Le Grain abordait récemment le sujet de la radicalisation des jeunes issus de l’immigration[1]. Nous relevions la nécessaire reconnaissance sociale attendue par des jeunes désœuvrés dans les quartiers dits difficiles et les liens désormais visibles entre différents types de violences : celles vécues dans d’autres pays qui se donnent à voir dans les médias et les réseaux sociaux et celles qui se vivent au quotidien dans nos villes.
Nous avons également poursuivi la réflexion entamée par l’anthropologue Pascale Jamoulle dans son livre « Adolescences en exil »[2], par notre participation aux travaux du réseau Adoquartier. Grâce à une approche systémique, ce réseau tente d’améliorer les collaborations concrètes entre les services d’aide, de santé mentale, les écoles, et les parents autour de la scolarité[3]. Nous poursuivons notre approche dans la proximité des personnes touchées car nous pensons qu’une démarche d’éducation permanente doit aider à comprendre de l’intérieur les effets concrets provoquées par l’emprise croissante de la mondialisation socio-économique et des guerres qu’elle engendre.
Deux phénomènes se rejoignent et nous touchent quotidiennement en tant qu’êtres humains : la demande d’aide pressante des réfugiés face à l’inhospitalité de nos sociétés et dans le même temps l’affirmation de soi excessive d’ados déboussolés. Pour contribuer à développer ce regard de l’intérieur, nous présentons une série de portraits et de témoignages issus d’ethnographies du monde contemporain rédigés dans le cadre du certificat « Santé mentale en contexte social » organisé par le centre de santé mentale Le Méridien et l’UCL.
Ann Grossi a participé à ce séminaire. Elle livre le récit de sa rencontre avec un jeune émigré afghan qui a transformé sa vie : « Quand la violence ne s’arrête jamais ». L’écriture ethnographique est pour elle une forme de mise à distance de cette histoire à la fois insupportable et merveilleuse. En voici l’introduction qui sonne malheureusement comme une fin de non recevoir de la société belge.
« J’ai rencontré Ali en Octobre 2013 et c’est son histoire, ou plutôt notre histoire, que je vais raconter jusqu’à aujourd’hui, où il a reçu la réponse incongrue suivante : « Non, la Belgique ne vous accordera pas sa protection car nous ne croyons rien de votre histoire[4] ». Ce vendredi 13 novembre 2015, les autorités belges ont décidé de ne pas accorder leur protection au petit berger afghan.
Ali fait partie de la minorité hazâra, une minorité chiite persécutée par les talibans qui pratiquent le recrutement forcé pour en faire des combattants ou des martyrs. Ils achètent aussi aux familles de jeunes hommes particulièrement appréciés pour leurs caractéristiques physiques (caractère mongoloïde, stature menue et surtout absence de barbes et de poils) qui en font des esclaves sexuels de choix. Ali n’a jamais été à l’école. Il a été élevé par sa sœur et a passé les dix premières années de sa vie à garder les moutons du village. « J’étais tout le temps tout seul, triste. Je n’ai jamais bu le lait de ma mère. » Sa mère, répudiée par son père quand il avait huit mois, fera en sorte qu’il puisse quitter l’Afghanistan vers l’âge de onze ans.
