De la fusion à la défusion
L’intérêt pour la formation en alternance n’est pas neuf au sein de l’ASBL Le GRAIN. Plusieurs études et analyses[3] ont développé cette thématique, avec une approche pédagogique et le postulat de sa dimension émancipatrice. Notre collègue et membre-fondateur, Francis Tilman en a même développé l’articulation, dans un manuel d’utilisation[4] en collaboration avec Etienne Delvaux.
Aujourd’hui, nous nous replongeons dans les enjeux qu’elle suscite, et essayons d’en analyser les différentes inflexions en fonction des tensions qui agitent désormais ses acteurs. Notre expérience, fruit de notre travail de terrain, nous incite à un regard critique que l’instrumentalisation dont elle fait l’objet[5], en particulier de la part du monde politique et économique, ne fait qu’accentuer.
L’alternance est un mode d’acquisition de savoirs qui puise sa source et sa légitimité dans l’histoire des métiers du compagnonnage. Mais avec l’industrialisation, l’institutionnalisation de l’éducation, l’évolution des relations entre l’école et le monde des entreprises, nous avons assisté à un basculement. De la fusion[6] (la distinction formation et emploi n’existait pas dans le compagnonnage) nous sommes ensuite passés à la «défusion», avec pour corollaire un changement de paradigme.[7]
L’entreprise scolaire
L’école du 20ème siècle qui s’était substituée à l’entreprise pour la formation aux métiers manuels, avait un langage universel[8] propre à l’institution qu’elle représentait ; ce qui en faisait la particularité et la légitimité incontestable. Cependant, pour B. Fusulier, son évolution a connu ensuite un renversement de valeurs, sous l’influence des entreprises, et qui s’expliquerait ainsi : « Dans la mesure où le référentiel culturel de l’entreprise et le modèle de la gestion efficace qu’il contient, influence l’État, celui-ci va orienter sa politique de tutelle en conséquence. Car l’État n’est pas un agent social comme un autre. Il est, entre autres, un financeur et un évaluateur. A travers ces fonctions, il donne des injonctions aux organismes qui dépendent de lui et leur impose des normes. Ces injonctions et ces normes apparaissent-de plus en plus marquées par des valeurs et des principes issus du référentiel de l’entreprise, considérée comme l’organisation idéale, la mieux adaptée aux transformations contemporaines. ».
Ainsi, qu’il s’agisse du mode de gestion managérial implémenté au sein des écoles ou du concept polysémique de compétences, les univers culturels des entreprises ont désormais tendance à se confondre[9]. De sorte qu’après la « défusion » évoquée supra, nous assistons désormais à la confusion. Pour B. Fusulier toujours, il en va ainsi du référentiel de l’entreprise comme de la primauté de la demande sur l’offre (les attentes des parents, des élèves, des entreprises,… des clients !), de la flexibilité rebaptisée pédagogie différenciée, de la valorisation des relations de collaboration sous la forme du travail d’équipe, de l’engagement motivationnel et de la responsabilisation individuelle des enseignants qui, dans l’école, doivent devenir des praticiens réflexifs ; ou encore, des réponses du marché recherchées par la mesure de la satisfaction des usagers, de la pratique des audits, de la conduite de l’innovation, de la communication efficace, de la nécessité de se positionner sur un marché scolaire… [10]». Tout ce constat fut déjà établi en 2006… et le pacte d’excellence de 2019 en est devenu la matérialisation, avec l’instauration du pilotage par objectifs.
L’école : ce monde virtuel
Mais cette inflexion générale est le résultat d’une pensée dominante qui fait du rapprochement de l’école avec l’entreprise un impératif de nécessité. Il est entendu aujourd’hui que si l’école va mal, c’est parce qu’elle serait coupée du monde réel ; ce dernier étant celui du travail, et donc de l’entreprise. Cet appel au réalisme[11] est aussi l’apanage du monde politique pour lequel doit prévaloir le bon sens ; celui-ci étant martelé par les secteurs professionnels, avec une caisse de résonance opportune dans les partis traditionnels.
Il s’agit donc pour l’institution scolaire de se dépoussiérer et son toilettage serait le résultat d’une prise de conscience ; celle de l’ouverture vers le monde, de la nécessité de faire sortir l’école de son fonctionnement en creux. Ce qui passerait aussi par le devoir impératif des professeurs à s’extraire de leur(s) bulle(s) de résistance(s) au(x) changement(s)[12].
