Quand un CEFA met la culture en Gratin…

Comment permettre aux élèves de s’approprier leur projet de formation avec créativité et en s’impliquant de manière différente dans la vie de l’école ? Cette question a amené des enseignants du CEFA d’Anderlecht à proposer aux jeunes des ateliers ludiques et créatifs, suscitant ainsi une nouvelle dynamique scolaire faite de rencontres et de solidarité… En allant à la rencontre des élèves, nous avons cherché à comprendre les enjeux et les opportunités qu’offre un projet tel que Gratin de cultures, ses retombées, ainsi que les questions qui émergent lors de la mise en place d’activités pédagogiques innovantes permettant à la culture de se faire une place dans l’école.

L’art comme projet

Depuis plusieurs années, le CEFA d’Anderlecht organise, durant le premier semestre de l’année scolaire, un festival artistique appelé « Gratin de cultures ». Ce projet offre aux élèves l’opportunité de participer à des ateliers artistiques multidisciplinaires: chanson française, slam, graphisme, photographie, théâtre, sculptures en papier mâché, fresque murale, percussions… La période se clôture par la présentation des différentes productions devant un public de pairs et d’enseignants lors d’un Festivaleke. Les enseignants du CEFA cherchent ainsi à développer la créativité individuelle et collective et à faciliter l’expression de leurs élèves en proposant des activités culturelles. De surcroit, le projet cherche à favoriser l’accroche scolaire durant cette période un peu morose de janvier-février. Etant donné que dans l’alternance les jeunes ne passent que deux jours à l’école, une série de disciplines ne leur sont pas proposées dans la grille horaire : le sport mais aussi les cours artistiques. Inviter l’art à l’école est d’autant plus crucial que tous les élèves n’ont pas toujours la possibilité de fréquenter les lieux de création et de diffusion culturelle, freinés tant par leur horaires professionnels que par un décalage culturel, le poids des traditions, ou des conflits de loyauté.

Débuté à petite échelle dans une seule section, l’initiative Gratin de Cultures a rapidement pris de l’ampleur et s’est élargi à l’ensemble de la communauté pédagogique du CEFA. Il est néanmoins laissé à la liberté de chaque enseignant d’y participer et d’animer l’atelier de son choix pour sa classe. Le projet Gratin de Cultures est en construction et en évolution constante au fil des années. Financé les premières années sur fond propre, Gratin a rapidement été soutenu par La Boutique culturelle d’Anderlecht, dont le but est de promouvoir la cohésion et l’insertion sociale entre le tissu associatif local et les écoles du quartier. Le projet est soutenu également par des subsides de la Communauté française dans le cadre du décret «  la culture à l’école » qui donne mission aux établissements scolaires de favoriser « la participation à des activités culturelles et sportives par une collaboration avec les acteurs concernés[1] ». Cet apport financier permet des partenariats avec des professionnels du monde culturel comme les ASBL Cirqu’conflex, Indications et Cactus, qui sont essentiels pour offrir une légitimité au projet Gratin de Cultures. Ceux-ci apportent des compétences ancrées dans le quotidien de leur réalité d’artistes. Leur proximité avec la démarche de création rend leur apport unique.

Apport du projet Gratin de cultures

Des études montrent que l’art à l’école peut conduire à différents types d’apprentissages notamment pour s’approprier et développer l’imaginaire, faciliter la mémoire et l’anticipation[2]. Il donne la faculté d’expérimenter et invite à sortir des formes imposées répondant ainsi aux impératifs du marché du travail[3].

Les pratiques artistiques ont également des retombées positives sur le fonctionnement du collectif. Les ateliers développent une meilleure cohésion du groupe classe. Ainsi que le souligne un jeune : « Travailler ensemble même si on croit que ce n’est pas possible » amène à dépasser des préjugés, à être plus attentifs aux comportements discriminatoires: « C’est bien parce qu’au début on n’était pas trop un groupe et après les liens se sont faits et maintenant on est un groupe. »

Dans le cadre de Gratin, adultes et jeunes, en travaillant ensemble, ont l’occasion de se rencontrer dans un autre contexte. Le regard porté les uns sur les autres évolue au fil de l’atelier, les comportements changent, la tolérance se développe. Les enseignants ont fait le pari que ces activités pouvaient être source d’estime de soi, de confiance et de collaboration. Les productions suscitent de la fierté partagée par tous. Les jeunes sont enthousiasmés par l’implication des professeurs dans les ateliers ainsi que par les moments de confrontation amicale qu’ils suscitent. Le rapport à l’école, souvent biaisé chez les jeunes, peut s’en trouver changé.

Ainsi que le souligne le partenaire La Boutique Culturelle : « Bien au-delà de sa dimension artistique, la culture est donc comprise en tant qu’ensemble d’éléments assimilés par tout individu dans une société donnée, et constituant une richesse à partager, à mettre en commun, à faire évoluer grâce aux enrichissements mutuels. Nous pensons que la diversité culturelle et la cohésion sociale se renforcent mutuellement lorsque les apports de tous sont reconnuset que chacun contribue au « bien vivre ensemble[4] ».

