Ainsi durant quelques heures la nuit, la salle des civières de l’hôpital se transforme en « sas » pour les personnes désorientées. « Souvent imbibées, toujours déboussolées, elles y transitent quelques heures avant de reprendre leur chemin. Sans que ce soit institutionnalisé de la sorte, cette partie des Urgences devient un lieu d’accueil. On est entre la rue et l’hôpital, dans un lieu aménagé, où des soins à « bas-seuil » sont octroyés ».[1]Pour l’équipe d’Interstices C.H.U. Saint-Pierre asbl, le « bas seuil », permet d’adopter une posture clinique qui facilite l’accès aux usagers les plus en perte de lien avec les … Continue reading
Leur implantation au sein de l’hôpital a également pour but de soulager, sensibiliser et former l’ensemble des intervenants hospitaliers à l’accueil qui peut être proposé aux patients les plus en difficulté sur le plan psycho-social. Frédéric souligne d’ailleurs le rôle central joué par l’hôpital dans ce quartier de Bruxelles.
Il y a quelques années déjà, Frédéric décrivait la complexité grandissante du contexte de travail de son équipe dans un contexte de marchandisation des soins de santé.[2]« Accompagnement de proximité dans la grande précarité : habiter la relation. » Martine De Keukeleire a coordonné la rédaction de cette analyse sur base des apports de Marie-Sophie Thiry, … Continue reading
La pandémie : un moment révélateur
Pour l’ensemble du secteur des soins de santé, maisons de repos, maisons médicales, centres PMS, hôpitaux, CPAS, soins à domicile, le contexte de la pandémie relance le débat sur la qualité de leur fonctionnement, sur leur refinancement et sur la marchandisation des soins. « Après la première vague de la pandémie, le personnel de différentes institutions et niveaux de soins a décidé de mettre sous les projecteurs la constante dégradation de leurs conditions de travail. Une plateforme, la Santé en lutte, a vu le jour ». Elle « formule des attentes en termes de refinancement des soins de santé avec une transparence sur l’utilisation du budget » et demande l’arrêt « de la dynamique de marchandisation des soins ». Le secteur est aussi dans « L’attente d’une revalorisation salariale et d’une amélioration des conditions de travail qui permettrait de sortir de la logique d’actes à la chaîne et revenir à une prise en charge humaine des patient·e·s dans leur globalité ».[3]Extrait des revendications de La santé en lutte (https://lasanteenlutte.org/nos-revendications/)
Frédéric interroge la fonction sociale que l’hôpital joue ou jouait dans le cadre de l’accompagnement des personnes en extrême vulnérabilité psycho-sociale liée à des conduites de consommation de drogues et/ou d’alcool. Dans le contexte actuel, les hôpitaux ont été entièrement affectés à la mission COVID. Les portes ont été fermées pour toute une partie de la population qui attendait des soins spécifiques. Inévitablement, il en a été de même pour la fonction d’accueil « bas-seuil » que peut apporter l’hôpital aux publics les plus précaires.
« Il y a une plus grande visibilité sur la problématique des usages de drogues et d’alcool. La prévalence des consommations d’alcool s’est laissée voir autrement en cette période de pandémie. Or, depuis des années, la durée des hospitalisations n’a cessé de diminuer, on est passé à des séjours de 10 à 3 jours pour certaines pathologies. Il est parfois devenu impossible de prendre le temps nécessaire pour connaître un patient et surtout pour déployer ses souffrances. Difficile d’orienter correctement aussi. Le secteur ambulatoire spécialisé est parfois saturé. Il manque de ressources et le nombre de lits en psychiatrie diminue. »
Les centres d’accueil tels le Samu social ont dû trouver des cadres de vie « confinées » pour les sans domicile fixe, devant gérer une problématique de consommation qui se vivait généralement dans l’invisibilité de la rue.
Carine Devos, la collègue de Frédéric au sein d’Interstices, évoque elle aussi la déshumanisation qui s’impose « mécaniquement » au cadre hospitalier et l’impossibilité de faire du travail de qualité. L’usure qui en découle pousse certains à quitter la profession.
