Des appropriations multiples des approches par compétences
Bien qu’elle soit prévue depuis 1997 par le décret « Missions », la mise en œuvre des approches par compétences (APC) est loin d’aller de soi dans l’enseignement qualifiant et de promotion sociale. L’appropriation de ces approches par les enseignants et par les équipes pédagogiques est en effet complexe et donne à voir une myriade de pratiques allant du non-usage des APC à un usage hétéroclite, variant selon les pouvoirs organisateurs, les réseaux, les équipes ou même chaque professeur individuel. Les résultats obtenus sont donc très variés.
Dans les établissements où ces approches sont mises en œuvre de façon peu planifiée et sans appropriation collective, elles peuvent contribuer à amplifier les écarts entre les professeurs et entre l’établissement et les élèves. Sans langage commun, les professeurs ne s’entendent pas entre eux et les élèves ne savent pas ce que l’on attend d’eux. Quand, par contre, les équipes se saisissent des approches par compétences pour élaborer de concert un programme cohérent et un vocabulaire partagé, les approches par compétences sont appropriées de façon constructive, elles permettent de dépasser les tensions (voir plus bas) et de redonner un sens nouveau à l’ensemble des apprentissages. Le point de vue défendu ici est que les approches par compétences constituent l’une des voies possibles vers des enseignements et des programmes plus cohérents et plus clairs, à condition de se donner les moyens, collectivement, d’opérer des changements substantiels.
Des réformes difficiles à mettre en œuvre
L’usage des approches par compétences est l’un des éléments phare des réformes visant à améliorer l’enseignement. Malgré leur bien-fondé, ces réformes sont complexes, nombreuses et lourdes à mettre en œuvre. Les acteurs peinent à les mettre en pratique car ils ne disposent pas des moyens nécessaires. Comment s’approprier des législations complexes et parfois contradictoires ? Comment les traduire en pratiques ? Il existe bien des référentiels, des guides et des outils, mais ceux-ci ne sont pas toujours pertinents, sont multiples, sont souvent peu ou difficilement appropriés par les acteurs, ne correspondent pas toujours à l’évolution des métiers concernés par l’enseignement qualifiant,… Dans de nombreux établissements, les acteurs sont livrés à eux-mêmes pour la mise en œuvre des APC, alors qu’ils ne disposent ni du temps ni des outils méthodologiques nécessaires. Si des conseillers pédagogiques peuvent accompagner les écoles dans la mise en œuvre des APC, l’accès à cette aide utile est souvent empêché.
Certains problèmes que posent les approches par compétences
Pour construire et mettre en œuvre des APC pertinentes, il est nécessaire de pouvoir construire des référentiels de compétences qui ont du sens, de pouvoir nommer et caractériser les compétences pertinentes par rapport aux métiers et de dégager les critères et indicateurs qui permettent de les évaluer. Pour pouvoir assurer aux élèves un enseignement qui a du sens, il faut pouvoir articuler les référentiels avec les enseignements, les stages et les évaluations, articuler les différents cours entre eux,… Les compétences gagnent aussi à faire l’objet de priorisations et de construction par paliers ; la place des compétences sociales et du transfert de compétences gagne, elle, à faire l’objet de dispositions spécifiques.
Les approches par compétences nécessitent donc un travail de fond, qui n’est pas aisé, sur les enseignements. Les acteurs de l’enseignement qui s’engagent dans une telle voie doivent composer avec beaucoup de complexité malgré leur manque criant de moyens, ce qui donne un grand foisonnement de pratiques aux résultats variables.
Les applications des APC sont les plus problématiques lorsqu’elles sont mises en œuvre par les professeurs de manière individuelle, non concertée et sans veiller à la cohérence globale du programme. Le fonctionnement de l’établissement devient alors parfois une boite noire ; élèves et parents ne comprennent plus quel est le sens des apprentissages, comment fonctionne l’institution, ce que l’on attend d’eux pour les évaluations. La communication avec les élèves et la cohérence des programmes peuvent en devenir problématiques. Un autre danger est d’investir l’approche par compétences de manière extensive, en la déclinant en plusieurs centaines de compétences ou en utilisant un vocabulaire trop compliqué ou peu clair pour les élèves ; ou, à l’inverse, en proposant des référentiels de compétences très générales et des critères d’évaluation trop vagues.
Vers des programmes plus cohérents
Les tensions que vivent les équipes pédagogiques, les établissements et les pouvoirs organisateurs rendent la mise en œuvre des approches par compétences particulièrement difficile. Comment articuler l’approche par compétences avec les approches par cours et par programmes ? Les tensions entre le développement des compétences et l’acquisition des savoirs, entre les cours techniques et théoriques, entre la formation au métier et la formation de citoyens critiques sont autant de nœuds dont les acteurs de l’enseignement, sur le terrain, peinent à dégager une synthèse pragmatique.
