J’ai rencontré Khadija Ounchif à l’école sociale, lors d’animations avec de jeunes étudiantes d’origine magrébine. Elle a bien voulu partager son histoire ainsi que les combats qu’elle poursuit, dans le cadre de la réflexion du Grain sur les femmes et le care.
Je la rencontre à la cafeteria de l’hôpital De Paepe où elle tente de faire passer sa réponse à un appel à projets sur le site internet d’une administration régionale…
Femmes minorisées et combatives
Son récit commence au Maroc où elle est née à l’Est, près de la frontière algérienne.
C’est l’histoire d’un parcours inspirant qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, où s’entrelacent le désir de liberté féminine, l’affirmation puissante de soi, celle du droit de chacun au soin avec l’amour des arts venus la culture d’origine. Une affirmation très différente de celle des féministes occidentales et tissée de choix personnels qui s’ancrent dans ceux de sa mère, de sa grand-mère et de ses ancêtres Amazighs [Amazigh signifie « libre ». C’est le nom exact pour « Berbère »].
Elle raconte. J’ai perdu mon père à l’âge de 5 ans. Devenue veuve, ma maman a décidé de quitter le pays avec ses 6 enfants. Elle ne voulait pas dépendre de ses frères. Tous les soirs, elle suppliait sa famille de la laisser partir. Finalement c’est comme cela que nous sommes venus en Belgique.
A l’école dès le début, j’ai été « reléguée » en couture par le directeur …
Ses premières rages
A l’école dès le début, j’ai été « reléguée » en couture par le directeur ; comme mon amie Fatima Maher. Cela correspondait à l’image de ma famille sur mon destin. Mais ce n’était pas mon choix, j’ai toujours refusé de faire la couture.
Une deuxième rage : le mariage arrangé de ma sœur aînée. Révoltée, j’ai refusé, quand mon tour est venu, de me marier avec des prétendants qui venaient demander ma main. A l’âge de 17 ans, j’ai quitté ma famille et j’ai fait le choix de suivre mon cœur, mais je ne voulais pas rompre avec ma famille.
Le bébé qui a suivi a réconcilié la mère et la fille ; ma maman m’a appris les gestes maternels.
Plus tard, j’ai compris qu’il y a une explication sociologique au fait que la femme musulmane, au contraire de l’homme, ne puisse pas se marier en dehors de la communauté : les enfants seraient considérés comme perdus pour cette communauté.
Des petits boulots à la médiation culturelle
Pendant les années 70-80, j’ai fait toutes sortes de boulots, sauf la couture.
J’ai abouti dans une école secondaire du quartier. Les jeunes enfants ne savaient pas s’exprimer vis-à-vis des enseignants ; j’ai été engagée en tant que médiatrice-interprète dans une classe propédeutique avec un contrat renouvelable chaque année. Je ne me sentais pas égale en tant que travailleuse, j’avais des horaires particuliers, je devais faire les garderies quand le personnel enseignant était en vacances mais j’ai appris beaucoup. Je faisais aussi de la médiation vis-à-vis des parents. Ce qu’on appelle aujourd’hui la médiation culturelle mais qui n’était pas vraiment décrite comme telle dans ma mission.
J’ai aimé ce travail pluridisciplinaire avec les agents CPMS et les enseignants. Ces derniers poussaient les jeunes vers le haut, évitaient les orientations systématiques en professionnel.
Un jour, j’ai remarqué une famille avec une maman belge et un papa marocain, la maman avait été écartée de la famille. J’ai constaté des traces de violence sur les enfants. La directrice m’a dit de ne pas s’en mêler mais je ne pouvais pas accepter de rester inactive. J’ai rendu visite au domicile de la famille et vu l’ampleur de la maltraitance dont les enfants étaient victimes. Ma belle-sœur venait d’avoir son diplôme d’avocate. Nous avons dénoncé la situation de notre propre initiative.
Médiatrice auprès des sidéens
Après cela je n’ai plus renouvelé mon contrat qui s’interrompait de toute manière en juin et j’ai entamé des études d’assistante sociale. J’ai fait mon stage à la Barricade avec les mamies engagées qui ne voulaient pas céder à la peur vis-à-vis des jeunes du quartier de plus en plus nombreux, dans l’ambiance politique de l’époque. Elles avaient créé un centre de documentation scolaire. J’étais chargée d’aller dans les écoles pour présenter le centre de documentation, amener les élèves à la bibliothèque, organiser des cinés débats. Les jeunes les appelaient avec respect « Mamies de la Barricade », ce respect est resté après que les fondatrices soient remplacées par d’autres bénévoles et j’ai continué à y travailler à mi-temps.
Du soin des groupes à risque à la prévention sans tabou
Ensuite, seule avec trois enfants, j’ai cherché un boulot à temps plein.
