culturalité, UCL, Le Méridien.
3 Ce groupe de travail était constitué de :
• Marie-Sophie Thiry (T. M.-S.), psychologue au Centre des Immigrés Namur-Luxembourg,
• Oum-chikh Daou (O. D.), psychothérapeute au sein de la cellule d’appui SMS,
• Hanane Lafhal (H. L.), assistante sociale au sein de la maison d’accueil pour hommes L’îlot,
• Audrey Gutierrez (A. G.), gestionnaire administrative au sein de la Maison Médicale du Laveu,
• Valérie Desomer (V. D.), Conseillère au Centre de formation des CPAS wallons,
• Frédéric Loboz (F. L.), psychologue chez Interstices C.H.U. Saint-Pierre.
4 Nicolas E., La clinique du lien face à l’exclusion sociale, Le Grain, Décembre 2015.
5 Gilles R., Pratiques d’accompagnement, Rhizome n°20, septembre 2005, en ligne sur http://ww.ch-le-vinatier.fr/orspere
6 Rossi C., Pratiques d’accompagnement. Un merci discret répond à mon geste, Rhizome n°20, septembre 2005, en ligne sur http://ww.ch-le-vinatier.fr/orspere.
7 Furtos J., Ambiguïté de l’accompagnement, précarité de la transmission. Edito, Rhizome n°44, septembre 2012, en ligne sur http://ww.ch-le-vinatier.fr/orspere.
8 Martin J.-P., Ethiques dans l’accompagnement, Rhizome n°44, Ambiguïté de l’accompagnement, précarité de la transmission, septembre 2012, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr/orspere
9 Nicolas E., La clinique du lien face à l’exclusion sociale. Perspectives d’un développement durable en santé mentale, Le Grain, décembre 2016. En ligne sur http://www.legrainasbl.org
10 Bruyère B., Furtos J., Rapport recherche Orspere ONSMP, « Pour un Réseau Régional Santé mentale – Précarité – Demandeurs d’Asile, Réfugiés », mai 2007, 29 p. en ligne surhttp://www.ch-le-vinatier.fr.
11 Ouraga J., Les travailleurs sociaux face à de nouvelles difficultés au travail, CDGAI, 2013.
12 Chabot P., Global Burn-out, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 2013.
13 Dejours C., L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA Editions, 2003.
14 Furtos J., Ambiguïté de l’accompagnement, précarité de la transmission. Accompagner l’auto-exclusion : d’Œdipe à Alex Supertramp, Rhizome n°44, juillet 2012, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr.
15 Raymond G., Pratiques d’accompagnement, Edito, Rhizome n° 20, septembre 2005, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr.
16 Martin J. P., Ambigüité de l’accompagnement, précarité de la transmission. Ethique de l’accompagnement, Rhizome n°44, juillet 2012, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr.
17 Basset L., S’ouvrir à la compassion, Albin Michel, 2009.
18 Dyduch J., Compétence en humanité précaire et passage de relais, L’accompagnement social : du temps, de l’espace et de la créativité, Rhizome n° 46-47, Décembre 2012, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr.
19 Eparvier E., Compétence en humanité précaire et passage de relais, Les possibilités d’une rencontre : l’expression d’une compétence en humanité, Rhizome n° 46-47, Décembre 2012, en ligne sur http://www.ch-le-vinatier.fr.