En matière de cohérence et de pertinence des programmes, les stages constituent encore souvent une pierre d’achoppement. Il arrive fréquemment qu’ils ne soient ni constructifs ni pertinents au regard du reste des apprentissages. L’adéquation des stages par rapport aux contenus des cours et aux compétences est fréquemment remise en cause. L’instrumentalisation des élèves pour l’exécution de tâches qui n’ont aucun intérêt pédagogique, le manque de lien entre les activités des stages et les compétences attendues et l’accompagnement parfois insuffisant des stagiaires sont autant de problèmes qui sont pourtant loin d’être des fatalités. Les stages peuvent avoir du sens. Ils peuvent être l’occasion, pour les élèves, de faire connaissance avec du matériel de pointe. Ils peuvent contribuer à développer les compétences des élèves, qu’elles soient liées aux métiers, aux apprentissages théoriques, ou qu’elles relèvent plutôt de la vie sociale (gestion de conflits, collaboration, inventivité,…).
Dans l’enseignement qualifiant, la complexe mise en œuvre des approches par compétences s’accompagne aussi de la difficulté d’articuler les cours généraux et les cours techniques. L’utilisation des APC comme outils semble plus aisée dans le cadre des cours techniques, qui se traduisent plus facilement en compétences à acquérir que les cours théoriques. La cohérence des programmes peut aussi être pour partie empêchée par les difficultés de collaboration entre les professeurs de cours généraux et de cours techniques. L’articulation entre théorique et technique est complexe, nécessite des « bricolages » inédits et repose souvent sur la bonne volonté des professeurs.
Lorsque des professeurs se saisissent des approches par compétences et se mobilisent en faveur d’une appropriation collective de ces approches par l’établissement, il leur est parfois difficile d’aboutir, de mobiliser leurs collègues ou de créer un mouvement dans l’établissement. Si les doutes quant à la pertinence des APC dans les cours généraux, le manque d’intérêt pour les compétences transversales et la crainte que la théorie soit instrumentalisée à des fins adéquationnistes sont autant d’obstacles à la participation de certains professeurs dans la mise en œuvre des APC, ils s’ajoutent à d’autres difficultés qui touchent, de manière plus générale, à la collaboration et au de travail en équipe.
Une part significative de ces tensions découle de la coexistence entre deux systèmes (« programmes » versus « compétences ») en apparence contradictoires. Des résistances mais aussi des problèmes organisationnels et méthodologiques ne facilitent pas la création de dispositifs pour articuler ces tensions et permettre aux acteurs et aux équipes d’en dégager une synthèse pragmatique.
Travailler en équipe
S’il nous semble essentiel, ce travail d’équipe constitue en soi un nœud important. En plus des tensions que nous venons d’aborder, la collaboration dans les équipes pédagogique est rendue d’autant plus difficile qu’elle va à l’encontre d’une culture scolaire qui l’a longtemps négligée. Le travail en équipe semble en effet faire cruellement défaut dans un système scolaire construit autour de la liberté pédagogique, et dans lequel les décisions pédagogiques reposent davantage sur les professeurs individuels que sur les équipes et les directions.
Un cadre qui soit à la fois clair et suffisamment souple que pour permettre la créativité des enseignants est souvent absent. Parfois, un grand décalage sépare certains professeurs installés depuis longtemps et de nouvelles recrues, formées aux et nouvelles approches et motivées pour les mettre en œuvre, qui sont alors freinées dans leur élan d’innovation. Ce qui manque aussi, dans certains cas, ce sont des planifications claires du travail (périodes, bulletins, cours, évaluations, congés, réunions, stages,…), qui favoriseraient l’implication des professeurs dans des projets. De manière générale, lorsque qu’il n’y a pas de cadre pour un travail collectif, lorsque manque un projet et une culture d’établissement claire, des objectifs partagés et un vocabulaire commun, équipes et élèves peuvent en pâtir.
La collaboration ne s’improvise pas et changer requiert de vrais outils : des dispositifs de formation et d’accompagnement, des méthodes, des lieux et des moments pour le travail en équipe. Manquent particulièrement des périodes dédiées au travail en équipe et à la formalisation des approches par compétences. Les changements pourtant prescrits par les autorités sont peu accompagnés par celles-ci et les méthodes de recrutement ne permettent pas toujours de favoriser un travail en équipe de qualité.
