Vogue la galère !

Accompagnement social et juridique, formation, mais aussi voile, théâtre ou équitation… Le Dispositif Relais met tout en œuvre pour aider des jeunes sortis de prison à reconstruire leur vie.

A Wemeldinge, au Pays-Bas, une flottille de huit voiliers est prête à larguer les amarres. A bord de l’un d’eux, Anne Gruwez, juge d’instruction à Bruxelles. Elle a recruté d’autres membres de l’appareil judiciaire : magistrat, avocat, bâtonnier. Le bouche-à-oreille a permis de compléter le groupe : un parlementaire, un entrepreneur, le directeur d’une entreprise de travail adapté,… tous propriétaires d’un bateau ou skippeurs motivés par la rencontre et le partage d’expérience avec des jeunes en difficulté d’insertion. Dix jeunes sont prêts à embarquer, non sans appréhension pour certains.

Magid, par exemple, a du mal à se séparer de ses comparses et à passer la journée avec des inconnus. Nicolas, en revanche, ne cache pas son enthousiasme : « Ça me plaît, une journée hors de tout. Je compte bien en profiter ! », dit-il.

Ces gaillards ont entre dix-huit et vingt-cinq ans, voire un peu plus. Pratiquement tous ont eu maille à partir avec la justice. Aujourd’hui, ce qui les intéresse, c’est de changer de vie, de redémarrer. Une formation, un boulot, des papiers en règle, un toit… C’est ce coup de pouce, et souvent plus, qu’ils viennent chercher au Dispositif Relais.

Le Dispositif Relais (DR) est une structure d’aide individualisée aux justiciables détenus ou libérés sous conditions alternatives à la détention. Cette asbl est née en 2010 de la rencontre entre Tahar Elhamdaoui et Anne Gruwez. Un assistant social et une juge d’instruction partageant une même ambition : resocialiser ces jeunes délinquants que l’un et l’autre rencontrent quotidiennement dans leur pratique professionnelle. Tahar Elhamdaoui en est aujourd’hui le directeur. Il est également responsable du centre Formation au Travail Quartier Populaire (FTQP), qui accueille depuis des années des ex-détenus parmi d’autres stagiaires. L’inscription y est possible tout au long de l’année, ce qui est rarement le cas ailleurs. « On leur demande de fournir un plan de reclassement et en même temps, ils se font refouler des centres de formation parce qu’ils ne s’y présentent pas à la bonne période. C’est contradictoire », dit-il. Une autre question se pose : quel métier choisir ? FTQP ne propose que deux filières, maçon et plafonneur. « Des jeunes viennent chez nous par défaut alors qu’ils souhaitent devenir animateurs, soudeurs, mécaniciens… » Pour dépasser ces contraintes, Tahar et Anne ont élaboré un service personnalisé apte à soutenir le projet de formation de chaque jeune, à tout moment de l’année. « Nous les soutenons et les aidons à trouver un apprentissage professionnel qui correspond à leurs aspirations et qui, du coup, a davantage de chance d’aboutir », résume Tahar.

Lien et insertion

L’équipe du DR compte maintenant cinq membres. Ils reçoivent des jeunes sortis de Lantin, Ittre, Nivelles, Marneffe, Leuze,… de toutes les prisons du pays. « Des jeunes sans adresse du tout parfois », souligne Gauthier Mertens, psychologue et criminologue. Ils arrivent sur conseil ou injonction, via un avocat, un juge, le tribunal d’application des peines, par l’intermédiaire d’autres intervenants sociaux. Pour Anne Gruwez, la dimension humaine de l’association est essentielle. « Tout le monde se connaît, il n’y a pas de numéros de dossier, dit-elle. Au DR, les jeunes sont appelés par leur prénom et par leur nom, on rencontre leur famille. Ils n’ont rien à avouer, on connaît très bien leur profil. On ne travaille pas sur leur passé mais sur leur avenir. »

Le DR offre un accompagnement et des activités éducatives. « La journée, quand les gars sont à l’emploi ou en formation, pas de souci, constate Mounir Mahla, animateur. Après 16 heures et le week-end, ils se retrouvent dans leur quartier et ils sont confrontés à des tentations qu’ils ont déjà connues. Nous leur proposons quelque chose à ce moment-là. » Des activités culturelles et sportives « autrement », dans une logique d’acteur et non de consommateur. « Tout ce qu’ils font déjà, ce n’est pas la peine de le refaire, sauf s’il y a une plus-value, explique Wilhem de Baerdemaeker, animateur lui aussi. Notre but c’est de favoriser l’attachement entre eux et l’équipe du DR. » L’équipe du DR fait le pari qu’en vivant des expériences positives à l’emploi, dans des projets culturels, sportifs ou autres, ces jeunes sortiront complètement de la rue.