« On oublie souvent que la souffrance des bénéficiaires se porte, voire se transporte jusque dans l’intime du soignant, du travail social, etc… C’est même eux qui deviennent les voix des souffrances. Il y a une précarité partagée, en miroir. Le pire, c’est évidemment de voir ces soignants et travailleurs sociaux perdre leur voix. Qu’ils cessent de pouvoir dire ce qu’ils sont censés dire, partent en « burnout », qu’ils perdent les repères des chemins des possibles. Parfois perdre l’amour du métier… des proches, d’eux-mêmes. »
Frédéric situe sa posture professionnelle « entre la réalité et ce qu’on voudrait faire et faire évoluer ? Comment trouver les ajustements pour que l’on soit un bon accompagnateur, quelles sont les limites, comment les transgresse-t-on ? » Quand la frustration est grande, même bidouiller dans ce cadre se complexifie. « Garder l’amour du métier, me dit Frédéric, est-ce un cap à tenir ? Peut-être une perspective trop investie dès le départ ? Peut-être juste une ambition raisonnable qu’on se donne pour que ça fonctionne ? Peut-être juste un sentiment nécessaire pour rester debout. Pour être soi-même, pour éviter la perte de sens… »
Ces questions dans le contexte actuel sans précédent l’incitent à se mobiliser, à se re-mettre en route avec l’équipe pour ébaucher des pistes d’action. « Ne faut-il pas au préalable se questionner sur sa propre capacité d’action en tant que « travailleur » ? N’est-ce pas l’étape préalable à partir du moment où l’on ressent que ça ne va plus ? En quête de sens, nous cherchons alors à nous donner à penser en termes de recherche de solutions possibles, pour faire « acte de soins » avec le plus de cohérence possible. »
Tenir en développant sa capacité d’action ?
Pour prendre la dimension des difficultés inhérentes au contexte dans lequel ils se trouvent en tant que travailleurs, on peut aussi faire un état des lieux, établir les enjeux de la santé mentale, diagnostiquer ce qui manque sur le terrain, constater que des choses sont en mouvement, …
« Tenir donc en innovant dans les pratiques pour ceux qui peuvent le faire… En parlant avec les autres, les collègues, en gardant ses regards critiques, un certain militantisme nécessaire. En restant soi-même, en ayant la possibilité de pouvoir construire, brique d’idée par brique de réflexion, depuis des fondations plus ou moins solides, …. Car on n’est pas seul, car on peut déployer des idées. Se projeter… Soi-même, avec les autres… Pour les autres ».
Tenir psychiquement pour cette équipe implique de faire le lien entre le « pouvoir tenir » professionnel et le « pouvoir agir ». Car pour ces soignants, comme des miroirs qui se répondent, suggérer un pouvoir d’agir à l’usager, au bénéficiaire, pour qu’il puisse tenir est évidemment en point de mire. Et pour y arriver, renforcer son propre pouvoir d’agir est primordial.
« Pour nous, reconnait Frédéric, la situation sanitaire a été un argument de plus pour lancer le projet que nous avions dans nos cartons. Ne pas attendre pour agir que le patient arrive à l’hôpital mais aller vers lui, créer une équipe davantage mobile qui se déplace et fait des permanences dans les institutions, comme les maisons d’accueil, le Samu social. Assurer une présence mobile dans le champ de l’ambulatoire. Une présence spécifique, consacrée ici aux dépendances et aux troubles de la consommation d’alcool. En effet, la pandémie a mis encore davantage mis en avant cette complexité, déjà connue, des usages d’alcool un peu partout.
Via une mobilité, nous voulions rencontrer les usagers dans les institutions, faire du relais avec notre équipe de Liaison-Addictions intégrée à l’hospitalier. Il s’agit également en allant vers les institutions, de sensibiliser et former les équipes de premier rang. L’idée a été pour nous de créer un projet qui modifie et renforce nos actions institutionnelles. Mais aussi de fournir de l’aide au champ de l’ambulatoire ou aux lieux d’accueil via des formations, des sensibilisations, pour donner des outils aux professionnels de l’aide. »
Pour arriver à mettre sur pied de tels projets, il est nécessaire de connaître a minima les rouages et orientations des pouvoirs subsidiants afin de trouver les financements nécessaires, de s’impliquer dans une machinerie « politisée » et de se mettre en réseau avec d’autres professionnels qui font évoluer les pratiques en santé mentale.
