Sensibilisation des publics précaires à une alimentation saine et durable : quel impact sur l’émancipation ?

Nul ne conteste plus le lien étroit qui relie santé et alimentation. Cette préoccupation autour de l’alimentation est d’actualité, liée aux vocables qualité, bio, durable. Elle constitue aussi un enjeu de santé publique, elle est l’objet de programmes d’actions de la part des mutualités, des maisons médicales, des CPAS…

Elle recouvre un vaste réseau d’initiatives citoyennes relayées par une multitude d’associations. Elle fait couler beaucoup d’encre[1]. Mais pour autant, manger sainement et faire des choix alimentaires de qualité, est-ce possible pour tous[2]? Comment et pourquoi mobiliser un public précarisé autour de cette question? Faut-il l’aborder en termes de santé ou de durabilité ? Quels sont les fondements, les pratiques, les réussites, les difficultés et les défis de la sensibilisation dans ces domaines ?

L’alimentation, un enjeu pour les soignants ou pour les patients ?

L’objectif premier pour les acteurs de la santé, qui sentent l’urgence de ces questions et la nécessité de les traiter sur un terrain collectif, est de répondre à une problématique bien réelle au sein d’un public à faible revenu généralement moins conscientisé aux impacts sur sa santé d’une alimentation déséquilibrée. Les équipes de soignants constatent un manque d’attention des usagers sur cette question : « Le souci d’une vie saine, la forme physique, la recherche d’un meilleur cadre de vie, la qualité de vie en général, sont les préoccupations de la classe moyenne, qui y consacre ses ressources financières et son temps, alors que les familles défavorisées recherchent dans un mode de consommation de masse la reconnaissance sociale que la publicité leur promet.[3]»

Il apparaît que la « connaissance » des règles et des principes d’une alimentation équilibrée n’est pas suffisante pour changer les comportements. Les liens entre alimentation, revenus, santé et vie sociale sont complexes et leurs interactions nombreuses. « Les personnes soumises à de fortes contraintes budgétaires cumulent de nombreuses difficultés. Pour elles, la notion de santé à long terme est abstraite, reléguant souvent l’alimentation au second plan, derrière d’autres préoccupations immédiates plus importantes (logement, emploi, etc.).[4] »

L’alimentation comme prétexte à l’éducation à l’environnement

D’autre part, si certains acteurs sociaux abordent la question en termes d’alimentation saine et équilibrée, d’autres souhaitent l’inclure dans une dimension d’alimentation durable. Bien qu’étroitement liées, les différences entre alimentation saine et durable se distinguent par leurs enjeux[5]. Nous avons rencontré Astrid Galliot, formatrice à l’association Rencontre des Continents, qui a choisi l’alimentation comme thématique de travail[6]. Notre interlocutrice estime que l’alimentation est un thème révélateur des dysfonctionnements de notre modèle de développement, tant en matière d’environnement que de santé : «  Les dérives de notre alimentation mettent aussi en lumière les inégalités au sein de nos sociétés et entre les populations du Nord et du Sud de la planète, ainsi que les mécanismes économiques et politiques qui en sont responsables.[7]» Pour les acteurs de terrain concernés par l’Education Relative à l’Environnement (ErE), la réelle plus-value dans des contextes sociaux difficiles serait d’éduquer « par » l’alimentation, non « pour » l’alimentation[8]. Cette thématique se devant d’être envisagée comme porte d’entrée dans un contexte plus large du vivre en société. Dans cette perspective, Astrid Galliot évoque « l’anecdote alimentaire » : « On utilise l’alimentation essentiellement pour repenser le vivre ensemble, pour faire société et pour penser l’émancipation sociale. L’alimentation est un support qui sert à refaire du lien avec l’environnement, on amène plein de contenu, cela permet de lire la réalité autrement, de lire la vie, de repenser le lien à l’environnement, le lien au monde, aux autres et finalement à soi-même. »

L’alimentation durable travaillée au sein d’ateliers de cuisine

Qu’en pensent les participantes ?