J’ai choisi le Siréas [organisation solidaire qui propose un soutien social et juridique et des formations à l’insertion professionnelle à toute personne fragilisée]. J’ai commencé avec les jeunes filles placées sous l’autorité du juge mais c’était trop dur. Un nouveau poste s’est créé pour la prévention du VIH qui se répandait à l’époque et je me suis mise alors à travailler avec la communauté subsaharienne, les toxicomanes et des jeunes marocains.
J’ai créé des animations pour ce que les politiques appelaient les groupes à risque, les drogués, les homosexuels, les prostituées, les migrants subsahariens… Je m’étonnais qu’on se limite à des groupes à risque et non pas aux Maghrébins aux Turcs. J’ai commencé des animations destinées aux étudiants des options professionnelles et techniques dans les écoles et j’avais remarqué que les jeunes ne connaissaient ni leurs corps, ni les relations entre le virus et la sexualité.
J’ai monté des animations terre à terre, sans tabou, d’après un programme français. Que se passe-t-il au niveau anatomique quand on a des rapports sexuels ?
Prendre les explications à la base, c’était mon idée. Via les ASBL d’éducation permanente, j’ai proposé des animations aux parents en même temps, pour que les parents et les jeunes reçoivent le même message et puissent s’approprier le sujet. Dans le même temps, nous organisions une soirée dîner une fois par mois pour les personnes vivant avec le VIH tout en leur garantissant l’anonymat, pour lutter contre la solitude.
Ce travail de prévention auprès d’un public arabe s’est renforcé avec l’asbl AWSA [AWSA-BE : Arabs Women in Solidarity Association in Belgium, association d’éducation permanente, laïque et mixte qui milite pour la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe en Belgique].
J’ai compris la détresse des sidéens. Ce qui tuait les sidéens plus que la maladie c’était la solitude et la peur. Ils me disaient : « On nous donne des médicaments qui nous empoisonnent. On ne comprend pas les traitements ». Je rêvais d’ouvrir une maison pour les Sidéens mais ce n’était pas possible avec le Siréas. Après 15 ans, j’ai quitté cette organisation.
En 2005, un poste d’assistante sociale s’est libéré à l’hôpital Saint Pierre. Je me suis dit : « Je vais aller voir du côté médical ».
J’ai coordonné un programme d’éducation thérapeutique. C’était un programme communautaire pour donner des outils aux patients afin qu’ils comprennent et acceptent mieux la maladie et le traitement. J’ai dû convaincre les patients de participer. Il fallait aller les chercher. Je faisais des ponts entre les patients et l’hôpital, je facilitais les relations et la prise du traitement.
Nous informions les médecins des situations précaires. Il y avait une convention avec l’INAMI pour faciliter la compliance aux traitements qui étaient à l’époque très lourds, 16 pilules par jour avec des effets secondaires. Au début, nous accompagnions les patients vers la mort mais grâce à l’évolution de la recherche, aujourd’hui nous sommes à une pilule par jour et nous accompagnons vers la vie.
L’EVRAS en milieu multiculturel
Du soin communautaire face au SIDA, j’en suis venue à parler de sexualité avec les parents et les jeunes pour amener l’information et un bien être dans les familles. En partie retraitée, je continue ces animations car aujourd’hui les professionnels de la santé m’appellent au secours devant le rejet des jeunes face aux animations « EVRAS » [Education à la Vie Affective, Relationnelle et Sexuelle]. Maintenant, les politiques ont de nouveau cloisonné l’approche EVRAS du côté des jeunes. Les parents ne semblent pas concernés.
Je tiens à le faire avec une association reconnue pour son expertise comme AWSA, je ne veux pas le faire à titre d’indépendante solitaire. Je propose des animations aux parents aussi, via Awsa, pour que les parents et les jeunes aient le même message.
Avec AWSA, nous avons créé un outil pédagogique pour l’éducation sexuelle en trois parties : l’anatomie, les maladies sexuellement transmissibles et la question du genre, avec une approche spécifique pour les migrants ou enfants d’immigrés. Je suis d’abord arrivée à AWSA pour pratiquer un loisir, chanter dans la chorale [Sourire]. Finalement, j’ai pu me rendre utile autrement !
Une musulmane libre
Je suis allée dans des écoles difficiles mais cela se passait super bien. Par mon éducation musulmane libre, je suis légitime à parler des soi-disant injonctions de la religion : Dieu oblige à réfléchir. Les jeunes filles voilées contaminées par le SIDA disaient c’est le destin, Mektub. Je lui disais : « Non, c’est toi qui as eu des relations sexuelles ! » Je voulais qu’elles apprennent le sens des responsabilités.
Pour moi, un hymen reconstitué c’est une femme qu’on enferme, je le dis à ceux qui pratiquent ce genre de soin. Ce qu’elles faisaient, je voulais qu’elles le fassent à titre personnel et qu’elles tiennent bon. Je donnais l’exemple de mon histoire où la rupture ne s’est pas inscrite.
