D. Epstein nous communique l’urgence de mettre du sens au cœur de nos pratiques professionnelles. Tout au long de sa carrière, elle a pris sa plume pour résister aux injonctions administratives illogiques, au contexte managérial qui l’empêchait de faire son métier. Accumulant les articles, elle a fini par écrire un livre. En tant que professionnelle, elle réfléchit là où les jeunes concernés sont empêchés de le faire. C’est ce travail du sujet à l’œuvre qui nous intéresse ici pour l’éducation permanente.
Un échec sociétal
De sa voix douce mais tenace, avec une langue poétique proche du slam, Danièle Epstein plante le décor de notre société sous l’emprise du radicalisme économique et de son enfant monstrueux, le néo-management, dont les effets empêchent les véritables rencontres dans toutes les sphères de la société où il sévit. Elle en a dénoncé les conséquences sur sa clinique, dans une Lettre ouverte aux politiques et à ceux qui les relaient, dès 2005. Comme beaucoup de travailleurs sociaux et psychologues présents dans les quartiers dits difficiles, elle est habitée par la colère croissante de ces jeunes révoltés[2] dont les politiques visent uniquement à normaliser le comportement, sans leur offrir une écoute réelle.
Suivant ses propres mots, pendant 40 ans, elle a choisi de travailler avec ceux dont personne ne veut et qui finalement, ne veulent à leur tour, plus non plus, faire partie « du nous », les jeunes qui relèvent du juge à la PJJ de Paris. Elle a mené un combat institutionnel sur le terrain clinique et théorique pour que des rencontres restent possibles, avant de jeter le gant, de démissionner.
En même temps qu’il affecte l’organisation des services sociaux, le capitalisme sauvage engendre la misère matérielle et psychique des publics qui relèvent des mêmes services. Jeunes et familles sont de plus en plus enfermés dans des espaces urbains ghettoïsés. La radicalisation identitaire des jeunes répond à la recherche contemporaine de jouissance et de consommation sans frein. Personne, dans la société d’accueil, n’a reconnu l’impact du parcours migratoire des familles sur les trajectoires de vie. Mis dans l’impossibilité d’être acceptés comme hybrides (d’ici et d’ailleurs), ils rejettent à leur tour la société qui a échoué à proposer les rites de passage adéquats vers l’âge adulte.
Cette recherche essentielle d’identité se retrouve dans le tissage de tous les discours politiques extrêmes. Les pertes de confiance provoquées par la destruction lente et silencieuse d’emplois, la dévalorisation de toute activité qui ne contribue pas directement à la production d’argent, la disparition du concept même de métier, la précarité du travail, la pression au rendement, l’impossibilité même pour certains travailleurs d’accéder à des revenus décents ont créé un sentiment profond d’insécurité dans toutes les couches de la société.
Les discours sécuritaires suscités par la peur de la transition en cours ont provoqué de l’exclusion identitaire. En réponse, les discours djihadistes proposent de l’inclusion identitaire. Danielle Epstein décrit l’affirmation islamiste comme une prothèse identitaire venue progressivement masquer l’échec de la construction du sujet dans l’interaction entre ces jeunes et leurs milieux de vie, la famille, l’école, l’environnement social proche.
Des héros métis aux incasables
A l’intérieur des quartiers de relégation, les professionnels de l’accompagnement des jeunes et des familles connaissent depuis longtemps l’impact de l’absence de reconnaissance des parcours migratoires et a fortiori, les effets positifs des fragiles étayages de culture réflexive que nous échafaudons avec ces publics. Nous avions bien remarqué les métissages à l’œuvre à travers les comportements des adolescents ainsi que l’urgence de les soutenir. Nous les avions appelés « héros métis »[3], à l’instar de ces demi-dieux hybrides créés par les populations africaines colonisées. Identifiés au monde de l’argent facile, du rap, des marques à la mode, coupés de leurs origines, ils ressemblaient à d’inatteignables cascadeurs voyageant entre les pays, à l’image de golden boys impunis. Un pays s’est offert à certains d’entre eux, avec des « valeurs » claires, la potentialité de dépasser la honte sociale, l’attrait d’un ailleurs où exister, Daesh.
Les pouvoirs publics appellent ces jeunes qui font le tour des institutions sans jamais se poser, « incasables »[4]. Encore aujourd’hui, la question reste posée : que ferons-nous de ces jeunes « radicalisés » que nous n’avons pas su rencontrer et qui vont sortir de prison ou rentrer au pays?
