Habitat groupé et inclusif

une expérience innovante à Forest

Habiter en ville s’accompagne souvent d’un sentiment de solitude. Paradoxalement, l’urbanisation permet de vivre plus nombreux au même endroit, mais plus seuls… Certains habitants, accompagnés et soutenus par des associations locales et des pouvoirs publics, initient des projets collectifs privilégiant la qualité de présence et visant l’accès au logement pour tous. Ils participent en ce sens à un nouveau modèle d’habitat dont l’ambition est de prendre soin des uns et des autres.

Ainsi, à Forest, dans un nouveau quartier, une coopérative d’habitants, Pass-ages, s’est donné pour projet de concevoir une forme nouvelle d’habitat groupé intergénérationnel dans laquelle ils ont pensé un lieu d’accompagnement pour la naissance et la mourance[1].

[1]Le terme « mourance » permet de décrire le processus précédant la mort, qui, elle, signifie l’instant du trépas, par analogie avec le processus de la naissance.

Dans quelle mesure l’habitat peut-il faire soin ?

Mettre sur pied un projet d’habitat groupé tel que celui qui est en cours de réalisation à Forest est un processus long et compliqué qui repose souvent sur le souhait d’apporter une réponse à un déficit sociétal.  Dans quelle mesure le contexte urbain permet-il de vivre en intelligence les uns avec les autres en privilégiant la solidarité, la bienveillance et l’attention de chacun envers chacun, quels que soient l’âge, le contexte social, le genre ou la nationalité ? J’ai rencontré Isabelle Verbist  qui a évoqué pour moi les étapes préalables à la réalisation d’un habitat qui pourrait faire soin :

« Je travaillais dans les soins palliatifs comme bénévole, et un jour j’ai réalisé que ce qui manquait à Bruxelles, c’était un endroit beau où l’on puisse mourir entouré de fleurs, de canards, d’enfants qui jouent… Et que ce ne devait pas seulement être un lieu pour mourir mais aussi pour naitre et qu’il devait se situer au cœur d’un habitat où il y aurait une forme de permanence : un habitat intergénérationnel porté par un collectif de personnes, à différents moments clés de leur vie. »

Au fil du temps l’idée s’est nourrie de tant de rencontres et notamment celle avec Lydia Müller, psychothérapeute, spécialisée en fin de vie et accompagnement du deuil.[2]Muller L., La fin de vie une aventure, ed. Dervys, 2012.

En 2013, Isabelle lance une invitation à ceux que le projet intéressait.  Un groupe d’une dizaine de personnes se réunit… Celui-ci s’est renouvelé depuis, mais sa mission de mettre du soin au cœur de l’habitat s’est consolidée et concrétisée au fil des opportunités créées.

« J’ai rencontré, dans ce rassemblement de personnes du milieu associatif, de l’habitat, de la santé et du monde médical, une vraie volonté de faire de nos quartiers un réel vivre ensemble qui croise les potentialités et les compétences de chacun. Mais où trouver le bon nid pour Pass-ages ? »

Le groupe répond à un appel à projets d’innovation urbaine lancé par la commission européenne en 2018, « Urban Innovative Actions » (UIA) et gagne le prix.

« Il y avait un double intérêt d’obtenir ce prix, estime Isabelle,  obtenir des fonds mais aussi se situer dans le cadre de l’innovation urbaine qui donne l’occasion  de rencontrer d’autres projets innovateurs en Europe ainsi que de se faire connaitre. Dans ce monde en transition nous ajoutions notre pierre à l’édifice du changement. »

Un énorme montage financier et humain

Au départ du financement octroyé par l’Europe, Bruxelles Logement élabore CALICO. Cet acronyme désigne « Care and living in Community ». Concrètement, cette formule d’habitat groupé privilégie l’entraide entre les habitants. Traversé par trois axes, le care, le genre et le bien-commun, CALICO est un habitat solidaire, socialement mixte et intergénérationnel. Le bâtiment, dont la construction vient de se terminer, est situé dans un nouveau quartier de Forest sur un terrain propriété de la Fondation du Community Land Trust Brussels (CLTB). Il comporte 34 logements réparti en trois habitats de 10 à 12 logements chacun.