Dans certains établissements, les équipes pédagogiques se mettent autour de la table pour repenser les programmes ensemble, ils se donnent les moyens de co-construire des référentiels de compétences qui soient à la fois partagés, cohérents et pertinents. Dans beaucoup d’autres, où la concertation est minimale et où les pratiques pédagogiques (cours, stages, évaluations) ne sont l’objet d’aucune forme d’harmonisation, la principale révolution des approches par compétences réside moins dans les APC elles-mêmes que dans ce qu’elles impliquent en termes de gouvernance des établissements et de travail en équipe. Le contexte historique et culturel valorisant peu le travail collaboratif, mettre en œuvre une approche par compétences intégrée, globale et cohérente relève du changement de paradigme. Pour ces établissements où le travail en équipe est à construire, la mise en œuvre des APC constitue tant un défi qu’une opportunité à saisir.
Communiquer de façon claire
Il arrive régulièrement que les élèves soient mal informés sur les modalités de leurs évaluations. Le manque de concertation entre les professeurs et l’absence d’un cadre de référence partagé ne fait qu’amplifier la difficulté qu’ont de nombreux élèves à comprendre ce que l’on attend d’eux, que cela soit ou non formulé en termes de compétences. Il arrive régulièrement qu’aucune grille d’évaluation (des acquis d’apprentissages, des compétences,…) claire n’existe, qu’aucun support écrit ne soit à la disposition des professeurs et des élèves pour leur permettre d’avoir une vision claire. Qu’attend-t-on des élèves au travers de tous ces apprentissages ?
Dans les cas où une approche par compétences est mise en œuvre de manière individuelle, il semble difficile de communiquer clairement à propos de compétences qui ont été peu élaborées et peu formalisées, et qui n’ont été l’objet d’aucune élaboration en équipe. Faute d’une bonne appropriation par les professeurs, les élèves s’interrogent sur la signification même du mot compétence, ne comprennent pas les attendus en termes d’acquisition ou de maîtrise des compétences. La clarté, la cohérence et la pertinence des consignes fait parfois défaut.
Evaluer de façon juste
Comment peut-il arriver qu’un élève studieux, premier de sa classe pendant l’année, échoue à son épreuve de qualification de manière inattendue et sans recevoir aucun feedback ? Qu’il s’agisse des épreuves intégrées (E. I.) ou des qualifications (Q), l’évaluation des élèves n’est pas toujours cohérente par rapport aux attendus énoncés, pertinente par rapport à ce qui a été fait pendant l’année ou proportionnée au travail fourni durant l’année.
L’articulation entre l’épreuve intégrée et la qualification n’est pas évidente et se fait selon des modalités diverses. Certains les conçoivent comme étant entièrement indépendantes. Dans ce cas, il est possible de réussir l’une sans réussir l’autre ou de présenter l’une sans présenter l’autre. D’autres considèrent que l’épreuve de qualification est elle-même une épreuve intégrée. D’autres encore conditionnent la réussite de l’une à la réussite de l’autre…
Le décret prévoit, pour les deux épreuves, une évaluation orale, une évaluation technico-pratique et une évaluation écrite ; mais concernant leur mise en œuvre, le flou autour de ce qui définit chacune des épreuves les rend sujettes à diverses interprétations. L’épreuve de qualification est plutôt pensée comme une évaluation globale des apprentissages, reposant non pas sur la restitution de savoirs, mais plutôt sur des mises en situation. L’épreuve intégrée, elle, a tendance à être comprise comme une évaluation des compétences acquises tout au long du cursus, l’intégration faisant référence au décloisonnement des cours. Dans certains établissements, l’E.I. est personnalisée en fonction de chaque élève et des compétences professionnelles qu’il maîtrise le mieux ; dans d’autres elle est la même pour tous. Le flou qui entoure la mise en œuvre de ces épreuves entraine des différences fortes entre établissements et une lisibilité réduite pour les étudiants et les familles.
Perspectives : Les approches par compétences au service d’un enseignement émancipateur
Mettre en œuvre les approches par compétences, c’est faire avec la complexité et le flou. Le flou, parce que les cadres légaux et organisationnels sont difficiles à traduire en pratiques. La complexité, parce que les APC ne sont pas réductibles à un énième outil qui viendrait purement et simplement s’ajouter à ce qui existe déjà. Elles peuvent plutôt s’envisager comme une nouvelle manière de concevoir, de formaliser, d’utiliser, de développer et de mettre en cohérence « ce qui est là » : d’une part, les compétences des élèves (qu’elles relèvent plutôt du monde professionnel ou de la citoyenneté ; qu’elles aient été acquises de manière formelle ou informelle, qu’elles soient spécifiques ou transversales), d’autre part, les outils dont s’est doté l’enseignement pour identifier, développer et évaluer ces compétences (stages, cours théoriques et techniques, activités d’apprentissage, programmes, plan de mise en œuvre, référentiels de compétences, certification par unité, évaluations,…).