C’est incontestablement la mise en place d’activités innovantes, différentes qui a motivé les jeunes à s’impliquer dans le projet. Ce hors cadre plus ludique, animé conjointement par les enseignants et des intervenants extérieurs,favorise un rapport détendu au monde des adultes fait de jeux, d’essais, d’erreurs et d’avancées. Et graduellement peut s’installer un autre rapport à soi fait de confiance retrouvée : « Au début, ouille c’est trop dur j’y arrive pas ! » Puis, les élèves se prennent au jeu avec des résultats surprenants. Tant en sculpture ou peinture puisque dorénavant une fresque embellira le mur de la cour de récréation, que dans le domaine de l’écriture poétique et théâtrale.

« A l’intérieur du jeu, il y a un espace où il et possible d’exprimer des choses qu’on n’a pas l’habitude d’exprimer : plonger dans l’imaginaire, sortir des sentiers battus, y trouver une liberté un espace pour se surprendre. Ecrire avec ses mots ses propres émotions à partir d’un atelier d’écriture, pour se donner la possibilité de changer de point de vue, de s’étonner de s’émerveiller, d’élargir sa vision du monde. »[5]

Des sentiments paradoxaux

Lors de l’atelier slam, les textes produits sont très personnels, pleins d’émotion. Chacun a fait l’objet d’une négociation entre le professeur et le jeune pour savoir si ce dernier le présenterait devant la salle. Car la perspective du passage sur scène lors du Festivaleke stimule certains mais en angoisse d’autres. Parler de soi devant un auditoire, gérer son stress et ses émotions entrainent les jeunes sur des terrains mouvants, sans balises, sur lesquels ils ont peu l’habitude de s’aventurer. La pression induite par le spectacle amène à sortir de sa zone de confort, oblige à se confronter aux regards des pairs, à se soumettre à l’approbation d’autrui. Démarche rendue d’autant plus difficile à l’adolescence. La peur du regard de l’autre, l’effet « miroir » vient se greffer sur un manque d’estime de soi[6]. « On a peur de ce que les gens pensent », avoue Julia lors du temps d’évaluation. «  Au départ je n’aimais pas mais au fur et à mesure de l’expérience j’ai aimé ». Une jeune fille qui n’a pas souhaité se présenter lors du spectacle reconnait : « J’aurais eu honte de passer car je n’aime pas parler devant tant de gens ». « C’est déstabilisant », reconnait Jason, « les gens sont parfois méchants ». 

Comment se réapproprier un regard positif sur soi, conscient du chemin parcouru ? Le temps du débriefing avec les différents partenaires du projet, enseignants et artistes, constitue une étape essentielle de ce processus. Chacun est invité à se remémorer son passage sur scène, à s’exprimer sur sa prestation durant la représentation. Les impressions sont diffuses, liées aux émotions ressenties : « C’est difficile à dire. Je n’aurais jamais pensé faire cela. J’ai aimé avoir essayé… au final je ne suis pas nul » disent les jeunes. Il y a un avant et un après le spectacle. L’impression générale, c’est « nous y sommes arrivés ! » Vivre une expérience de création collective favorisant la participation de chacun et le dépassement de soi fait partie des objectifs des organisateurs de Gratin.

Le rapport à l’école de jeunes au parcours complexe

Les enseignants ont gardé, d’année en année, des traces des étapes du projet afin d’en évaluer les facteurs de réussites et les difficultés et obstacles rencontrés, résolus ou non. Paradoxalement, durant le semestre des ateliers, les enseignants pointent l’irrégularité de participation des jeunes aux ateliers, marqués par de l’absentéisme et par un manque d’implication ponctuel. Or, « Certains projets cherchent avant tout à fidéliser les jeunes pour qu’ils viennent à l’école, condition de base pour qu’ils (les enseignants) trouvent des appuis pour travailler avec eux leur gout et leurs compétences sociales et transversales, et pour stimuler les différents types d’intelligences »[7].

Le débat est ouvert et soulève autant de questions que de réponses. Plusieurs éléments peuvent expliquer l’attitude de certains jeunes durant le projet Gratin. L’impact du stress lors du Festivaleke y joue un rôle important mais ne semble être qu’une partie de la réponse. Les jeunes qui s’inscrivent dans l’enseignement en alternance ont généralement un rapport de dépréciation et de défiance vis-à-vis de l’institution scolaire. Leur parcours scolaire marqué par un « cumul  d’accidents » tels réorientations, changements d’école et décrochage débouche généralement sur de la démotivation et du désinvestissement. Pour donner du sens à leur parcours scolaire, certains sont dans une démarche utilitaire : leur prioritéc’est trouver du travail et le moteur de l’action est la perspective d’un emploi rémunéré. Les cours et l’école doivent venir en support de ce projet[8]. François Dubet, sociologue, suggère dans un contexte semblable de « pratiquer une pédagogie de la motivation, restaurer la manière dont le jeune se perçoit pour qu’il puisse se construire, entrer en relation avec les autres d’une manière plus valorisante et être disponible pour l’apprentissage ».