Rencontrer à nouveau les histoires personnelles
Il ne s’agit pas tant ici d’affirmer « Je le savais, j’avais raison » que de soumettre à un travail intense la mémoire du sujet afin que les corps reprennent le circuit de la pensée avant d’agir le monde, détour que ces jeunes passés à l’acte violent n’ont pas pu réaliser.
Le travail de mémoire enfin à l’œuvre concernant les guerres du 20è siècle vient étayer celui que nous pouvons mener maintenant à propos des événements qui ont agi ce début de 21è siècle. L’oubli de l’holocauste et de la collaboration nazie nous déshumanise comme l’absence de prise en compte des histoires particulières de familles prises dans les évolutions de tous ordres- je pense non seulement aux migrations dans l’espace mais à nos sociétés en « transition ». Cet oubli a fait le nid d’une prothèse identitaire monstrueuse, simplification radicale de la pensée, avatar de la destruction des milieux de vie : le radicalisme violent, souvent politique, fondé sur des bases religieuses ou idéologiques justifiant le rejet des différences.
Les clics informatisés nous donnent l’illusion aujourd’hui d’une existence où le temps n’a plus d’importance. L’expérience des jeunes djihadistes ne leur appartient pas à eux uniquement, elle est la traduction dramatique d’un monde où l’espace-temps se contracte et où résonnent de toutes parts les cris de souffrance des laissés-pour-compte du capitalisme triomphant, fin du temps de la liberté de circuler, fin des vrais voyages, des allers-retours, du temps nécessaire à la pensée, à la rencontre, à l’hospitalité, à la parole.
Danielle Epstein dénonce cet inconfort et l’impossibilité où il l’a mise de faire son métier. Un épisode récent rapporté par une jeune chercheuse en anthropologie fait foi de la généralisation de ce phénomène. Se présentant chez Actiris[5] pour une embauche à Bruxelles, comme elle était domiciliée en Région wallonne, cette candidate s’entend répondre: « Madame, je ne peux même pas vous parler car vous n’êtes pas répertoriée dans mon logiciel, c’est du temps de travail que ne pourrai pas justifier ! ». Cette phrase résume à elle seule l’inconfort actuel du travail « social » dans la plupart des institutions où les logiciels de contrôle foisonnent par mesure « d’économie »[6].
Conclusion pour l’action sociale : Comment dès lors rejoindre « ceux qui n’ont que leur corps pour péter les plombs » ?
Comment faire coupure entre l’émotion ressentie et le passage à l’acte? Danielle Epstein emprunte ces mots au poète Edmond Jabès : « Comment pratiquer l’espoir là où tout est résolu d’avance, comment pratiquer l’ouverture dans un éternel avenir clôturé ? »
Nous mêlons les sujets, adolescence, délinquance, djihadisme, islam, radicalisme. Elle nous aide à les penser tout en finesse. Elle nous propose d’analyser au-delà des stéréotypes, de déconstruire nos expériences avec les outils freudiens.
>>> Faire place au désir, celui du jeune et celui du professionnel. Face à l’imposture de la société de consommation, travailler avec ces jeunes suppose qu’il y ait du désir de part et d’autre. Les mettre au pas sans accroche, c’est passer à côté. Pour la psychologue, le délit est un appel, un signal d’alarme. Le rappel à la loi « fait bord », introduit une pause, une coupure dans la jouissance du passage à l’acte. Le juge rappelle au jeune qu’il n’est pas un électron libre dans la société, comme il semble en faire l’expérience. Il a des droits et des devoirs. Il doit rendre des comptes.
Après l’intervention judiciaire, il s’agit pour le travailleur psycho-social de prendre le relais de cette mise en cause sociale pour introduire du sujet, de passer d’objet d’intervention à sujet.
Il s’agit de soutenir l’enfant par notre propre désir, là où le sien est en panne. Il nous faut sortir de la banalisation des rituels de passage dans la rue, déjà connus.
>>> Provoquer la rencontre : il s’agit de creuser un écart, de créer un événement psychique qui fasse rupture, réhabilite les familles, les soutienne, subvertisse les fonctionnements professionnels dé-personnalisants. L’intervenant doit veiller à ne pas se laisser assigner à une place d’auxiliaire, il doit lui-même déjouer les tentatives d’être placé en « liberté surveillée ». L’intervenante est là par le juge et non pour le juge. Elle cite Winnicott : « L’acte antisocial exprime un espoir ». Les liens précoces autour de l’enfant, en famille ou à l’école, ne lui ont pas apporté la sécurité de base. Ce désir figé dans un agir exprime une non demande qui est l’expression d’une demande devenue insupportable, celle de pouvoir s’adresser à un autre fiable, secourable. Pour ces jeunes de la PJJ, le lien est devenu une menace, demander c’est prendre le risque d’un « non ».