Il est possible d’appréhender ce changement de paradigme non seulement comme un défi, mais aussi comme une opportunité. Un défi qui vaut la peine d’être relevé, si l’on est prêt à s’en donner les moyens. Certes, de nombreux moyens manquent : sans temps prévu pour travailler sur les programmes en dehors des heures de cours, sans outils méthodologiques, les professeurs sont débordés et les équipes sont désarmées. Cette carence est criante, et doit faire l’objet d’un changement. Mais une ressource précieuse est par trop négligée : le collectif. Car aucune réforme, aucun outil, aucun changement de paradigme ne donneront à l’enseignement la cohérence, le sens et l’efficacité qui lui font parfois défaut sans un travail de fond sur les apprentissages, sur ce qu’ils sont censés donner et sur la façon dont ils s’articulent entre eux et avec les réalités des élèves. Une telle mise en cohérence ne peut se faire qu’en équipe.
Il est utile de rappeler que les élèves de l’enseignement qualifiant et de promotion sociale sont souvent en mésestime d’eux-mêmes, qu’ils cumulent les difficultés, peinent à valoriser leurs acquis, sont victimes de stigmatisations, relégations, désaffiliations. Les approches par compétences peuvent leur permettre d’identifier, de valoriser et d’utiliser ce qu’ils savent déjà et de développer de nouvelles compétences, afin de leur permettre à la fois d’exercer un métier et de devenir des citoyens actifs et critiques. De trouver leur place.
Pour ce faire, il est sans doute nécessaire de dépasser certains préjugés idéologiques qui réduisent, par exemple, les APC à un apparatus néolibéral. Car les compétences seront ce que l’on voudra bien en faire. Si les acteurs de l’enseignement sont prêts à se les approprier collectivement, elles peuvent redonner une vie nouvelle au travail d’équipe, permettre la construction d’un vocabulaire, de référentiels et d’une vision communs. Elles peuvent constituer une belle opportunité de donner une pertinence (vis-à-vis les réalités des élèves, des principes citoyens, du cadre légal, des attentes des milieux socio-professionnels), une cohérence (acquis d’apprentissages formalisés, clairs, réalistes et adéquats, cohérence entre les contenus et les activités d’apprentissages, évaluations selon des attentes claires) et une qualité nouvelle aux programmes scolaires. Peut-être pourra-t-on voir émerger un enseignement plus égalitaire, moins cloisonné, dans lequel principes collaboratifs, plaisir d’apprendre, savoir-faire professionnels et vie citoyenne auraient tous leur place.
Quelques perspectives concrètes peuvent être mises en évidence :
- Impliquer davantage les conseillers pédagogiques dans la mise en œuvre des APC.
- Donner une place à ces approches dans la formation initiale et continue des professeurs.
- Construire et mettre en œuvre des dispositifs d’accompagnement et d’échange entre collègues qui dépassent les frontières des réseaux.
- Utiliser l’opportunité des approches par compétences pour donner une cohérence nouvelle aux apprentissages.
- Utiliser l’opportunité de la certification par unités pour articuler les cours entre eux.
- Regrouper les compétences en catégories pertinentes.
- Veiller à ce que les compétences soient utilisées de manière pertinente, tant au regard des élèves et de leurs réalités qu’au regard des cours qu’elles rassemblent, qui doivent avoir des liens entre eux.
- S’approprier collectivement les approches par compétences.
- Repenser, en équipe, l’entièreté du programme en termes de compétences.
- Elaborer et mettre en œuvre des dispositifs transversaux qui articuleraient les stages avec les cours généraux et les cours techniques.
- Identifier les compétences transversales qui se retrouvent dans plusieurs cours.
- Penser davantage l’apprentissage des savoirs à partir de leur mobilisation en situation.
- Permettre aux élèves de disposer de grilles d’évaluation claires et disponibles avant et après leur évaluation.
- Accompagner les grilles et référentiels de « modes d’emploi » facilitant l’usage de ces grilles, d’outils permettant de clarifier les compétences attendues pour l’ensemble des parties prenantes (professeurs, élèves, familles,…), de supports de communication clairs et schématiques qui regrouperaient dans un ensemble cohérent, les éléments de l’approche par compétences et les articuleraient avec d’autres outils (certification par unités, projets,…), afin de permettre un cadre de référence partagé et compris par tous, dès le début de l’année.
- Mieux articuler, d’une part, le travail de l’année aux évaluations et, d’autre part, les évaluations formatives, certificatives et terminales entre elles.
NOTES / REFERENCES
[1] Darquenne Raphaël, 2018, Quels usages des approches par compétences dans l’enseignement secondaire qualifiant et de promotion sociale ? Co-analyse participative et prospective, Bruxelles, Conseil de l’Education et de la Formation.