Trouver un certain pouvoir d’agir pour modifier les limites du cadre tout en gardant intactes les valeurs institutionnelles et personnelles, tel est l’enjeu. Il leur faut vivre la tension salutaire entre accepter la société dans laquelle on vit et travaille, et pouvoir la critiquer. Le défi c’est de trouver un équilibre pour que « le territoire des personnes en souffrance et celui des dispositifs et collectifs d’intervention s’ajustent en permanence l’un à l’autre. Ainsi, le territoire d’intervention devient le lieu où vont se confronter les processus d’individuation liés à la perspective libérale véhiculée par une clinique par projets (être autonome et responsable, faire preuve d’initiatives, assumer soi-même les risques), et ceux liés à la perspective « écologique » véhiculée par une clinique des attachements (être bien attaché à ses supports, être socialisé en s’appuyant sur ses entourages locaux ou les différentes activités mises à la disposition de la personne)».[4]Ravon B., Pegon G., Laval CH., La sociologie dans le vif de la clinique psycho-sociale, Rhizome 46-47, in Dossier Compétence en humanité précaire et passage de relais (2012).
La prise en charge des personnes en grande vulnérabilité nécessite une adaptabilité sans faille des professionnels et du cadre intervenant sur le plan social et psychique. Une place centrale de médiateur reste attribuée au cadre hospitalier. Il permet toujours le croisement de professionnels autour d’un public des plus fragilisés, donnant à celui-ci l’occasion de se déposer, de se soigner et de renouer un lien dans la mesure du possible.
« On revient à l’idée qu’être là, c’est ce qui peut faire acte de soins… Notre travail d’accompagnement, avec notre nouveau projet, c’est une suite du travail de liaison avec une dimension bas seuil que nous effectuions déjà dans le cadre de l’hôpital. Avec notre nouveau projet, on continue à faire en sorte que l’hôpital puisse être un lieu qui fait soins. Mais aussi de soutenir les collègues des secteurs que nous croisons, en réseau, en allant au plus près, en amont et en aval des temps d’hospitalisation que nous connaissons, au sein même de l’ambulatoire, d’espaces d’accueil, d’hébergements qui eux aussi font soins ».
Dans le contexte actuel tellement hors cadre, il a semblé salutaire à l’équipe d’Interstices de faire résilience ensemble. Pour tenir, certains vont puiser dans les ressources physiques et mentales collectives. « Il y a une dimension de soutien commun nécessaire, le partage des forces de travail. Une cohésion dans des synergies. Un peu de soin à apporter entre « soignants ». Cela peut faire la différence pour entrevoir une lueur au bout du tunnel.
Notes de bas de page[+]
↑1 | Pour l’équipe d’Interstices C.H.U. Saint-Pierre asbl, le « bas seuil », permet d’adopter une posture clinique qui facilite l’accès aux usagers les plus en perte de lien avec les espaces de soins « habituels/génériques ». Il s’agit d’opter pour un accès simple sans avoir une demande trop élaborée vis-à-vis du patient, pour se donner la possibilité d’une ambition clinique avec lui. |
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↑2 | « Accompagnement de proximité dans la grande précarité : habiter la relation. » Martine De Keukeleire a coordonné la rédaction de cette analyse sur base des apports de Marie-Sophie Thiry, Oum-chikh Dahou, Hanane Lafhal, Audrey Gutierrez et Frédéric Loboz, Le GRAIN, septembre 2017.. |
↑3 | Extrait des revendications de La santé en lutte (https://lasanteenlutte.org/nos-revendications/) |
↑4 | Ravon B., Pegon G., Laval CH., La sociologie dans le vif de la clinique psycho-sociale, Rhizome 46-47, in Dossier Compétence en humanité précaire et passage de relais (2012). |