Des ados entre famille et école… Quels chemins?

Constats avec le projet Adoquartier (avec la collaboration de Véronique Georis et Louise Méhauden)

Depuis maintenant quatre ans, des professionnels de l’éducation et de la santé mentale (enseignants, directions d’école, éducateurs, assistants sociaux, psychologues, professionnels de l’aide à la jeunesse), travailleurs dans un même quartier, se réunissent pour s’interroger ensemble en ateliers interdisciplinaires autour des situations familiales difficiles qu’ils rencontrent. Le Projet de prévention générale Adoquartier est le prolongement de ces travaux.

Sous la houlette du Grain, des sessions d’analyse en « focus groups » ont été menées sur le thème: « Les ados entre familles et écoles : Quels chemins ? » Voici leurs constats.

Au départ, un labo participatif de quartier…

Des professionnels de différentes associations éducatives et de santé basés à Schaerbeek et à Saint-Josse se réunissent depuis quatre ans maintenant pour partager, deux heures par mois, leurs questionnements de terrain[1]. Le groupe est constitué d’une médiatrice scolaire, d’un coordinateur et d’une enseignante d’un CEFA, de trois travailleurs d’un service de santé mentale (SSM), d’une animatrice du programme EVRAS[2], d’un éducateur de rue de Schaerbeek, de la directrice d’une AMO et d’un assistant social en AMO. La conviction profonde des promoteurs de cette démarche est que les synergies entre professionnels de la santé mentale, de l’aide sociale et de l’enseignement se révèlent productives car elles permettent d’enrichir l’analyse et d’affiner le diagnostic des difficultés vécues par les jeunes et leur famille dans les quartiers populaires.

Les échanges visent à mutualiser les savoir faire concernant l’accueil, l’éducation, la formation et le soin psychique proposés aux jeunes et à leur famille, autour d’un lieu central, l’école.

…devenu un projet soutenu dans le cadre de la prévention générale de l’aide à la jeunesse…

Baptisé «Adoquartier », ce projet est dans la lignée du travail mené par le groupe de départ. Il consiste à chercher la meilleure voie pour « articuler, au sein d’un dispositif multidisciplinaire, les savoir faire des acteurs de terrain afin d’améliorer les conditions d’insertion scolaire des jeunes issus de quartiers paupérisés ». L’idée sous-jacente est la même : du « décloisonnement des savoirs sociaux, pédagogiques, éducatifs, thérapeutiques des intervenants d’une même zone géographique découlera une meilleure prise en charge globale des jeunes et de leurs familles ».

Car les synergies entre intervenants sont nécessaires, principalement à l’adolescence, lorsque le mal-être s’exprime à l’école, dans la rue, en même temps que dans les lieux d’accueil et d’aide. Les psys, de leur côté, apprécient d’appuyer leur intervention sur une relation de confiance préexistante avec un intervenant du monde scolaire ou associatif.

La mise en commun des savoirs permet une vision plus globale et créative des problématiques au sein d’un même quartier et favorise donc une meilleure adéquation des pratiques aux spécificités du public.

Plus particulièrement, le projet vise à créer une dynamique de travail, locale et en réseau, innovante, reproductible, et communicable à l’ensemble de l’arrondissement. Dans sa suite, l’ambition des promoteurs de la démarche est de proposer la méthode de travail des partenaires d’Adoquartier à d’autres associations du quartier et à d’autres quartiers afin de développer des interventions créatives adaptées aux différents terrains de la ville.

Première étape: un round de réflexions en « focus groups[3] »

Le groupe de pilotage avait décidé de centrer sa réflexion autour de la thématique suivante : « Les ados entre familles et écoles : quels chemins ? »

La base du questionnement proposé au groupe était décrite comme suit :

« Les jeunes de nos quartiers sont surreprésentés dans les taux d’échec et de décrochage scolaires et dans les orientations vers l’enseignement spécial, sont confrontés à la discrimination sociale et ethnique et peinent à trouver du sens et à se projeter dans les mondes qu’on leur propose ; leurs parents se méfient souvent des institutions scolaires, soignantes, socio-éducatives et les professionnels se vivent en tension entre des logiques multiples et souvent contradictoires dans l’exercice de leurs métiers. Or, c’est dans le rapport à la famille d’origine, à l’école et aux intervenants sociaux que va pouvoir se construire la possibilité pour ces jeunes trouver une place dans la société. »

Les membres du comité de pilotage avaient fait un appel à participation auprès de personnes actives dans des services de santé mentale, des AMO, des CEFA, des centres PMS, des services d’accrochage scolaire, des écoles de devoirs. En tout une vingtaine de personnes étaient réunies pour échanger.

Le diagnostic réalisé et synthétisé ici découle de l’expression des participants et non d’un quelconque apport de « spécialiste » de la question déconnecté des réalités. C’étaient bien les travailleurs sociaux réunis qui étaient les experts de leur propre expérience, de leur propre pratique. L’équipe de recherche s’est contentée de recueillir leurs témoignages.

Le groupe, composé au total d’une vingtaine de personnes, fut réparti dans deux sous-groupes. Chaque participant y était invité à exposer, à tour de rôle, le contenu de deux expériences relatives à un jeune confronté à un rapport difficile à l’école : une expérience jugée positive et une expérience jugée négative. L’équipe du GRAIN était chargée d’enregistrer et de prendre des notes exhaustives. Chacun parlait à tour de rôle sans être interrompu. Un second round de discussion a permis ensuite de revenir sur les récits les plus significatifs et de dégager quelques constats sous forme de diagnostic, ainsi que l’ébauche de quelques premières recommandations. C’est l’objet de cette analyse.

Une première session d’échanges qui permet d’établir des constats

Une fois de retour à son poste de travail, l’équipe de recherche de l’ASBL Le GRAIN a réalisé un codage exhaustif de tout ce qui avait été dit, et une synthèse des principaux constats sous forme de carte heuristique. Ceux-ci étaient de deux ordres : les situations de chacun (adolescents, enseignants, travailleurs sociaux de la jeunesse, parents) d’une part et les relations d’autre part (des jeunes avec leurs parents, des jeunes avec l’école, des jeunes avec les tiers (intervenants sociaux) et enfin les relations des parents avec l’école (et l’inverse). Le tout fut présenté pour accord aux participants lors de la séance suivante, un mois plus tard.