Plus de 90 garçons et filles – bien que celles-ci soient plus rares, comme dans le monde carcéral – ont été accompagnés en 2016. « On leur propose une sorte de pack insertion », résume Tahar Elhamdaoui. Anne Gruwez est plus explicite : « On ne va pas leur demander s’ils ont bien rempli les obligations qui leur incombaient, dit-elle. On va les guider et les aider à le faire. »Pour y parvenir le DR leur fournit des outils d’appréhension de la société à laquelle ils n’ont pas forcément accès et dans laquelle ils n’ont pas de place reconnue, gageant que s’ils accrochent à ces activités ils accrocheront aussi ailleurs. « Le point commun de toutes nos actions, c’est de leur dire constamment qu’ils existent. Qu’ils existent tellement qu’ils vont s’en sortir. C’est une valorisation de l’individu pour lui-même et pas de ce qu’il représente. »

La porte du DR est toujours grande ouverte. « C’est physiquement ouvert : ouvert sur le quartier, sur la rue, sur le monde en quelque sorte. On entre, on est reçu », dit le directeur. Dans d’autres services, les rendez-vous sont parfois fixés à quelques jours ou quelques semaines. « Ce délai suffit pour que le gars retombe. Ici la prise en charge est directe », ajoute-t-il. Avantage complémentaire : les contacts avec les jeunes sont plus fréquents, ils n’hésitent pas à passer quand ils sont dans le coin.

Chaque rencontre est innovante. Il faut trouver la solution adéquate pour chacun. Ce sont les jeunes qui donnent le rythme. « Un gars est aujourd’hui à la rue. On n’attend pas trois semaines pour agir », commente le psychologue. Les jeunes choisissent à la carte ce dont ils ont besoin ponctuellement ou temporairement. D’autres participent à tout, sont en demande de découvertes. « Ceux-là continuent de franchir le seuil de l’association alors qu’objectivement, matériellement, ils n’en ont plus vraiment besoin », reconnaît le directeur. Mais les activités du DR ne sont pas réservées aux jeunes sortis de prison ou aux stagiaires de FTQP. « On est attentifs à ne pas ghettoïser cette population », insiste Wilhem. Le travail en réseau amène aussi d’autres candidats.

Casser les clivages

Pour monter des projets particuliers, le DR s’associe. Notamment à la compagnie Libertalia, engagée dans le théâtre-action. Les jeunes ont livré la matière première. « On a fait plein d’impro, le metteur en scène a vu ce qui en sortait et a monté des séquences », raconte WilhemCe processus a duré trois mois. « Ce qui est intéressant, c’est la rencontre du théâtre, la rencontre avec la compagnie et l’idée d’accompagner ces jeunes dont on joue l’histoire. » L’équipe du DR monte également sur les planches. « Nous sommes toujours dans l’idée de vivre quelque chose ensemble », précise le directeur. « Ça apporte beaucoup à la relation que l’on a avec eux et à la relation de travail, à l’aide que l’on peut leur fournir. Le lien est plus fort », ajoute Gauthier. La troupe s’appelle « Les Invalidés ». Ils ont joué leur spectacle Promenade dans le Palais de Justice, devant un parterre d’avocats et de magistrats. Ils y racontent et s’amusent de leurs déboires, de leurs souvenirs de mauvais garçons… Ils étaient aussi au programme du Festival des Libertés à l’automne dernier. Autre partenariat en vue : de l’hippothérapie avec la police montée fédérale ! « Le relationnel avec les chevaux nous reconnecte, développe Gauthier. Le cheval reflète la manière dont on se comporte. Un caïd un peu trop sûr de lui, l’animal va le sentir ; on peut approfondir cela par la suite. Il y a aussi le travail avec le policier référent, la relation de confiance : être sur son cheval pendant qu’il le tient, le transfert de compétences… »

Équitation, escalade, voile ou encore spéléo ont un point commun : le jeune se met en danger. « Et il fait appel à plein de ressources, ajoute Tahar. Il doit aussi respecter des règles sinon il tombe. Du mur, du cheval, dans l’eau. » C’est une sorte de déplacement volontaire d’une conduite à risque vers une mise en danger de soi analogue mais cadrée, qui va solliciter des ressources personnelles et configurer un autre comportement moins problématique. « C’est le groupe qui prime. L’un aide l’autre. Si l’un fait le con, l’autre meurt,  schématise le directeur du DR.  Des liens forts se tissent. Le jour où des choses ne se passeront pas bien, les gars penseront à ces moments-là. Ils sont sauvés à vie, parce qu’ils ont un point sur lequel s’appuyer. » Que faire de mieux pour éviter les récidives que de donner aux jeunes des perspectives, une reconnaissance et de la dignité ? Le contraire de ce qui se passe actuellement en prison.