>>> Faire loi face à l’absence d’inter-dits. Ouvrir la voie de l’altérité.
La violence soutient l’enfant « exposé[7] » face à la menace d’un effondrement psychique. Sa violence n’est que la face visible d’une dépression enfouie, passage à l’acte qui empêche sa chute dans le néant[8]. Seules les vibrations du corps soutiennent le vivant.
Le jeune fait appel à la loi pour qu’elle s’inscrive comme une loi pacifiante, un tiers symbolique. Le plus souvent il est absorbé depuis l’enfance par un corps à corps avec une mère esseulée. Le père est absent ou déchu. L’expérience familiale de l’exil n’est pas reconnue. Les seuls moyens de survie deviennent l’économie parallèle, l’adhésion aux milieux mafieux. Ce père, assisté ou absent, n’a pas pu jouer son rôle. La fonction paternelle qui normalement vient faire écart, le jeune doit l’inventer. Danielle Epstein nous rapporte les mots d’un père à son fils : « Plus tu fermes ta bouche moins tu risques d’avaler des mouches ».
L’enfant recherche les piliers nécessaires pour grandir, comme les grands frères qui font miroiter l’argent facile. Il s’agit de dévorer la mère pour ne pas se faire dévorer, et la peur de se faire bouffer par l’autre se rejoue sur la scène sociale. Pour masquer sa peur de l’anéantissement, le jeune joue à être superman. Après avoir revêtu les vêtements de la société de consommation, ils revêtent les vêtements de la société salafiste pour devenir quelqu’un. Face à ces pulsions, il s’agit de reconstruire de l’autorité qui fasse sens dans l’histoire de chacun, être tiers dans les relations, favoriser l’expression et les prises de parole.
>>> Aider à faire des passages, les raccrocher à leur histoire.
Danielle Epstein suggère que les éducateurs et les enseignants décrochent de la langue des nouvelles politiques publiques qui parlent chiffres et rendement. Nous devons revenir au langage du récit, les raccrocher à leur histoire, aider à faire des passages, reconnaître le parcours des parents devant leurs enfants, construire des bords face à l’appel du néant, des rêves et des ponts.
La prothèse idéologique prend la place d’une absence de sens. Avec les enfants, les travailleurs sociaux peuvent construire les traces oubliées, refoulées non inscrites, tisser un récit. « Du moment qu’une personne y croit, il n’y a pas d’histoire qui ne puisse être vraie. »[9] L’imaginaire vient soutenir la recherche de sens, l’émergence du sujet jusqu’alors empêchées par les convictions aveugles. A ce prix, la butée judiciaire peut devenir une chance de prendre en compte la dimension du sujet à l’intérieur de ces expériences adolescentes, à l’écoute de « ce qui se parle au travers du dire et du faire, sans qu’on sache véritablement quoi».
NOTES / REFERENCES
[1] Epstein, D. Dérives adolescentes : de la délinquance au djihadisme. ERES, 2016.
[2] Voir les émeutes de 2005 en France.
[3] Georis V., « Héros métis, jeunes bruxellois passeurs de mondes », in Passeurs de mondes, sous la direction de Pascale Jamoulle, Academia Bruylandt, 2014.
[4] Notamment, l’Aide à la jeunesse en Belgique francophone
[5] Actiris : Office Régional Bruxellois de l’Emploi.
[6] CFR mon article précédent
[7] Au sens où l’entend Marie Rose Moro : « Le risque est que cet enfant [l’enfant migrant]soit perçu comme un étranger, transformé par le pays d’accueil, dont il connaît d’ailleurs bien mieux les codes que ses propres parents ; des représentations fantasmatiques issues des mythes et légendes peuvent y être associés. Moro qualifie ces enfants d’enfants exposés, à l’image des héros mythiques qui bravent de nombreux obstacles mettant en péril leur vie. Les enfants de migrants sont exposés au «risque transculturel» » in Bouche-Florin, L., Skandrani, S. & Moro, M. (2007). La construction identitaire chez l’adolescent de parents migrants. Analyse croisée du processus identitaire. Santé mentale au Québec, 32(1), p.220. https://doi.org/10.7202/016517ar
[8] Winnicott parle à ce propos d’angoisse archaïque disséquante devant l’absence de sécurité de base.
[9] Extrait du film de Wayne Wang, Smoke, 1995, sur base d’une nouvelle de Paul Auster.