L’adolescence, un moment de la vie plein de paradoxes

Laissons la parole à Philippe Jeammet, pédopsychiatre spécialiste de l’adolescence, pour un bref rappel de ce qui constitue la particularité de l’adolescence :

« Chaque adolescent ne peut pas ne pas être confronté à de difficiles moments d’une solitude nouvelle, inconnue jusqu’alors. Solitude de cette deuxième naissance, non plus à la vie, mais en quelque sorte à lui-même en tant qu’être unique auquel est dévolu la tâche de prendre soin de lui, de se construire en tant qu’adulte avec les matériaux de cet héritage, imposé par la nature et les parents, et un environnement, lui aussi largement imposé, mais sur lequel il commence à pouvoir exercer des choix.[…] Il est comme un bateau au milieu de courants divergents et peut même se sentir comme une girouette soumise au caprice de vents changeants sur lesquels il se sent sans prise. C’est cela la crise de l’adolescence. Il sait qu’il ne peut plus rester ancré à l’abri du port de son enfance mais il ne sait pas vers où il doit se diriger ou, pire encore, il désire aller vers des directions opposées si ce n’est même vers toutes les directions. Comment choisir? En fonction de quels critères? Peut-on seulement choisir? Et surtout a-t-on les moyens de ses choix? [4]»

Par ailleurs, l’adolescent cherche à se détacher de ses parents et ce d’autant plus que son lien aux parents est fort et qu’il en a besoin. Ceci est confirmé par l’apport des participants à Adoquartier : il arrive souvent que le dialogue des jeunes avec les parents soit interrompu, ne fut-ce que temporairement, et que le jeune se réfugie dans le silence. Tous les intervenants soulignent par ailleurs le besoin de sécurité chez les jeunes, le besoin d’adultes référents « consistants » et le besoin de créer des relations de confiance avec des tiers, qu’ils soient leurs « pairs » ou des intervenants sociaux.

Les jeunes n’écoutent plus, sont rebelles, ne parlent pas,… Ca n’arrive pas tout d’un coup comme ça… Ca a toujours existé. On est dans le moment où on quitte la loi de la famille pour entrer dans la loi de la société. Certains disaient « On dit qu’ils ne parlent pas mais c’est connu depuis longtemps ». Ils ont une vision différente et un besoin croissant d’autonomie. Ils ont un potentiel de compétences incroyable, mais on ne le sait pas, il est sous-exploité, les conditions ne sont pas requises pour qu’ils en tirent profit (Une psychiatre).

Des constantes dans l’hétérogénéité

Mais au-delà de ces généralités, les profils décrits dans les récits des participants sont bien entendu divers, particuliers. Une jeune fille qui doit s’occuper de sa fratrie, un jeune garçon soucieux de son apparence, passif, ne cherchant pas les responsabilités… La majorité des situations décrites s’inscrivent dans une forme de précarité économique (problèmes de logement, problèmes financiers, jeunes élevés par des mères seules…), mais certains intervenants ont évoqué des jeunes traités par leurs parents comme des enfants-rois, ou des jeunes de milieu favorisé dont les parents mènent une carrière internationale et qui sont en manque de soutien parental. Si beaucoup de ces jeunes ont, par leurs parents, une origine étrangère et une culture différente, certains sont « belges de souche » et tous ne vivent pas l’expérience de la migration de la même manière. En ce qui concerne les jeunes immigrés dont les parents étaient venus pour des raisons de survie, ils sont décrits comme sujets à un conflit de loyauté important entre les valeurs défendues par leurs parents et celles de leurs professeurs, au premier abord incompatibles. Nous y reviendrons lorsqu’il sera question des relations entre jeunes, école et parents.

Notons tout d’abord que le profil des adolescents tels qu’ils ont été décrits par les participants à l’atelier sont des jeunes qui ont, de près ou de loin, des problèmes avec l’école. Ils veulent l’abandonner, parce qu’ils n’en comprennent pas le sens ou parce qu’elle ne leur apporte pas ce qu’ils souhaitent, ou parce qu’ils y sont soumis à une forme de violence (le regard négatif des pairs, qui peut être accentué si le jeune est forcé de vivre dans une grande précarité et ne peut plus prendre soin de lui-même, le rejet, les exigences des profs…). Beaucoup semblent « se chercher », ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment faire.

Ces jeunes dont les intervenants nous parlent sont dans leur grande majorité victimes d’une forme ou l’autre de violence : soit ils subissent la violence, parfois grave, d’un membre de leur famille, soit ils la subissent de la part de leurs pairs, via des mécanismes de harcèlement qui peuvent conduire à une phobie scolaire.

Le jeune était très maigre, il avait des gros problèmes chez lui. J’ai compris seulement après quelques semaines que ça n’allait pas du tout chez lui. Le resto était pour lui le seul lieu où il se sentait à l’aise. Quand on termine à 17-18h, on est tous pressés de rentrer. Mais lui il ne voulait pas rentrer chez lui. On voyait que ça n’allait pas, qu’il dormait mal, il était fatigué, il s’endormait partout, pendant les pauses, etc.. On lui a posé des questions, il nous a expliqué ses problèmes avec sa maman, qui ne l’écoutait pas, le frappait, ne lui laissait pas le temps de manger, de dormir, il devait tout faire, nettoyer, la vaisselle, en rentrant du boulot, alors que sa petite sœur ne faisait rien. On a encadré ce jeune dans l’association, mais il n’allait pas à l’école quand il devait. Il a déserté l’école et chez nous. Je l’ai cherché, j’ai travaillé avec lui, je le localisais avec son téléphone et j’allais le chercher, je lui disais de venir, il venait, mais il a disparu avant la fin de son contrat, malgré tous les efforts qu’on a faits (Un formateur dans une entreprise d’économie sociale).

Ca me fait penser à l’histoire d’un jeune du quartier en primaire dans une école élitiste. Tout à coup on a un jeune tout à fait différent, il travaille très mal. On fait venir la maman et il parle un peu. On se rend compte qu’il est dans un petit groupe qui le rackette et pour être accepté, il doit voler le portefeuille de la prof, pour répondre à l’image de caïd qu’on lui colle, on a eu l’aide du SSM Le Méridien puis le jeune a retrouvé sa place… (Un assistant social en AMO).