Au cas par cas

Des jeunes généralement peu qualifiés, des accidents de parcours, des délinquants chroniques… Le DR travaille au cas par cas. « Des jeunes qui perdent confiance, qui se remettent à débloquer et qui perdent encore plus confiance », explique Wilhem. Les juges leur envoient aussi des jeunes radicalisés. « Certains ont touché le fond, constate Mounir. Ils viennent dans l’idée de trouver quelque chose de concret, de repartir d’ici avec un atout, surtout un diplôme, une qualification ou un emploi. D’autres ne sont pas mûrs, alors on les laisse mûrir… » D’autres encore abandonnent. « Mais on essaie toujours de les rattraper, ajoute-t-il. On peut avoir des soucis qui font qu’on ne vient pas un jour à un rendez-vous, ce n’est pas une raison pour les sortir de notre dispositif. »

Ne pas reproduire ce qui ne marche pas ailleurs, Anne Gruwez y tient. « Ce que l’on veut, explique-t-elle, c’est les sortir de leur mouise plutôt que de les y plonger. » Elle essaye de diminuer les saisies par exemple. « Un jeune redevable de milliers d’euros d’amende, c’est mathématique qu’il récidive dans la vente de stup’. Ce n’est pas possible autrement, il ne s’en sort pas. » Le DR tente aussi d’adoucir une administration qui fige ces jeunes dans leurs difficultés. Car leur quotidien est semé d’embûches : CPAS, médiation et, non des moindres, logement. « De nombreuses agences immobilières demandent un certificat de bonne vie et mœurs, même si elles n’en ont pas le droit. explique Gauthier Mertens. Si on refuse de le leur donner on n’aura pas le logement. Le CPAS fournit souvent une aide pour la garantie locative, mais ça non plus les propriétaires n’aiment pas. » La mise à l’emploi n’est guère plus simple. Les jeunes ne sont pas toujours dans les conditions pour postuler : il faut avoir – ou ne pas avoir – tel diplôme, il faut un casier vierge. « Il y a un gros problème avec les casiers judiciaires, déplore Wilhem. On le sait de manière théorique mais quand on le voit dans la vie de tous les jours c’est implacable. »

Pour Gauthier, les jeunes sans famille ou en rupture sont les cas les plus complexes. « Quand ils sortent de prison, ils sont à la rue, dit-il. C’est difficile de bénéficier du CPAS quand on n’a pas d’adresse, de trouver un logement quand on n’a pas de revenus. Et comment trouver un emploi dans ces conditions ? » Tahar, lui, pointe les situations de double contrainte : « Ce sont des jeunes qui ont des problèmes pour atteindre le niveau qu’on leur demande et paradoxalement on augmente encore ce niveau… On leur demande de s’insérer, ce qui est déjà compliqué, et puis ils vont être sanctionnés parce qu’ils n’y arrivent pas. » Pour Wilhem, « ce qui est pénible, c’est que le flot ne se tarit pas, c’est quand on fait tout un projet avec un jeune et qu’il doit retourner en prison parce que son procès a eu lieu et que le juge ne comprend pas qu’il s’est amendé. » Mais cela n’entame pas leur enthousiasme. Mounir est particulièrement fier des jeunes à l’emploi, intégrés. « On les voit se lever le matin, passer faire un petit coucou en allant travailler, ça nous booste ! »

Le DR peut aussi compter sur des patrons qui s’investissent. « Mais on en cherche encore d’autres, dit Tahar. C’est bien que les jeunes vivent de chouettes moments avec nous mais j’aimerais aussi qu’ils puissent en vivre en dehors du DR. Qu’ils puissent expérimenter par l’action mais aussi grâce à des rencontres. Des gens qui prendraient du temps pour eux, un peu comme un tuteur, un parrain, un adulte de référence avec qui ils pourraient aller prendre un verre, aller au cinéma ou manger un bout. » Le directeur attache beaucoup d’importance à l’imprévisible. « Ce sont les rencontres qui vont sortir ces jeunes de leur désocialisation, la découverte d’autres gens et de leurs passions », dit-il.

Hervé Louveaux est juge au tribunal de première instance, il a participé à la régate avec les jeunes. « Mon expérience m’a convaincu que les difficultés d’insertion et les problèmes de délinquance sont étroitement liés, dit-il. Les sanctions que nous appliquons sont totalement inutiles si nous ne prévoyons pas en même temps des voies d’insertion débouchant sur de vraies perspectives. Celles-ci ne doivent pas forcément se limiter à la formation et à l’emploi. » Stéphane Roberti est président du CPAS de Forest, il faisait également partie des accompagnateurs. « J’apprécie cette dynamique qui permet de faire rencontrer les gens, de s’ouvrir sur le monde, de montrer aux jeunes plusieurs réalités, dit-il. Nous sommes tous des êtres humains et on est peu à être à l’abri d’un problème éventuel. Il y a un combat social à mener et il faut le mener ensemble avec les personnes directement concernées par les dérives de notre société actuelle. »

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