La partie située le plus au Nord sera gérée par l’association Pass-ages. Elle comprend 10 appartements ainsi qu’une maison de naissance et de mourance, soit des espaces permettant aux personnes qui le souhaitent de mettre au monde ou de mourir dans un environnement familier, entourées de leurs proches, hors des institutions médicalisées, sans avoir à habiter CALICO.

La partie centrale est prise en charge par l’association Angela.D, un habitat à vocation féministe: dix appartements seront destinés à des femmes en situation de précarité.[3]Angela.D est une association où les femmes proposent des solutions d’accès au logement à toutes. Elles créent ensemble un espace de vie où s’expriment la solidarité, le sens du collectif, … Continue reading

La partie au Sud est gérée par le CLTB. Deux appartements seront des logements housing first gérés par le CPAS de Forest et proposés à des personnes qui vivaient en rue. Elles sont accompagnées par l’association DIOGENES pour leur installation. Dix appartements seront achetés par des membres du CLTB, dont quatre seront réservés à la location pour des membres du CLTB de plus de 55 ans qui n’ont plus accès aux prêts hypothécaires.

En outre, deux espaces collectifs seront mis à la disposition de tous les habitants de la maison. L’un, au rez-de-chaussée, a vocation d’être ouvert sur le quartier. Pour le second, une convention vient d’être établie avec REZONE[4]https://www.rezone.be/organisation, réseau de service dans le domaine de santé mentale.  S’appuyant sur les choix des usagers et visant leur intégration dans la cité, l’association a pour objectif  de développer une offre de soins et d’accompagnement en santé mentale. REZONE y créera son premier « lieu de liens ».

Vu l’ampleur du financement et la dimension innovante de l’ensemble, un laboratoire de recherche piloté par la Vrije Universiteit Brussel (VUB)  suit le processus, pour étudier l’impact potentiel et la possible reproductibilité que pourrait avoir celui-ci dans le modèle des villes de demain.

« Il ne s’agit pas uniquement de poser un nouveau logement mais bien de s’intégrer durablement dans le quartier, souligne Isabelle Verbist. Ce coin de Forest est une zone en transition qui voit fleurir des nouvelles constructions, toute une population qui aura besoin d’infrastructures, de services… Dans la mesure des possibilités, nous sommes présents dans les assemblées de quartier, marchés et brocantes pour expliquer notre projet. Ce qui fait la chance de ce projet est que l’initiative vient de projets et d’énergies citoyennes qui se sont mises en partenariat avec des pouvoirs publics et de plus grosses associations. »

La rapidité de la concrétisation du projet repose sur une nécessité de parvenir à respecter les délais imposés par les fonds UIA : permettre aux candidats d’habiter les logements endéans les trois ans. Un atout selon Isabelle Verbist, qui imposait néanmoins « d’acheter sur plan », sans modèle architectural conçu et adapté au projet avec l’ensemble des partenaires. Seules les chambres de naissance et mourance ont pu obtenir une isolation acoustique indispensable à ces espaces et l’équipement adapté en baignoires et douches italiennes.

Au cœur de CALICO – L’habitat qui fait soin : Pass-ages

L’intuition de départ de «Pass-ages» est confirmée par la rencontre avec Lydia Müller psychothérapeute suisse, spécialisée en accompagnement de fin de vie et de deuil[5]Muller L., La fin de vie une aventure» aux Éditions Dervy.. Lydia Müller voit la naissance et la mourance, comme  deux traversées initiatiques durant lesquelles le mourant aurait à parcourir les mêmes étapes en un chemin inverse de celui de la naissance :

Il faut remettre la mort et la vie au sein du collectif.