Etat est fait de l’expérience d’une grande quantité de jeunes en décrochage qui sont désorientés et préoccupés par autre chose que les études ou l’insertion, davantage rassurés par le monde de « la rue » (les pairs, le milieu de l’économie informelle) que par le monde des adultes, qu’ils soient parents, professeurs ou intervenants sociaux. A côté de cela, des récits plus positifs sont proposés, qui montrent chez les jeunes d’énormes capacités et un important potentiel qui trouvent rarement à s’exprimer. On retient entre autres l’histoire du jeune qui estime pouvoir devenir un grand chef cuisinier, et trouve la ressource en lui pour tirer profit de la formation par le travail qui lui est proposée. Les capacités des jeunes en matière d’informatique et d’utilisation des nouvelles technologies, ou encore leur capacité à parler plusieurs langues sont par ailleurs souvent citées comme des clés potentielles pour une revalorisation de leur image par l’ensemble de la société.

Malgré l’envie qu’ils ont de se détacher de leurs parents et de suivre leur propre voie (un certain nombre de jeunes sont présentés comme poursuivant des rêves ambitieux), le besoin de sécurité des jeunes est décrit comme un besoin central. Dans sa recherche d’une identité qui lui soit propre, la question du regard de l’autre, principalement du regard des pairs, est déterminante. Une fois le cap de l’adolescence passé, certains jeunes se montrent d’ailleurs désireux de témoigner de ce passage pour en faire bénéficier d’autres adolescents.

J’ai en tête l’histoire d’un autre jeune de 15 ans environ. Il est en décrochage depuis plusieurs mois. Il vient avec une plainte. Il peut dire quelque chose de ce qui ne va pas pour lui. Il a une difficulté d’être avec les autres, de l’ordre de la phobie, une peur du regard des autres, de se mêler aux autres. Quelque chose se construit avec lui autour de sa plainte, de la question du corps, du mal être dans sa peau, du regard de l’autre, etc.. Pendant un an, il ne va pas à l’école, il est suivi par le SAJ. Une triangulation se crée autour de lui : le SAJ, le SSM, et un contact dans l’école, même s’il n’y va plus… Après un an, il a réintégré l’école avec succès et a continué sa scolarité (Une psychiatre).

Je participe avec d’autres au projet Solidarcité, qui nous prend beaucoup de temps et d’énergie, et j’ai une posture « paternelle » avec les jeunes ados, je dis « C’est bon, c’est pas bon », je montre ce qui est faisable, ce qui n’est pas faisable, je mets des limites parfois trop strictes, ou qui leur posent souci. Dans ma tête je me dis peut-être qu’ils ne m’aiment pas… C’est pas grave, c’est mon rôle… ce qui m’a étonné positivement, c’est qu’on était en résidentiel et les deux jeunes les plus turbulents m’ont dit : « On va te proposer quelque chose qui va te surprendre, ce qu’on fait à Solidarcité nous fait beaucoup réfléchir, on a envie de retracer notre vie avec vous depuis qu’on s’est inscrits à Solidarcité, est-ce que tu veux bien faire un film avec nous ? […] On a envie de voir notre vie en arrière, on a envie de se questionner pour que ça serve d’exemple à d’autres »… (Un assistant social en AMO).

Mais d’autres adolescents ont tout simplement des préoccupations « autres » que l’école et la question du projet professionnel.

L’autre jeune fille est une enfant unique qui vit avec ses grands parents, son père vit dans une maison en face et donc elle ne vit pas avec son père, elle a une sœur aînée qui n’est pas du même père… Elle a été abandonnée par sa mère, elle veut faire l’esthétique aussi mais ses parents ne l’entendent pas parce qu’elle réussit dans le général. […]Toute la difficulté c’est qu’elle est dans une situation de mélancolie qui va au-delà de la question de l’esthétique,… Elle s’y raccroche car elle voudrait trouver une place, elle se situe dans quelque chose de flou […] L’esthétique, elle peut faire ça après ses études générales. Je pense qu’on peut se mettre à la place des parents. Mais il y a peut-être un enjeu ailleurs. Elle veut rencontrer le papa, mais comment va s’engager la conversation avec le papa sur ces questions ? Il y a quelque chose qu’elle interroge, qui n’a sans doute rien à voir avec les études, mais qu’on ne connait pas… (Une psychologue en centre PMS).

Centralité de l’école

Pour tous les acteurs présents autour de la table, l’école, une scolarité satisfaisante, restent des éléments incontournables pour la trajectoire des jeunes. Tout d’abord parce que la scolarité est obligatoire jusqu’à 18 ans dans notre pays, ensuite parce que la scolarité mène normalement au diplôme et que l’obtention d’un diplôme de fin de secondaire est un préalable à une quelconque insertion professionnelle. Mais aussi sans doute car, comme le disent Mélanie Jacquemin et Bernard Schlemmer, sociologues :

« […] dans les pays où la scolarisation est depuis longtemps obligatoire, on considère aujourd’hui que l’école est instituée. Par là, on entend que la question de scolariser son enfant ne se pose pas, que la conscience publique a même oublié qu’elle se posait. Entendons-nous bien : cela ne veut pas dire que l’école n’y est pas l’objet de débats, tant s’en faut. En vérité, ceux-ci ont toute chance de prendre encore de l’ampleur, tant le système dysfonctionne. Mais si la question scolaire se pose, c’est en termes d’égalité des chances, de filières –uniques ou pas –, en termes de durée des différents cycles – primaires, secondaires, etc. L’école, elle, n’est jamais pensée en termes de choix. Scolariser ou ne pas scolariser les enfants, les faire passer par les bancs de l’école ou les faire entrer immédiatement dans la vie économique active, de telles alternatives ne se posent simplement pas[5]. »

Ce n’est pas étonnant vu le sujet abordé dans cette recherche : de près ou de loin, les récits portent presque tous sur une situation de décrochage d’un jeune par rapport à l’école quand ils sont négatifs, sur le raccrochage des jeunes à l’école quand ils sont positifs. En simplifiant un peu, on pourrait dire que le rapport du jeune à l’école semble être, dans l’imaginaire du groupe, le révélateur de son équilibre intérieur et de sa capacité à mobiliser ses ressources dans un projet positif.

L’école est également présentée sous un jour contrasté par les participants. Les uns saluent l’engagement de certains professeurs, qui prodiguent aux jeunes une chaleur quasiment familiale, les autres décrivent une école rétrograde, n’ayant plus évolué depuis le XIXè siècle, imposant aux jeunes un tempo de travail soutenu, avec un corps enseignant peu capable de se remettre en question.