Pour pouvoir rendre compte de cette question, je suis allée à leur rencontre. Implanté dans les quartiers Nord de Bruxelles, l’association de quartier Le Gaffi propose à des femmes issues de l’immigration des informations et des formations au sujet de l’alimentation. Les motivations des participantes sont diverses : se préoccuper de leur santé, apprendre à cuisiner les légumes d’ici et d’ailleurs, avoir du plaisir à cuisiner ensemble, mieux nourrir leurs enfants… Les mamans autour de la table expriment leur difficulté : quand ils réclament des sodas, des snacks, des frites, des hamburgers,… elles ne parviennent pas, faute d’arguments, à s’opposer à leurs enfants. Par ailleurs, ces mamans, qui « découvrent » notre société d’abondance, accordent en général une grande confiance aux aliments proposés dans les grandes surfaces. Manger, se nourrir, s’alimenter constituent pour elles un thème fédérateur qui parle de la vie: autour de l’assiette, elles ont toutes des compétences à partager, des recettes traditionnelles à échanger, à essayer mais aussi à adapter : « On a appris comment remplacer la viande par le végétal, moi j’aime découvrir, j’ose essayer de faire de nouvelles choses »dit Rachida.

Ces mamans n’ont pas entendu parler de la cuisine industrielle. « Avant, je cuisinais bien mais je préparais et j’achetais n’importe quoi. Je ne comprenais pas ce qu’était un produit chimique,  je ne savais pas ce qui est bon pour la santé » dit Hamina.Selon Sana:« Depuis qu’on fait la formation, on a compris un petit peu comment ça marche, le système économique, le monde, comment on peut vivre ensemble, il y a tout dans l’alimentation durable, c’est naturel, si on respecte tout,la Terre dure plus longtemps.»L’animatrice du Gaffi aborde de nombreux sujets autour de l’assiette, l’alimentation servant alors de prétexte, de vecteur de conscience politique et d’émancipation sociale. Sana affirme: « Maintenant je suis un consommateur responsable, je réfléchis à ce que j’achète et à ce que je mange bien que je n’aie pas la possibilité d’acheter tout bio. Dans la vie, ce qui est important c’est la santé.» En lien avec la table d’hôtes, les participantes à l’atelier de cuisine ont décidé d’informer et de conscientiser leurs clients par le biais d’un PowerPoint qu’elles ont créé.

L’alimentation comme pédagogie de l’émancipation

Lors de son interview, Astrid Galliot confirme une mobilisation vers « autre chose » lors des cycles de formations longues qui s’organisent dans son association: « Je déploie toutes les dimensions autour de l’assiette, cela nourrit la famille, ensuite l’argent n’est plus un problème. Ceux que cela transforme « un peu » disent : maintenant je veux manger bio parce que cela nourrit la vie, parce il n’y a qu’une terre, parce que il y a mes enfants après… je ne viens pas avec mon modèle d’assiette écolo directement, mais je suis dans l’informel et dans la vraie rencontre avec les gens, dans la relation, dans l’échange.[9]»

La méthodologie spécifique ou l’approche pédagogique de l’émancipation est mise en avant. Ou comment, par le fait de se nourrir, de parler de la vie, on peut induire de l’émancipation et des changements de comportement, et faciliter l’exercice de la citoyenneté.

Benoit Delpeuch, formateur au sein de La Ferme Urbaine (une exploitation en agriculture paysanne et biologique à Bruxelles) tient le même raisonnement. Ce projet d’économie sociale a pour objectif d’initier et former quatre jeunes peu qualifiés au métier de maraîcher et à l’entretien de potagers. « La porte d‘entrée c’est l’agriculture, s’intéresser à la manière dont les légumes sont produits, faire attention au sol, à la santé des légumes. On en vient ensuite à se demander ‘qu’est-ce qu’on mange ?’ J’ai envie qu’on produise de manière durable, que les paysans qui produisent soient contents de ce qu’ils produisent, qu’ils soient fiers de leurs produits, qu’ils mangent ce qu’ils produisent.[10]» C’est dans un même esprit que se multiplient les potagers collectifs urbains renouant avec des pratiques anciennes basées sur un lien étroit entre la terre et l’alimentation.