Mes enfants et moi vivons depuis près de deux ans avec lui. Nous vivons en famille, Ali a sa chambre, il suit ses cours tous les jours et on se retrouve chaque soir autour de la table. Le week-end on rend visite à mes parents près de Namur. Il fait du karaté deux fois par semaine, il a déjà sa ceinture orange. Je crois qu’il est heureux avec nous. Aujourd’hui, je n’en crois pas mes yeux : d’après le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, Ali aurait menti sur son lieu de naissance, sur son lieu de vie, sur le nom des chantiers où il travaillait, sur son salaire journalier. En fait il aurait menti sur tout… au point de mettre en doute toute son histoire, ses origines et finalement son existence même. Ali n’a pas le droit d’être protégé par la Belgique. Il me demande souvent : « Mais s’ils ne croient pas que je suis Afghan, alors je suis qui ? Dis-moi, je suis qui ? »
Depuis deux ans, je travaille, avec d’autres, à remettre debout ce gamin dévasté par des années de solitude et de violence, à lui rendre un équilibre psychique qu’il a perdu depuis des années. Le cœur de cet engagement était la préparation d’une nouvelle demande d’asile et de protection à laquelle il aurait dû avoir droit depuis son arrivée en Belgique. Au lieu de cela la violence a continué, mais une violence officielle cette fois. Légale même. Et pourtant, quand nous avons témoigné de son parcours dans des écoles, dans des universités, lors de séances d’Amnesty international, jamais personne ne nous a dit qu’Ali était un menteur, personne n’a jamais mis en doute son histoire. L’administration belge, si.
Cette plongée au cœur de l’histoire d’un demandeur d’asile et des rouages obscurs de l’administration me renvoie à la figure, preuves à l’appui, que certains agents publics de mon pays rendent des jugements iniques, insupportables. Des jugements faciles. C’est d’ailleurs ce qui m’a frappée lors de ma première rencontre avec Ali et etet qui m’a poussée à lui donner mon numéro de téléphone : Ali était « un oiseau pour le chat ». Comme cela doit être facile de refuser la protection à un jeune qui n’a même pas dix-huit ans, pour qui nos procédures sont incompréhensibles, qui ne parle aucune de nos langues, qui est mort de peur et qui n’a qu’une chose en tête depuis plusieurs années : survivre, éviter les coups et l’emprisonnement. Étant moi-même fonctionnaire depuis plus de vingt ans, je n’ai aucun mal à visualiser la situation : un dossier facile, sans risque et vite expédié. Qui donc va demander des comptes pour ce jeune analphabète sans aucune attache en Belgique ?
Ali a été arrêté à la frontière belge alors qu’il avait seize ans. L’administration lui a fait passer un test pour déterminer son âge et en a conclu qu’il en avait dix-huit. Cette décision a déterminé la suite de son parcours en Belgique. Considéré comme majeur, il n’a en effet pas eu droit à un tuteur pour l’orienter et le soutenir dans ses démarches. Il a été conduit au centre fermé de Vottem et contraint d’introduire une demande d’asile en Belgique alors qu’il souhaitait rejoindre une communauté hazâra en Norvège. Les preuves matérielles qu’Ali a apportées (carte d’identité, carnet militaire du père) n’ont pas été prises en compte. Pas de valeur. Il a été interrogé sur sa vie en Afghanistan et en Iran. Il était berger huit mois par an, il vivait dans les montagnes, sans eau courante ni électricité. Les déplacements sont très dangereux en Afghanistan, on les évite autant que possible. Il n’a même jamais été jusqu’au chef-lieu de sa province avant le jour de son départ vers l’Iran. On lui a demandé le nom des provinces du pays, le type de calendrier utilisé. Il ne sait pas, il ne sait pas quand chose de son pays.