Je voudrais évoquer un jeune inscrit en 5e secondaire, qui vient d’une école huppée de Woluwé. Il décide de changer complètement de milieu pour son dernier degré, donc il vient à Schaerbeek, pour plus de mixité. Suite à cette expérience, où il arrive dans un tout autre milieu, il raconte qu’il vient de naître, de découvrir ce qu’est la vraie vie, les vraies gens. Il y a une vraie relation avec les enseignants. Les choses se font aussi, mais de manière plus sympa, moins lourde, plus « bon enfant ». Il parle surtout de sa relation avec sa prof de latin-grec, qui arrive à créer une relation individuelle avec chaque élève qui organise des restos le soir avec ses élèves, qui est là pour tous les moments importants. Ca se passe super bien, ils peuvent aborder plein de choses : les livres lus, les relations familiales, etc. (Une directrice de centre pédagogique).

  • Il y a des problèmes de fond, qui vont au-delà du malentendu. C’est symptomatique : le modèle d’école est obsolète, il ne répond plus aux besoins. Où est la créativité dans l’enseignement ?
  • Qu’est-ce qu’on s’emmerde dans l’enseignement !
  • La transmission du savoir est trop modélisée, il n’y a pas de place pour la pensée critique, pour la créativité…
  • Pour l’émotion…
  • Tout ça a été éliminé de l’enseignement. Aussi longtemps qu’on ne s’y attaque pas, ça ne peut pas changer. On voit des symptômes : les psys sont instrumentalisés aussi, avec tous les nouveaux symptômes : hyperactivité, déficit d’attention.
  • « dys-machin ! »
  • Il y a des profs qui demandent aux parents de consulter pour que l’enfant soit mis sous médicament.
  • «Donnez de la rilatine, ça ira mieux madame»
  • Il faut rentrer dans une logique, dans un ordre. C’est un problème de fond, pas seulement un malentendu .

(Dialogue entre une psychiatre et un coordinateur de programme en cohésion sociale).

J’ai rencontré très peu de profs de mauvaise volonté, par contre des profs en difficulté, seuls, en insécurité, dépassés, il y en a beaucoup. Chacun a envie de faire des choses. J’ai souligné plusieurs fois le terme «sécurité». Tant qu’on aura des adultes en insécurité dans leur fonction, leur emploi, de prof, dans leur rôle de parents, les enfants ne seront pas en sécurité (Une assistante sociale en AMO).

L’école se trouve, selon certains, traversée par des enjeux qui la dépassent, et les professeurs semblent faire ce qu’ils peuvent en fonction de leurs propres ressources morales et de leur temps qui est limité. Pour certains, les professeurs se cantonnent trop à un simple rôle de transmission, mais à leur décharge, pour d’autres, la raison de cela est qu’ils sont en détresse, sous pression, dépassés par la complexité et l’ampleur de leur tâche, en souffrance. Beaucoup évoquent la nécessité de briser l’isolement des professeurs pour enfin « prendre soin des enseignants ».

Les rapports entre familles et les écoles : quelles tensions ?

La majorité des intervenants décèlent une « grande incompréhension » de la part des familles des milieux populaires au sujet de l’école, de ce qu’elle attend des élèves, et de ce que les élèves peuvent en retirer. Et ce d’autant plus quand la culture d’origine de la famille diffère de la culture «dominante» des acteurs de l’école.

J’avais été invitée à co-animer un groupe de mamans pour parler des enfants, de l’école. Ce qui m’a frappé, c’est que les mamans font état de difficultés d‘entrer en communication avec l’école, de tous les malentendus, de comment les parents et les profs sont sur des planètes qui sont loin de se rejoindre, mais quand elles partagent ça on entend bien, elles disent « j’ai pris telle voisine pour traduire », elles ont envie de s’impliquer (Une psychologue).

Mon cousin a pris sa ceinture et l’a frappée, comme chez nous, cinq coups bien fessés. La directrice a débarqué : «Non non ! on ne fait jamais ça chez nous !». Mais mon cousin a dit «Madame, c’est à l’école qu’elle a appris ces mots [NB : des injures], qu’on n’utilise pas dans ma famille. Si je la laisse continuer, elle va devenir une délinquante, être en décrochage scolaire, on va dire «c’est un enfant d’immigré», etc.». Nous avons ce problème culturel, dans l’éducation. C’est notre discipline, qu’on a reçue. On dit qu’on maltraite nos enfants. Mais c’est ton propre enfant, dans la plupart des cas, tu ne peux pas lui faire du mal. Moi je me dis que ce que je n’ai pas aujourd’hui, je veux que mon enfant l’ait demain. Je veux qu’il ait une meilleure éducation que moi. C’est ça l’objectif (Un formateur dans une entreprise d’économie sociale).

Il y a beaucoup, beaucoup de malentendus entre l’école et les familles. L’école attend que les enfants soient plus prêts à l’apprentissage et les familles attendent plus que l’école sécurise (en maternelle : qu’il ne lui arrive rien à la récré, etc.). Au départ, tout le monde veut la même chose, des futurs adultes épanouis, citoyens, actifs (Une coordinatrice de programme de lutte contre le décrochage scolaire).

On notera également, de la part de certains parents, des attentes parfois jugées irréalistes à propos de l’école, eu égard à la situation – difficile – de l’emploi et à la fonction de sélection, toujours présente, de l’école.

  • Il y a le rêve du boulot plus tard : à comparer avec ce que la société propose, quand on voit le nombre de chômeurs, la difficulté de trouver du boulot, même pour des jeunes qui ont des diplômes supérieurs…
  • Il faut abandonner ce rêve aux portes de l’école. Mais que fait-on à l’école alors ?
  • Développer d’autres potentialités…
  • C’est ça qu’il faut explorer avec les parents : quand on abandonne ce rêve [NB : de faire une « belle carrière typique »], que se passe-t-il ?
    (Dialogue entre une anthropologue et une directrice d’AMO)

Les familles semblent souvent difficiles à contacter, se déroberaient-elles à des responsabilités qui les dépassent ? Les tiers et intervenants de la santé identifient parfois difficilement les interlocuteurs ad hoc lorsqu’il est question de rétablir le lien entre les familles et l’école, ce qu’ils sont semble-t-il souvent amenés à faire.

Je vais vous parler d’une situation qui est encore bien suspendue : celle d’une élève de deuxième différenciée, pas facile, assez agitée, ne remettant pas ses travaux, ayant une série de notes dans son journal de classe, les parents ne venant pas à l’école même lorsqu’ils sont invités… Sauf une fois, comme pour la xième fois les notes n’étaient pas signées, l’éducatrice prend son téléphone, et appelle le père qui débarque dans l’heure.