Alternatives citoyennes

En réponse à une crise aux multiples facettes, on constate des initiatives alternatives notamment autour de la thématique de l’alimentation[11]. Diversifiées, allant de la table d’hôtesaux cours de cuisine, des formations en maraîchage à la lutte contre le gaspillage… ces projets sont portés par des collectifs citoyens. Un courant qui concerne aussi depuis peu la phase de distribution, puisqu’une coopérative d’achats se met sur pied en Région bruxelloise[12]. Pourtant, ce sont les potagers collectifs qui représentent près de la moitié des collectifs de riverains à Bruxelles !Les pouvoirs publics encouragent et soutiennent ces initiatives de plus en plus nombreuses. La ministre Fremault souhaite initier une stratégie régionale sur l’agriculture urbaine. Lors d’un colloque le 31 mars 2015, elle affirmait qu’au « niveau social, l’agriculture urbaine peut contribuer à un régime alimentaire sain, à la création de plus de liens entre habitants et différentes générations, à la sensibilisation et la formation des citoyens ainsi qu’à l’augmentation du bien-être des Bruxellois.[13]»

Pour autant, si la sensibilisation est une étape essentielle avant le passage à l’action, il ne faut pas sous-estimer le poids des habitudes, des traditions : Sofian, qui suit une formation au maraîchage, témoigne de la difficulté de changer les habitudes alimentaires : « Des gens sont convaincus mais ne font pas le pas car ils ont toujours vécu comme cela. C’est les jeunes parents qui demandent un panier bio pour leur bébé. Est-ce lié au prix ? C’est surtout l’habitude alimentaire et la malbouffe pour les jeunes. Ils ne mettent pas dans leur nourriture beaucoup de légumes. Goûter les légumes, savoir cuisiner des légumes qu’on ne connaît pas, chercher les recettes cela prend du temps, c’est un travail personnel, c’est très rarement un changement direct.Il faut un déclic.[14]»

Les déterminants en matière d’habitudes alimentaires sont nombreux et variables pour chacun. Ils ne peuvent s’expliquer uniquement par le contexte socio économique mais également par l’environnement : « En effet, si les dépenses faites pour l’alimentation dépendent bien d’un budget, il s’agit d’un budget établi selon un système de goûts et de préférences formées dans leur milieu plutôt que selon un revenu. Ainsi, les conditions sociales, les traditions familiales, la culture et le système de valeurs aura une influence certaine. Plus simplement, on se rend compte qu’un ouvrier d’origine rurale ne se nourrira pas de la même manière qu’un ouvrier issu de la ville et ce, à salaire égal.[15]»

L’alimentation dans le respect de la diversité

Si de nombreuses initiatives citoyennes se donnent comme mission la mixité sociale et souhaitent intégrer à leurs projets des personnes qui vivent dans la précarité, leurs acteurs sont en recherche de marqueurs d’actions.[16] Dans un contexte de crise socio-économique, il leur semble indispensable de travailler avec les personnes souvent exclues des processus d’information et de décision de la société. Ils s’interrogent aussi sur la qualité des habitudes alimentaires et sur l’approche à adopter pour favoriser un véritable échange dans la diversité culturelle et sociale. Au-delà du facteur santé, l’anecdote alimentaire semble être une excellente porte d’entrée pour aborder les questions du « bien vivre ensemble ».

Ainsi que l’a souligné Astrid Galliot, le processus éducatif doit viser une mise en commun d’expériences, une construction collective de nouveaux savoirs, savoir-faire et savoir-être, par le biais de la réalisation d’actions communes. Celles-ci s’inscrivent alors dans une dynamique de solidarité et de dialogue autour de l’alimentation durable. L’approche préconise « une rencontre curieuse ». En s’appuyant sur les capacités d’élaboration des personnes, la démarche pédagogique valorise les savoirs de tous dans l’échange d’expériences.

Afin de poser les jalons d’une possible connivence entre les animateurs/formateurs et leur terrain, il est important d’éviter quelques écueils[17]. Comme de créer une tension entre la vision du monde des associations accueillantes et les priorités des publics concernés. Dans l’optique des pédagogies coopératives, participants et animateurs jouent à égalité. Chacun apprend de l’autre. Chacun est expert de sa vie, expert de ses problèmes mais aussi de ses solutions. Autour de la table « saine et durable » les rôles d’hôtes et d’invités peuvent s’interchanger. Il faut sortir des approches culpabilisantes et passer du besoin au plaisir.