Ainsi, la formation en alternance, matérialisée par les CEFA[13] et par l’EFP à Bruxelles (ex INFAC) et l’IFAPME en Wallonie depuis 1984, année qui a été marquée par le passage à 18 ans de l’obligation scolaire à temps partiel, la formation en alternance, donc, qui représentait pour d’aucuns un enseignement au rabais, l’école de la dernière chance, en constituerait désormais, le moyen le plus adéquat…
Le contrat pour l’école porté par une ancienne Ministre de l’Enseignement, Maria Arena, il y a une quinzaine d’années déjà, préconisait la revalorisation du qualifiant et son redéploiement par l’enseignement en alternance. Alors pourquoi n’assistons-nous pas à un basculement de l’enseignement technique et professionnel vers un système d’alternance généralisé alors que des déclarations d’intention sont répétées dans le Pacte pour un enseignement d’excellence ?
Serait-ce le fait que les acteurs concernés (employeurs et opérateurs de formations) sont conscients de l’impossibilité avérée, de permettre l’accueil en entreprise de l’ensemble des jeunes inscrits dans le « technique et le professionnel » ? Serait-ce le résultat de la lenteur des changements institutionnels résultant des compromis politiques inscrits dans la durée ? Serait-ce encore, la réticence des organisations syndicales qui entrevoient dans cette possibilité, l’ouverture d’une boîte de pandore aux contrats atypiques et aux sous-statuts ? L’explication réside sans doute, dans l’ensemble de ces interrogations.
Stage professionnalisant ou… pas ?
Les réformes successives du qualifiant ont mis l’accent sur le développement des stages des 5èmes et des 6èmes techniques et professionnelles ; en fonction des priorités définies au sein des projets d’établissement[14]. C’est selon leur propre choix, que les écoles mettront en place un volet « entreprise » en leur sein ou… pas. L’école se positionnant en pourvoyeuse de main d’œuvre pour des entreprises demandeuses…quand bien même elles seraient souvent timides dans l’accueil de stagiaires, selon un chef d’atelier d’une école bruxelloise.
Pour les membres d’un groupe de discussion[15] œuvrant dans le cadre des participations relatives à l’élaboration du Pacte pour un enseignement d’excellence, les entreprises attendraient surtout des élèves des savoir-être tels que la ponctualité, la politesse ou encore le respect des consignes, plutôt que des compétences techniques.
Ce constat peut surprendre, puisque la plainte récurrente des employeurs, a trait au manque de qualifications professionnelles, aux lacunes en matière de formation, qui entraveraient l’accès des jeunes aux entreprises. C’est, selon les employeurs, l’inadéquation des formations scolaires qui explique l’échec d’un stage et justifie les places vacantes non comblées dans les entreprises.
Cependant, un élément mis en exergue par le groupe de discussion va à l’encontre de ce constat. Ce serait plutôt l’acquisition des savoir-faire en entreprise qui serait lacunaire, les stagiaires étant cantonnés à des tâches spécifiques qui ne prennent pas en compte la complexité des fonctions pour lesquelles les jeunes sont intégrés.
Ce constat prend donc bel et bien le contrepied des idées reçues et du discours dominant, qui insistent sur la primauté effective de l’acquisition des compétences sur le terrain plutôt que dans le « confort désuet » des ateliers scolaires.
Ainsi, les points de vue s’opposent, en fonction de la position occupée par les acteurs qu’ils soient employeurs ou enseignants. Un antagonisme prégnant où les différents protagonistes (patronat, jeunes travailleurs-stagiaires, tuteurs et accompagnateurs pédagogiques) ne peuvent se passer l’un de l’autre, dans une transaction où se jouent aussi leur crédibilité.
Cette divergence exprimée dans le cadre des stages professionnalisants est également avérée dans le champ de l’alternance[16] ; notamment par les témoignages des accompagnateurs[17] de CEFA. « Il est difficile d’exiger le respect du plan de formation » nous explique cet accompagnateur de CEFA de la région namuroise. « Malgré le fait que l’augmentation de l’indemnité de l’apprenant soit liée à son passage d’année de formation et donc de réussite, nous devons souvent insister, pour que le cahier de charge qui incombe au tuteur soit respecté » poursuit-il.
Un discours régulièrement entendu au sein des opérateurs de formation où ce sont souvent les accompagnateurs, qui, par leur formation pédagogique, veillent coûte que coûte à assurer la formation des apprenants dont ils ont la charge.
Le beurre et l’argent du labeur
Le discours contradictoire des employeurs (pour certains, les jeunes ne seraient pas assez formés par l’école alors que pour d’autres, ils le seraient suffisamment au point de ne pas assurer de compléments de formation dans le milieu professionnel) semble être le résultat de la complexité d’un monde du travail où les réalités diffèrent fortement d’un secteur à un autre, voire d’une entreprise à une autre.