… Cette première audition d’une heure et quarante-cinq minutes, effectuée en centre fermé, a influencé toutes ses demandes successives. Il ne parlait évidemment ni le français ni l’anglais mais un dialecte proche du Dari, la langue officielle de l’Afghanistan que le traducteur en revanche parlait très mal. Ali lui a signalé qu’il ne le comprenait pas bien et celui-ci a d’ailleurs fait une erreur au sujet d’un prétendu séjour d’Ali à Kabul où il n’a en réalité jamais mis les pieds. Cette erreur remonte régulièrement, aujourd’hui encore, dans les justifications d’avis négatifs. Les enjeux ne lui sont pas expliqués, tout comme on ne lui explique pas le contenu des documents qu’on lui fait signer. Son avocat n’est pas présent lors de l’audition, il ne lui donne aucun conseil et n’introduit pas de recours à la décision négative qu’il recevra quelques jours plus tard. En conséquence, toutes les déclarations faites ce jour-là seront juridiquement considérées comme avalisées par Ali puisqu’il ne les a pas contestées. Pour compliquer encore les choses, toutes les démarches entreprises sont en néerlandais…
Comment un jeune analphabète qui a vécu huit mois par an au milieu des moutons peut-il apporter les preuves de la véracité de son récit ? En fait, personne ne serait capable de prouver ce que l’administration lui demande de prouver. De plus, on l’interroge sur ce qu’il a vécu avant l’âge de onze ans alors qu’il en a dix de plus aujourd’hui. Et entre les deux : la survie au jour le jour. En l’absence de preuves matérielles, l’administration se base sur les quelques questions qu’elle a posées. Elle ne tient pas compte de son jeune âge, de sa situation psychique. Ali a été suivi durant deux ans par un psychiatre. Une expertise psychologique a démontré qu’il était victime d’un syndrome post traumatique, qu’il peut y avoir de la confusion dans son expression, que ses souvenirs sont imprécis. Rien de tout ça ne sera pris en compte. L’administration va se baser sur des imprécisions pour remettre en cause toute son histoire.
Depuis qu’il vit avec nous, Ali parle et écrit le français. Il a réussi tous ses examens et les épreuves d’admission à l’IFAPME où il suit maintenant une formation en alternance en maçonnerie. Il a aussi obtenu son permis de conduire pour pouvoir rejoindre son chantier. Avant, il se levait chaque jour à cinq heures et enfourchait son vélo pour arriver à l’heure au travail. Il a retrouvé le sourire : « quand je travaille, je ne pense pas, je suis content ».
Dans le récit que vous pourrez lire en suivant le lien ci-dessous[5], Ann Grossi raconte comment elle a rencontré Ali, et comment il est venu vivre chez elle.
Actuellement, elle a engagé un avocat et continue ses démarches de demandes d’asile. Le dossier complet vient enfin de lui être remis et son contenu n’apaise pas sa révolte.
En 2016, Le Grain continuera à donner la parole aux « sans voix » et à ceux qui les côtoient au quotidien. La prochaine ethnographie portera sur la naissance d’une Caravane de sensibilisation à la présence des réfugiés parmi nous.
L’intégralité du témoignage d’Ann Grossi ICI
Avec la collaboration de Pascale Meunier et Delphine Huybrecht pour la relecture.
Notes / Références
[1]Georis, V., Pour prévenir les radicalismes, étayer les supports sociaux du métissage, Le GRAIN, avril 2015, en ligne sur http://legrainasbl.org
[2]Pascale Jamoulle, Jacinthe Mazocchetti, Adolescences en exil, Academia, Louvain la Neuve, 2011
[3]Huybrecht D., Des ados entre famille et école… Quels chemins? Constats avec le projet Adoquartier et Huybrecht D., Des ados entre famille et école… Quels chemins? Pistes d’action, Le GRAIN, Décembre 2015.
[4]A propos de l’évolution récente de l’accueil des demandeurs d’asile afghans, lire l’article, Joie C., Theo Francken aux Afghans: ne venez pas en Belgique, in Le Soir du 26.11.2015 ou la page Facebook de Belgian Immigration Office, post du 24.11.2015, en ligne sur https://www.facebook.com/Belgianimmigrationoffice/?fref=ts
De plus, le Service Droits des jeunes de Bruxelles constate aujourd’hui le traitement injuste réservé aux jeunes mineurs afghans demandeurs d’asile: doute systématique sur les tests osseux, information erronée sur les modalités d’accueil, postpositions des signalements,..etc.
[5]Grossi A.-F., Retour sur une rencontre improbable. Récit, questionnements, images. Certificat « Santé mentale en contexte social : multiculturalité et précarité » – UCL, 2015.