Il y a un entretien entre l’éducatrice, le papa et la jeune fille. Le papa se lève et tape sa fille à l’école devant l’éducatrice… La fille est choquée, le père va chez le directeur, nous (NB le centre PMS) on nous appelle, on voit la jeune fille, on rappelle le père qui ne vient pas, finalement c’est la tante qui vient avec la maman… On discute un peu, la jeune fille rentre chez elle… Nous avons invité les parents, père et mère à venir, le papa s‘exprime très bien en français, la maman pas du tout, et donc voilà… situation suspendue, je me dis, comment faire pour que les parents puissent venir plus facilement avec leur histoire, comment nous nous pouvons nous coordonner plus facilement avec l’école ? (Une assistante sociale en CPMS).

Au-delà de ces incompréhensions et d’une forme d’instrumentalisation de l’école à des fins de carrière professionnelle, les familles sont décrites par les participants comme souvent désireuses d’aider l’école ou d’entrer en communication avec elle, à condition qu’elles ne se sentent pas rejetées, méprisées par le corps enseignant. Il existe des écoles qui prévoient un café d’accueil régulier et informel avec les parents, afin de resserrer les liens ; les services externes (PMS, services de médiation scolaire,…) parviennent aussi souvent à rétablir les liens entre familles et écoles. La régularité des contacts est soulignée comme importante, dans la mesure où il semble nécessaire que les écoles entament un dialogue avec les parents avant même l’apparition de problèmes. A ce moment-là, il sera peut-être trop tard et les familles risquent de se sentir jugées par les professionnels. Le dialogue pourrait alors de se refermer.

Ce que j’ai trouvé chouette c’est que dernièrement, l’école a décidé d’offrir, de façon informelle, mais de façon régulière, une tasse de café, un accueil aux parents, ça indique peut-être l’envie de modifier une série de rapports, plus horizontaux et moins verticaux. Ce qui est chouette c’est que l’école met des choses en place (Une assistante sociale en CPMS).

Les meilleurs moments avec les parents c’est quand les jeux sociaux tombent, quand on ne parle plus d’enseignant à parent, mais quand on parle de parent à parents, quand on joue carte sur table… des choses évoluent grâce à ça. Au départ, les parents défendent toujours leurs enfants. Leurs enfants sont extraordinaires, c’est l’enseignant qui n’arrive pas à les accrocher… Et le prof dit qu’il faut travailler à la maison. Je pense qu’il faut que chacun laisse son rôle au vestiaire. Si on parle « de parent à parent » pour aider l’enfant à grandir, à s’en sortir, ça marche. Il faut des rapports informels, horizontaux (Un formateur en CEFA).

Les jeunes pris dans des tiraillements entre leur famille et leur école

« Le temps des familles n’est pas celui de l’école », « La famille est ronde, l’école est carrée »… Voici des phrases sur lesquelles tous les intervenants semblent d’accord. Elles expriment un fossé, une importante différence d’approche entre les personnes ou groupes qui prennent soin de l’éducation du jeune. Cette différence d’approche ne serait pas en soi néfaste, la complémentarité est même positive pour apporter à l’enfant à la fois la sécurité affective et une ouverture nécessaire au monde de la connaissance[6]. Cependant, si ces différences d’approche ne sont pas « verbalisées », « intégrées » « comprises » par les parents en particulier, elles placent le jeune dans une situation de contradiction entre ce que lui demande l’école et ce que lui demandent ses parents, au moment même où, du fait de son statut d’adolescent, il est déjà tiraillé par ses propres besoins, contradictoires, d’attachement/détachement. Les parents seraient supposés, selon cette logique, servir de « facilitateurs » pour l’accès à la connaissance, mais ils sont, d’après les témoignages, souvent démunis et manquent d’outils pour comprendre ce qui est attendu d’eux.

Comment pouvons-nous être informés de ce que les parents vivent vraiment ? Je mesure l’écart qu’il y a entre le groupe des mamans de Saint-Josse et puis des familles plus favorisées. Les parents n’ont pas toujours conscience de l’importance de leur fonction : donner aux enfants la sécurité et le cadre pour qu’ils puissent avoir des projets d’avenir. Le bilinguisme est une richesse incroyable, mais est-ce que c’est valorisé ? Quel parent en est conscient ? Laisser les mômes devant la télé, c’est la pire des choses… Il faut valoriser le savoir des parents et leur montrer comment le transmettre, mais par ailleurs, il faut éduquer les parents sur la question du désir du savoir chez l’enfant… (Une psychologue en Service de santé mentale).

Par ailleurs, nous l’avons souligné plus haut, le fait que l’enfant ou le jeune appartienne à une culture différente renforce encore davantage son impression d’être pris en tenaille.

Dans ce quartier, il y a énormément de communautés différentes. Quand on aborde un sujet pour lequel on a des références claires, pour d’autres enfants, ça ne l’est pas. On parle de sécurité : je me souviens de gamins qui venaient d’Afrique, où il y avait eu des massacres, etc. A un moment donné, on parlait de la sécurité, et un petit garçon de la classe dit «Il y a la police dans la rue pour faire la sécurité». Mais il y a des gamins pour qui la police, dans le pays, c’est eux qui ont massacré tout le monde (une assistante sociale en AMO).

L’enfant entre les 2 chaises, entre les règles de l’école et celles de la maison, ça arrive tout le temps. Et quand les parents ne savent même pas que ces autres règles existent, ils ne peuvent pas dire à l’enfant «Ici il y a nos règles, à l’école, il y a d’autres règles». Si en plus à l’école, on dénigre les règles de la maison, quelle image a l’enfant de son parent ? Comment il se positionne au sein de l’école ? (Une coordinatrice de programme de lutte contre le décrochage scolaire).

Le culturel joue beaucoup, ça affecte beaucoup les relations entre parents et école. L’enfant qui vient d’une autre culture et qui suit sa formation dans une autre culture, ça pose beaucoup de problèmes, ça affecte la communication. Dans ma famille, par exemple, il y a des mots qu’on ne peut même pas s’hasarder à dire dans la rue. Chez moi, le voisin, c’est mon parent, même celui qui vient d’ailleurs, c’est mon parent aussi. Dire «fils de pute» devant quelqu’un de plus âgé que moi, je suis mort. Et si mon père arrive, la personne va dire «tu as vu ce que ton fils a dit ? Il a dit «fils de pute». Si le premier t’a frappé une fois, s’il t’a grondé, le papa il double ou triple. Donc même dans la rue, il y a la discipline qui règne (Un formateur dans une entreprise d’économie sociale).