Force est d’admettre que le discrédit sur l’enseignement, et en particulier sur le qualifiant, n’a pas donné lieu au développement de la formation en alternance, qui demeure dans l’esprit de beaucoup, comme une filière de relégation. Depuis une dizaine d’années, les chiffres de fréquentation de ce type d’enseignement sont stables et n’augmentent quasi pas[18] voire diminuent. Une reprise en main de la formation, ne fût-ce que partielle, par les employeurs, n’est donc pas à l’ordre du jour.
Il s’avère tout aussi inopérant de mettre en avant la volonté conjointe des pouvoirs politiques et des employeurs pour espérer un éventuel succès de ce dispositif de formation. Ni les entreprises, ni les pouvoirs publics ne s’accordent pour une réelle impulsion pour le développement de l’alternance, les premiers continuant à se décharger sur les autres de la formation des jeunes. Pour pouvoir continuer à les critiquer ?
Des collaborations structurelles passant par des conventions sectorielles demeurent cependant toujours fructueuses[19]. Et même si nous n’assistons pas à un système qui se développe ou encore moins qui se généralise, son succès en matière d’accès à l’emploi est une réalité[20]. Qu’attend-on pour en tenir compte ?
NOTES / REFERENCES
[1] Le salut par l’alternance, Ph. Hambye et J.L Siroux, Collection l’enjeu scolaire, La Dispute, Paris, 2018.
[2] A noter que cette analyse se concentre sur l’alternance dans l’enseignement secondaire et la formation initiale des apprentis. Le champ de l’alternance s’étendant désormais et de plus en plus aux études supérieures qu’elles soient universitaires ou non.
[3] L’accompagnement en insertion professionnelle à l’heure du nouveau contrat en alternance. Focus sur une homogénéisation des pratiques. Bruno Uyttersprot, Le GRAIN, juin 2017.
[4] Manuel de la formation en alternance, Etienne Delvaux et Francis Tilman, Editions EVO/ Chroniques sociales, 2000.
[5] L’alternance en Communauté française : l’introuvable relation formation-entreprise. Bruno Uyttersprot. Le Grain. Juillet 2011.
[6]ROPÉ F., TANGUY L., 1994, Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan.
[7] FUSULIER B., 2001, Articuler l’école et l’entreprise, Paris/Louvain-la-Neuve, L’Harmattan/Academia-Bruylant.
[8] L’emprise culturelle de l’entreprise sur les champs de l’éducation et la formation. Le Grain, Bernard Fusulier, Juillet 2006.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem.
[11]Ph. Hambye et J.L Siroux, op. cit, p. 14.
[12] Uyttersprot, B., L’enseignant et sa capacité de résistance : un impératif pédagogique ?, Le GRAIN, Septembre 2018
[13] Centre d’éducation et de formation en alternance, rattaché à une ou plusieurs établissements de plein exercice, les CEFA sont au nombre de 43 en Fédération Wallonie-Bruxelles et propose un enseignement alterné composé la plupart du temps de 15 périodes de cours de 50 minutes et de 24 heures de stage rémunéré en entreprise.
[14] http://www.enseignement.be/index.php?page=24505&navi=382
[15] Rapport du groupe de discussion mené auprès d’enseignants des 2me et 3eme degré de l’enseignement qualifiant. Province du Brabant wallon, 12 mars 2018.
[16] Ph. Hambye et J.L Siroux, op. cit, p. 49.
[17] Les accompagnateurs sont les personnes chargées de suivre les jeunes dans le cadre de leur formation en alternance au sein des CEFA mais aussi et surtout sur le terrain des entreprises d’accueils. Ils assurent, au moyen de carnet de bord la répartition des tâches entre le tuteur en entreprise, le jeune et le professeur de pratique. Dans certains CEFA, ce sont les professeurs de pratique professionnelle qui assurent cet accompagnement.
[18] Ils étaient 15.776 en 2006 à fréquenter ce type d’enseignement selon un rapport du CEPAG, Etat des lieux en C.F et Région Wallonne et rédigé par Isabelle Michel. Ils étaient environ 15.000 (9.000 en CEFA et 6.000 en formation des classes moyennes (EFP et IFAPME) en 2016 soit dix ans plus tard, chiffre repris de l’article de l’économiste Thierry Dock, « Les défis de la formation en alternance », sur le site de revue-democratie.be
[19] Des accords sectoriels perdurent depuis le passage à l’obligation scolaire à temps partiel à 18 ans, soit depuis 1984 notamment dans les secteurs du métal, de CEFORA ou encore de la construction.
[20] 86 % des jeunes qui suivent ce type d’enseignement obtient un emploi au terme de leur formation…pourcentage cité en Commission Emploi du parlement wallon en date du 15 juillet 2015.