Les jeunes qui ont vécu le projet Gratin de Cultures plusieurs années de suite envisagent celui-ci dans une autre perspective. Les jeunes de la classe de septième,par exemple, ont remis en question l’atelier théâtre. Lors de notre rencontre avec eux, ils cherchent à mettre des mots sur leurs attitudes et réactions. Selon eux, ce n’est pas l’activité qui pose question : ils sont rodés à Gratin et y prennent part avec plaisir. Ils trouvent que « c’était chouette, cela a été un bon temps entre nous » mais l’atelier ne s’est pas déroulé comme ils l’envisageaient. Ce qui est à prendre en compte n’est pas l’opposition à l’activité prise comme telle mais la signification sous-jacente : « on avait le temps, on aurait pu faire quelque chose d’abouti, de qualité, mais on n’avait pas notre parole là-dessus, alors que c’était nous qui devions jouer, on n’a pas pu participer pleinement.» Selon Marie Verhoeven, face à l’institution scolaire en demande croissante d’implication, d’engagement et de participation, certains élèves se demandent à quoi bon s’impliquer dans un processus dont, de toute façon, on les exclut des décisions stratégiques[9] : « nous voulons être pris au sérieux, avoir notre mot à dire sur ce dans quoi on nous implique ». Car l’essentiel est vécu pour chacun au niveau des sentiments, des ressentis et du vivre- ensemble.

Perspectives

L’ensemble des questions soulevées par l’organisation de projets tels que Gratin de cultures interpelle quant à la mise en œuvre de pratiques alternatives et inclusives[10] au sein de l’école. Le sujet est complexe. Les objectifs sont-ils négociés et partagés par tous ? L’évaluation peut-elle donner du sens au projet ? Qu’évalue-t-on et dans quel cadre ? Faut-il évaluer l’implication des jeunes ? Pour les enseignants qui lient leur atelier aux compétences du cours (notamment celui de français), cela semble évident mais qu’en est-il des professeurs de pratique professionnelle ? Salomé Frémineur estime, dans sa réflexion sur « l’art à l’école », qu’il faut dégager l’expérience artistique du schéma évaluatif : « L’expérience artistique, qu’elle soit de création ou de contact avec une œuvre, ne peut se résumer à l’acquisition de compétences quantifiables. C’est par son caractère imprévisible que l’art a le plus à apporter à la formation de tous les citoyens »[11].

La culture est une composante essentielle du développement humain : elle constitue une source d’identité, d’innovations et de créativité pour les personnes et pour la communauté scolaire. Ce qui est principalement ciblé par le projet Gratin ne s’exprime pas uniquement en termes de contenu mais de compétences multiples qui développent un capital social, affectif et culturel dans une perspective émancipatrice. Prendre conscience de la fonction émancipatrice de l’éducation artistique à l’école amène à renverser les logiques pédagogiques et permet de travailler sur les conditions favorables à des changements concrets qui procurent du sens et du plaisir à leurs participants. Et « découvrir de nouveaux outils d’expression que sont le travail autour des mots et du langage, autour du corps, autour de l’image : se présenter, occuper l’espace, s’exprimer en public, être à l’aise dans un entretien,… [12]» Pour prendre en compte les jeunes dans leurs diversités, pour favoriser la réussite du plus grand nombre, pour gommer les inégalités. Des initiatives ponctuelles, des projets-pilotes portés par des enseignants proches des jeunes et de leur réalité sociale peuvent y contribuer.

NOTES / REFERENCES

[1] Décret du 22 mai 2006 relatif à la mise en oeuvre, la promotion et le renforcement des Collaborations entre la Culture et l’Enseignement, http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/30655_002.pdf

[2] Frémineur S. L’art à l’école, pour aller plus loin, Smart, 2015.

[3] Manço A., Pratiques pour une école inclusive, L’Harmattan, 2016.

[4] http://www.boutiqueculturelle.be/le-cefa/

[5] Manço A., op.cit.

[6] Cuny D., Le regard dans la construction psychique de l’adolescent, http://www.psycho-ressources.com/bibli/developpement-adolescence.html. La fonction du miroir est donc sollicitée chaque fois que l’Autre nous est nécessaire pour avoir accès à quelque chose de nous-mêmes et qui nous est inaccessible. La fonction miroir sous-tend toute l’instauration des rôles et statuts sociaux. C’est le regard d’autrui qui nous confère notre identité à l’origine, ainsi que le plaisir de voir et d’être vu.

[7] Manço A., op. cit.

[8] De Keukeleire M., La formation en alternance comme lieu de (re)construction d’une identité fière, Le Grain, 2014.

[9] Verhoeven M., Les jeunes face à la contrainte scolaire : construction d’une problématique, in : Bajoit G.,Digneffe F., Jaspard J-M., Nollet De Brauwere Q., Jeunesse et société, La socialisation des jeunes dans un monde en mutation, Deboeck, 2000.

[10] Manço A., op. cit. « L’école inclusive n’est en définitive rien d’autre qu’une école où tous parle à tous, où chacun d’où qu’il vienne, quoi qu’il fasse, peut valoriser ses compétences personnelles et professionnelles au service du groupe, de l’école, de la société. »

[11] Frémineur S., op.cit.

[12] Manço A., op. cit.

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