Une fois mise en lumière cette situation de contradiction qui crée une insécurité chez le jeune, qui se demande alors où sont ses repères, il ne nous semble pas erroné de dire que si, de surcroît, il est soumis à une forme de violence ou à quelque chose de perçu comme tel à l’école (les exigences des profs, la rudesse de ses pairs), s’il ne comprend pas le sens des apprentissages qu’on veut lui faire acquérir, s’il ne reçoit pas de la part de ses parents, parfois débordés, le soutien et l’écoute nécessaires, il risque de tout simplement quitter l’école, d’abandonner. Et ce, selon certains participants, sans aucun regret apparent, ni de la part du jeune, ni de la part de l’école.

La maman était venue pour elle et puis elle est venue pour son fils… Alors c’est un jeune qui avait été agressé suite à des fréquentations tortueuses qu’il avait eu mais bon il a eu des angoisses, est resté de plus en plus souvent absent de l’école… Ses 18 ans approchant, il n’a plus remis de certificat médical, est resté à attendre sans bouger que ça se termine… L’arrêt de la scolarité de fait avec une facilité désarmante, c’est très interpellant la maman est seule face à cela. Ca ne fait de vagues pour personne (Une psychologue dans un service de santé mentale).

L’école est pour certains enfants le 1e endroit où on lui dit «non», parce que trop de parents ne veulent pas s’aliéner leur enfant et dire «non». C’est facile de dire «oui». L’école doit dire non à un certain moment, au niveau de la discipline, ça crée des soucis. La nouveauté aujourd’hui, c’est que les enfants en savent plus que nous, que les enseignants, sur les nouvelles technologies. Nos enfants nous dépassent tous. Il faut qu’on se remette à l’écoute de nos enfants : «Et tu fais comment ça ?». C’est eux qui nous apprennent (Un enseignant en CEFA).

On travaille avec les jeunes depuis longtemps et on s’est vite rendu compte que sans lien avec les familles, ça ne sert à rien, le travail est stérile, c’est pas profond, pas sur du long terme. Donc on fait un travail de près avec les parents. On fait des séances d’info avec les parents, pour les informer sur leurs droits, sur comment soutenir les enfants en fonction de leur âge, etc.. […] Les parents sont mieux informés, ils peuvent poser des questions pertinentes à l’école, la relation avec l’école est meilleure et ça se répercute positivement sur les ados. […] On a fait des séances sur différents sujets, autour de la pédagogie. Ex : un atelier sur l’apprentissage. Les parents disent souvent à l’enfant «Va travailler !». On a décortiqué ce «va travailler», les parents se sont mis à la place des enfants qui sont en apprentissage, ça change leur regard, leur approche. Ils savent qu’ils doivent accompagner autrement. […] Quand on dit à un enfant «va travailler», l’idée c’est qu’il vous voie aussi travailler, faire vos papiers, trier, même si vous faites semblant, ça fait partie du processus. Des parents l’ont testé et il y a eu vraiment des changements dans la famille, du plus petit au plus grand. Ca change la relation au travail, au savoir, à tous les savoirs, pas que ceux de l’école. On a des rencontres super riches, mais certains parents ne viennent pas, parce qu’ils estiment que ce n’est pas si important (Une animatrice en école de devoirs).

Des tiers comme médiateurs

On l’a dit, les personnes rassemblées dans le projet Adoquartier ont toutes une rapport plus ou moins rapproché avec la santé, la guidance, ou l’éducation des jeunes. A l’exception de deux enseignants en CEFA, toutes les personnes qui se sont exprimées à nos tables-rondes se rattachent à un service d’accrochage scolaire, à un centre psycho-médico-social (PMS), à un Service d’Aide en Milieu Ouvert (AMO), ou à un service de santé mentale (SSM). Pas étonnant que la fonction de « tiers », de « médiateur » entre les enfants et les écoles ait été beaucoup évoquée, et souvent présentée comme une solution.

Ca me rappelait notre rôle en tant qu’acteur associatif : on n’est pas la famille, pas l’école (pas d’enjeu de points, de réussite, d’image par rapport à l’école, etc.), les jeunes viennent chez nous et une vraie relation se crée sur une base de moments non scolaires (sorties sportives, etc.). Ce qu’on organise hors cadre scolaire nous donne la légitimité d’aborder les questions et problèmes scolaires, d’être là comme personnes ressources. Ca doit être difficile pour les profs, qui n’ont pas le cadre ni le temps pour développer ce type de relation de confiance, alors que les ados ont besoins d’abord d’une relation de confiance voire affective pour pouvoir aller plus loin (Une directrice de centre pédagogique).

En premier lieu, le tiers est là pour libérer la parole, le plus souvent la parole du jeune, mais parfois aussi la parole des parents. Puisque le jeune est pris dans un faisceau d’influences contradictoire, le tiers remet du lien et fait dialoguer les parties. Dans ce cadre, une relation de confiance absolue apparaît comme un préalable crucial à instaurer.

Ce qui me frappe, c’est le besoin d’espace de parole, d’écoute bienveillante à l’école, qui est un espace où les jeunes peuvent déposer des situations qu’ils n’osent plus déposer chez eux pour toute une série de raisons. Il faut plus d’espaces de parole à l’école, un travail d’écoute, du travail de relais, du tiers. C’est très important de trianguler avec du tiers à l’adolescence, ça libère des tensions, ça tend des perches qu’il peut tout d’un coup prendre (Une anthropologue).

Certaines organisations, en santé mentale par exemple, vont surtout permettre aux adolescents de venir « déposer » le mal-être ressenti vis-à-vis de leurs parents, ou de l’école, ou des deux.

Au-delà de la confiance nécessaire pour se livrer (et notons au passage qu’il est des cas très graves où l’enfant ne peut communiquer sur ce qui lui arrive sans avoir l’impression qu’il trahit sa famille), le tiers doit en outre être « un adulte consistant, qui tient la route ». Ce d’autant plus que dans les familles, les pères sont souvent manquants ou démissionnaires.