S’accepter comme on est, remettre les personnes en face d’elles-mêmes. J’ai toujours décidé de ce que je faisais. C’est une force que les femmes peuvent avoir. Je choisis en fonction de mon ressenti face à la bêtise, à l’injustice. On est tous ignorants au départ mais la force, c’est de prendre le risque de s’afficher, on m’a appelée Madame SIDA, ça m’était égal.
Le soin apporté par les grands-mères
Ce qui m’a construite au départ, c’est ma grand-mère qui était une femme forte. Le message s’est imposé à moi au moment de prendre ma retraite parce qu’elle m’avait initiée. La sexualité aussi je l’ai apprise en écoutant les femmes qui parlaient librement entre elles du mariage, de la virginité. Pour moi il n’y a pas de tabou en matière de sexualité. Expliquer librement de manière informelle, on n’est pas mauvais parce qu’on fait tel ou tel choix. Accepter la sodomie pour garder la virginité est un traumatisme pire que celui de s’opposer aux règles ancestrales. Mes ancêtres étaient de l’oasis de Figuig à la frontière algérienne, des habitants qui ont mené des combats, militants intellectuels, résistants amazigh.
Je suis toujours décalée par rapport aux logiques dominantes. Je réfléchis de manière atypique et j’affirme ma façon de penser et de voir les choses. Je me donne la permission d’être entre les mondes, je n’adhère d’emblée ni d’un côté ni de l’autre. Les tabous enferment beaucoup les hommes aussi. Je ne suis pas spécialement féministe même si je me sens plus proche des femmes.
A ce titre, je soutiens aussi des artistes créatifs. Nous avons créé une association, organisé des concerts à la Cité modèle. J’ai choisi la musique classique, car j’ai un oncle que j’aime beaucoup, qui m’a transmis un art de vivre, l’importance de l’éducation et de la musique arabe classique. Toutes les semaines nous regardions les concerts à la télévision en famille, suivant un rituel précis. Certains voulaient s’approprier l’association à titre privé. J’ai dissous l’association et j’en ai créé une autre. Je recherche toutes les mixités sociales, de genre, d’origine. L’idée est de mettre l’art au service des thématiques de société en soutien des femmes notamment.
Invisibilisation au niveau politique
Pour moi, il est difficile de porter ces projets face au politique, les bailleurs de fonds reconnaissent difficilement le travail de terrain. Malgré l’apport de ces projets à la cohésion sociale, ils ne répondent pas facilement. Il faut être un acteur déjà reconnu pour être financé, notre énergie est prise par le terrain, nous n’avons pas le temps du travail administratif exigé.
Comment parler dès lors de ce qui fonctionne dans l’interculturalité ? Je veux que cela change car il y a des choses qui se font mais il n’y a pas d’écoute ni de visibilité. Les médias mettent en avant lune image négative et stéréotypée de nos communautés.
Socialement, le public ne voit en nous que la femme arabe, soumise, voilée. Il ne voit pas toutes les femmes arabes, infirmières, médecins, assistantes sociales, psychologues, aides-soignantes qui tissent des liens au quotidien. Les femmes voilées sont invitées, on leur fait une place à la télévision, mais pas nécessairement pour les valoriser…
A côté de cela mon discours éducatif n’est pas entendu ; les journalistes ne sont pas intéressés. Les médias choisissent le point de vue polémique et pas les demandes et propositions qui s’inscrivent dans le sens de l’élaboration de l’interculturalité.
Pour ne pas conclure….
Un questionnement s’ensuit. L’histoire de Khadija Ounchif, qui fait écho à celle de Fatima Maher, paraît justifier une approche féministe intersectionnelle ou davantage une convergence des luttes sociales entre les femmes minorisées, racisées et toutes celles et ceux qui, invisibilisés, occupent la première ligne des soins portés aux personnes et à la collectivité. A travers son récit, je retrouve les ingrédients des études de la militante afroféministe bell hooks, dont l’amour comme acte de résistance, en même temps que la conception politique du care défendue par Joan Tronto. Faire se rejoindre la militance des néo-féministes occidentales et celle des femmes d’origines multiples qui tentent de se faire entendre sans se réclamer forcément du féminisme occidentalo–centré mais plutôt d’affirmations féminines propres à leurs cultures, semble également un enjeu majeur.
Le domaine du care met en lumière les inégalités structurelles de race et de genre dans un monde où « naturellement » les riches sont receveurs de soins à leur convenance, au-delà de leurs besoins et les pauvres producteurs de soins. Dans un monde où s’organise le recrutement de femmes et d’hommes d’origine immigrée pour accomplir à moindre coût le travail que d’autres refusent, où les puissants s’octroient les meilleurs postes pendant que les autres occupent les places désormais laissées vacantes, dans les maisons de repos, les hôpitaux, les sociétés de nettoyage, … La place invisibilisée des femmes dans le care a semblé justifier sa gratuité, il justifie maintenant les bas salaires, les horaires coupés, les sous-statuts et l’absence de considération pour tous ceux et celles qui incarnent le soin aux autres dans une société où toute relation humaine est devenue un coût.