L’objectif principal reste de favoriser le développement et le bien-être de la personne en renforçant sa capacité d’agir dans et sur sa propre vie, de tendre à son émancipation et/ou son inclusion sociale.

Même à petits pas ! Parce que tout le monde y a droit, particulièrement les publics précarisés. Parce que développer le pouvoir d’agir est un outil du changement social.[18] Cette approche de la sensibilisation à une alimentation saine et durable met en évidence les contradictions propres au modèle éducatif sous-jacent, proche de la militance. Elle souligne une fois de plus l’importance de partir des personnes afin de développer une puissance d’agir collective.

Notes / Références

[1] Alimentation et pauvreté, dossier du FPS 2010, Dossier thématique Culture et Santé, Alimentation et précarité, 2012, Environnement et social, vers une alliance éducative, Symbiose n°106.

[2] En Belgique une personne sur sept vit en dessous du seuil de pauvreté. http://www.oivo-crioc.org/files/fr/3218fr.pdf

[3] Lachaussée C., Miermans M-Ch., Programme d’action sur le lien entre santé et alimentation auprès des usagers des maisons médicales liégeoises, in: Santé Conjuguée, n°36, 2006 pp. 124-125

[4]Darmon N., Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale 2009-2010.

[5] Colloque « Vers un système alimentaire plus durable, lancement d’une stratégie régionale », organisé à Bruxelles le 31 mars 2015 par Bruxelles Environnement et la Cellule agriculture du Service public régional de Bruxelles.

[6] Rencontres des Continents est une association active dans les domaines de l’éducation relative à l’environnement (ErE) et à la citoyenneté mondiale. Selon Daniel CAUCHY, son fondateur et administrateur, la « pédagogie de l’anecdote », est un thème mobilisateur pour développer des interrogations globales permettant d’ancrer les réflexions dans le concret et d’éviter de développer de grandes théories ou propositions très éloignées des préoccupations quotidiennes.

[7] Interview d’Astrid Galliot, l’auteure de « Retrouver notre pouvoir d’agir ! C’est le premier point de la définition de l’alimentation durable ! La « clinique culinaire, lieu de métissage et d’expérimentation à visée émancipatrice.» Certificat en Santé mentale, UCL, 2013.

[8] Environnement et social, vers une alliance éducative, Symbiose n°106.

[9] Astrid Galliot, op.cit.

[10] Interview de Benoit Delpeuch, formateur au sein d’une exploitation en agriculture paysanne et biologique en région bruxelloise, La Ferme Urbaine à Neder Over Heembeekqui est gérée par l’Asbl « Le début des haricots ».

[11] Le collectif Dewey a crée une carte numérique des initiatives citoyennes bruxelloises baptisée « Bruxelles mode d’emploi » http://www.dewey.be

[12] Bees-coop, supermarché participatif, http://bees-coop.be/

[13] Colloque organisé à Bruxelles le 31 mars 2015, op. cit.

[14] Interview de Sofian, aspirant maraîcher au sein d’une exploitation agricole paysanne en région bruxelloise

[15] Alimentation et pauvreté, dossier du FPS.

[16] A titre d’exemple, lors du colloque organisé à Bruxelles le 31 mars 2015 « Vers un système alimentaire plus durable, lancement d’une stratégie », le chantier proposé par la cellule mixité sociale de Bees Coop sur la thématique « Quels mécanismes de solidarité au sein de la BEES Coop? »

[17] Le rapport de synthèse de trois journées d’études des 14ème rencontres de l’ErE, 16 juin 2014 sur le thème « Pourquoi et comment adapter nos pratiques d’Education relatives à l’environnement pour des personnes précarisées » http://www.reseau-idee.be/rencontres/2014/pdf/synthese-3-jours-14es-Rencontres.pdf.

[18] http://www.reseau-idee.be/rencontres/2014/pdf/synthese-3-jours-14es-Rencontres.pdf

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