La jeune fille qui voulait faire coiffure me raconte sa vie. Elle est seule avec sa maman déprimée et malade, une sœur handicapée, dont elle s’occupe et un frère qui fait la loi à la maison, et une petite sœur dont elle doit s’occuper. Elle est le pilier de la famille. Elle est très décidée. Le frère a décidé que la fille devrait aller à l’école de son choix à lui pour la surveiller. Or, elle ne fréquente que l’école et la famille, elle n’a pas de petit ami. Je demande s’il y a un papa… Elle dit « Oui, mon père est d’accord avec mes choix ». Je lui dis de voir avec son père. Elle a demandé un conseil de famille, le papa a entendu et a remis les points sur les « i » avec le frère aîné. Elle est allée aux portes ouvertes. Quelque chose est en train de se construire (Une psychologue en PMS).

Les éducateurs d’AMO, ou même d’autres jeunes, sont eux-aussi parfois amenés à instaurer de l’altérité, du « tiers » entre les jeunes et leur famille. A ce titre, certains professionnels pensent qu’il est important que le tiers préserve constamment l’image des différentes parties, surtout face au jeune : il ne peut pas porter de jugement ni sur la famille, ni sur l’école, mais il peut recadrer les pensées du jeune, l’aider à y faire le tri et à prendre une décision éclairée. Faire preuve de consistance, d’une forme d’autorité, ne pas chercher à se faire « aimer » du jeune mais rester cohérent (cf. le témoignage de Saïd p.6 ci-dessus), cela semble fonctionner, de l’avis des participants : des situations se débloquent, même si, assez souvent, des jeunes abandonnent, disparaissent sans laisser d’adresse.

La maman est débordée parce qu’elle vit seule avec deux filles à la maison. Une des filles est amoureuse de quelqu’un qui vit dans la rue, elle n’arrive pas à le quitter, on n’arrive pas à avoir un fil pour travailler avec elle, le fil change… c’est un échec parce qu’on n’en la voit plus. La maman nous explique tout ce qu’elle a fait, on accompagne aussi la maman mais au final plus personne ne vient, je ne sais plus comment relancer les gens (Un assistant social en AMO).

Par ailleurs, les relations des tiers avec l’école ne sont pas toujours décrites comme harmonieuses, même si des expériences font état d’une médiation réussie de tiers vis-à-vis d’enseignants, au profit de jeunes en décrochage. La médiation opérée consiste souvent à provoquer la rencontre entre les parties, à amener les parents à renouer le dialogue avec l’école, ou à amener les jeunes à renouer avec leurs parents.

De manière générale, l’école doit s’ouvrir plus sur l’extérieur, elle est trop fermée sur elle-même (Une travailleuse de la revitalisation urbaine).

L’école n’est pas vraiment fermée, elle est ouverte aux tiers, le champ pédagogique est réservé aux profs, on ne peut pas y agir mais il y a l’espace relationnel, on peut agir dessus, pourquoi pas ? il y a un espace que des parents peuvent investir, et dans certaines écoles, cet espace est investi par les parents (Un assistant social en AMO).

C’est la question du retour possible de ce qui se dit auprès de tiers dans l’institution scolaire elle-même. Donc qu’il y ait des lieux où on peut s’exprimer, mais qu’il y ait aussi quelque chose qui se passe dans l’institution sur cette base-là. A partir de ce qui s’y dit, des choses peuvent bouger dans l’institution. Qu’il y ait des espaces de communication entre le tiers et l’institution scolaire et les familles, une triangulation. Ex : dans une école des devoirs, on apprend plein de choses sur les rapports familles-écoles, etc., mais ce n’est pas restitué, ça reste là. Or ça permettrait à l’institution scolaire d’évoluer, de se réformer. Parfois, on se rend compte que si on avait mis en place des petites choses, ça aurait pu éviter des problèmes (Une directrice d’AMO).

On l’a déjà dit, un sous-ensemble des « tiers » (constitué surtout les acteurs de la santé mentale) se disent instrumentalisés par le reste de la société : on leur confie des jeunes dans l’optique qu’ils les reformatent, les rendent conformes, le cas échéant à coup de médicaments, faisant abstraction de la complexité et de la violence de certaines situations.

Certains tiers s’adressent plus spécifiquement aux familles, ils les écoutent et les aident à devenir plus sensibles aux spécificités de l’adolescence, tout en leur donnant des clés pour suivre utilement la scolarité de leurs enfants. D’autres, les AMO, ont pour principale « porte d’entrée » de l’aide celle offerte aux jeunes via de multiples activités formatrices.

Globalement, les tiers expriment la nécessité de travailler en réseau, de pratiquer la communication avec les différents acteurs, d’harmoniser les pratiques. Ils s’interrogent également sur les limites de leur mission : jusqu’où doivent-ils aller ? S’ils sont désireux d’aider, d’œuvrer au déblocage des situations difficiles, que peuvent-ils faire dans une situation de « non demande » ?

A l’école il y a des enjeux qui échappent à l’école, qui appartiennent parfois aux familles. Jusqu’où on va quand on veut aider ? On emploie des termes comme « non demandeurs » mais ça veut dire quoi, ça non demandeur ? Les écoles ne savent pas toujours jusqu’où elles doivent aller… On se dédouane en disant « ils ne sont pas demandeurs » alors comment aller plus loin ? Comment on peut prendre les choses par le bon bout, faire autrement ? (Une assistante sociale en CPMS).

Il semblerait utile, par ailleurs, de clarifier, pour le public, la typologie et la spécificité des « tiers » et de leurs approches, car les familles sont parfois désarçonnées face à la multiplicité des intervenants.

Moi ce que je trouve compliqué c’est la multiplicité des intervenants, l’école fait appel à un service néerlandophone à Saint-Gilles, il y a un autre service à l’hôpital, à la Gerbe, la famille ne s’y retrouve pas dans la multiplicité des intervenants qui travaillent chacun de leur côté… Et on s’étonne que la famille ne s’y retrouve pas… 4-5 services travaillent avec la même famille mais la situation n’évolue pas positivement (Un assistant social dans un service de santé mentale).

En tous les cas, il semble important que les « tiers » soient accessibles facilement, à disposition, « toujours là » et ouverts en cas de besoin.

Le fait d’avoir des permanences tous les après-midi rend ça plus facile, souvent les personnes viennent avec les intervenants, les PMS, mais parfois parce qu’ils voient l’affiche et se disent qu’ils ont envie d’aller (Un assistant social dans un service de santé mentale).

En toile de fond : une société extrêmement individualiste et compétitive

Que nous disent les participants aux focus groups au sujet de notre société ? A quels phénomènes sociaux attribuent-ils les rapports difficiles entre les jeunes des quartiers populaires et leurs institutions scolaires ?

Certains jeunes ont une énorme capacité à se régénérer : certains n’allaient pas bien du tout à l’école, et puis, super transformation dans d’autres cadres, où ils dépassent leurs limites (projet de solidarité, etc.). On doit reprendre de l’énergie qui existe, qui est là, pour donner autre chose. La société n’est pas en crise en soi, elle est en mutation, en changement. On ne la régénère pas assez, et nous-mêmes ne nous régénérons pas assez (Une animatrice dans un service de soutien scolaire).

Quels sont les symptômes de ces mutations, selon les intervenants ? Il y a, de l’avis de certains, « défaillance du rapport vertical ». Jusqu’au milieu des années ‘80, la verticalité (l’autorité du supérieur sur son subordonné) était assumée, les institutions étaient fortement structurées. Notre société contemporaine en revanche est davantage une société « liquide »[7], où les apparents rapports d’«égalité » sont recherchés, où l’autorité est remise en question.

Tous soulignent par ailleurs l’apparition, avec la mondialisation qui mélange les cultures, d’une multiplicité des références. On l’a vu plus haut, nous sommes au quotidien entourés de « références possibles multiples », nous ne savons plus à quel saint nous vouer, nous ne savons plus à quelles valeurs nous rattacher, et cela est particulièrement problématique dans le cas des adolescents qui sont à un tournant décisif de leur développement. Les élèves sont régulièrement pris entre deux discours, celui des parents et celui de l’école. S’ajoutent à cela les fortes différences culturelles dans les quartiers, où cohabitent parfois dix communautés différentes, avec des valeurs différentes, etc…

Les institutions sont défaillantes, les références multiples : il est normal que l’on s’y perde.

Autre effet de la société liquide, les jeunes sont aussi les victimes d’une « individualisation des problèmes sociaux ». Ceux-ci se lisent en effet moins à l’échelle collective et en termes de classe sociale, de société, qu’à l’échelle individuelle : on « soigne » les individus, on individualise les problèmes sociaux, on envoie chez le psy, on donne de la rilatine…

La question de l’emploi (en trouver un, le conserver, pour les jeunes, les parents et les profs…) est une question lancinante que les jeunes anticipent. Elle met à mal la légitimité des apprentissages, fait disparaître l’amour de l’école en tant qu’ascenseur social, désormais « en panne ». Un nouveau sens est à trouver : pourquoi connaître ? A quoi sert de savoir ?

Tout le monde se sent un peu coupable de mal faire : les profs ne savent plus comment jouer leur rôle, ils sont remis en question, mais on constate aussi une culpabilisation des ados et des familles de leur part: chacun se renvoie la balle de la responsabilité. Dans cette situation inconfortable, tout le monde « s’arrange du silence et du déni », fait comme si les problèmes n’existaient pas, sauve la face, donne le change de peur de se retrouver « largué » ou réputé tel.

Les tiers sont là, comme intermédiaires, plus que jamais voués à « faire du lien » là où les liens se sont affaiblis, à faire naître et mettre des mots sur les silences et la souffrance. En attendant que, comme le souhaitent certains participants, on revienne davantage à des pratiques de solidarité.

En matière de pistes pratiques, nous en saurons davantage dans une seconde analyse à paraître fin 2015, destinée à relater la suite des tables rondes et les propositions d’actions concrètes qui permettraient, à chacun, de faire « mieux » (davantage en confiance, en confort, en cohérence…) son « métier » : celui de parent, celui de jeune, celui d’enseignant ou de travailleur social.

Notes / Références

[1] Nous avons déjà eu l’occasion de relater leur expérience dans l’article intitulé : Labo participatif 1 : Ados et professionnels de terrain apprennent à se parler pour décoder les faits visibles et les violences invisibles, enfouis au cœur des quartiers.

[2] EVRAS est mis pour Education à la Vie Relationnelle, Affective et Sexuelle.

[3] Un focus group (ou groupe de discussion) est une méthode de  recherche qualitative qui interroge les opinions et attitudes des participants (sélectionnés sur base de critères culturels, sociaux ou idéologiques) sur un produit, un service, un concept ou une problématique. En sciences sociales, les focus groups sont utilisés pour étudier des problématiques sociétales non à travers l’enquête d’individus, comme c’est le cas dans l’enquête par sondage, mais par la discussion de groupe. Le résultat de cette forme de recherche croise les points de vue, reflète l’interaction entre les attitudes des participants et met à jour les processus de construction sociale au sein du groupe. Source : wikipedia.

[4] Voir Jeammet, P., Paradoxes et dépendance à l’adolescence, Yapaka, 2009, 61 p., en ligne sur http://www.yapaka.be/ [consulté le 9/9/2015]

[5] MélanieJacqueminet BernardSchlemmer, « Introduction : Les enfants hors l’école et le paradigme scolaire »,Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs[En ligne], 10 | 2011, mis en ligne le 14 février 2012, consulté le 04 septembre 2015. URL : http://cres.revues.org/83

[6] Lire à ce sujet Mouraux D. Entre rondes familles et Ecole carrée : Quelles relations ?, Novembre 2006 en ligne sur http://www.changement-egalite.be/IMG/pdf/Pratiques_enseignantes.pdf [consulté le 11 septembre 2009].

[7] Le sociologue Zygmunt Bauman a décrit l’avènement de la « société liquide » dans un ouvrage de 2000 intitulé « The liquid society ». Comme l’écrit Xavier de la Vega dans un Entretien avec Zygmunt Bauman intitulé « Vivre dans la « modernité liquide » et disponible sur http://sspsd.u-strasbg.fr/IMG/pdf/Vivre_dans_la_modernite_liquide._Entretien_avec_Zygmunt_Bauman.pdf : « Livre après livre, Z. Bauman n’a de cesse de recenser les dégâts de nos « sociétés individualisées ». A ses yeux, celles-ci vont de pair avec une extrême précarisation des liens, qu’ils soient intimes ou sociaux. L’approfondissement de la modernité est aussi son dévoiement, l’exaltation de l’autonomie ou de la responsabilité individuelle mettant chacun en demeure de résoudre des problèmes qui n’ont d’autres solutions que collectives. »

Laisser un commentaire à l'auteur.e

Recherche