 » N’y a-t-il pas une expérience de naissance en toute mourance? Et dans la naissance comme dans la mourance, n’y a-t-il pas expérience de mort, de séparation, de détachement, de lâcher-prise, de saut dans l’inconnu ? Il faut remettre la mort et la vie au sein du collectif. « , souligne Sabine François, chargée de projet CALICO pour les maisons de mourance et de naissance de Pass-ages.  » C’est un symbole très fort que de lier naissances et mourances en un seul lieu. La surmédicalisation des moments de passages comme la naissance ou la mourance qui questionnent le sens de la vie entraine une perte de conscience de l’intensité de ce qui se joue tant au niveau familial que collectif. Ils ne sont plus portés par une communauté qui accompagne ses membres dans ses certitudes et ses peurs. En outre, nous souhaitons apporter une solution au vieillissement de la population, aux nombreuses familles monoparentales et à l’isolement des personnes. « 

Nous souhaitons apporter une solution au vieillissement de la population, aux nombreuses familles monoparentales et à l’isolement des personnes.

Au sein de Pass-ages, des sages-femmes, infirmièr.e.s, médecins, professionnel.le.s du bien-être et autres se réunissent mensuellement pour réfléchir et travailler sur l’émergence de l’aile Naissance-Mourance. Les femmes et les couples pourront être accompagnés à partir du désir d’enfant jusqu’à la période post-natale. Une équipe de sages-femmes assurera le suivi global des familles en devenir et travaillera en interdisciplinarité avec des intervenant.e.s externes dont des gynécologues, pédiatres, médecins généralistes, kinésithérapeutes, ostéopathes, travailleurs sociaux, psychologues et naturopathes.

Un immeuble commun est propice et ancre dans la pierre ces liens entre naissance, vie et mort, liens si vitaux pour notre société en quête de sens.

Au sein de la structure Pass-sages, dix logements sont occupés par des familles, des personnes seules  ou en couple,  favorisant l’intergénérationnalité. Le lieu, un immeuble commun, et en particulier des espaces communs où tout le monde se croise, est propice et ancre dans la pierre ces liens entre naissance, vie et mort, liens si vitaux pour notre société en quête de sens. Moments de conscience, bienveillance des habitants, écoute, fêtes, simple présence permettent la rencontre. Rendue tangible par exemple en allumant une bougie, en mettant un bouquet, en soutenant la famille…

Implications de la vie en habitat groupé : un long processus humain ?

L’émergence de l’habitat groupé participatif n’est pas dissociable de sa référence au mythe du village ancien en réaction aux dérives sociales et formelles du courant moderniste. Etant donné que le mode de vie individualiste s’avère être une impasse pour certains, l’habitat groupé leur apparaît comme un nouveau modèle d’urbanisme durable.[6]Eeman C., L’habitat groupé par ses limites, master en architecture, Grenoble, 2009.

Pour Isabelle Verbist, « il ne s’agit pas de cultiver la nostalgie de nos anciens villages. Les enfants sont quelquefois partis travailler au loin. Les liens familiaux ont changé. Comment recréer du sens et faire soin aujourd’hui, en 2021 ! Ce qui fait soin c’est de (re)créer des liens, de nous soutenir entre générations. C’est une qualité de présence. »

Une priorité pour l’action publique, affirme Antoine de Borman, directeur du CEPESS, et président de citydev.brussels – qui préconise une ville plus humaine, la ville reliante, vision axée sur la qualité des relations entre habitants. « La reliance comprend le terme relier : mieux se connaître, se saluer et évoque les liens tissés entre un être humain et une collectivité d’individus. Un modèle qui place le développement des liens au cœur du projet urbain et qui revisite le concept de ville durable centré sur la dimension humaine. [7]Dagnies J., de Borman A.,  Les villes reliantes – Favoriser les liens pour humaniser les territoires urbains, Presses universitaires de Louvain, 2019.. »

Se développent alors des « villages en ville » symbolisés par le nom du collectif : Vill’ages de Pass-ages, nom que s’est donné la toute nouvelle coopérative d’habitat de Pass-ages. Ces villages urbains, dotés d’une identité propre, sont susceptibles de favoriser un sentiment d’appartenance de leurs habitants et usagers, et ainsi de développer des solidarités interpersonnelles[8]de Borman A., Les villes reliantes,  in Une autre ville est-elle possible, Etude du centre Avec, 2019.. « Les acteurs de ces projets participatifs perçoivent, de manière consciente ou non, ce mythe comme le remède à leur consternation causée par l’absence de sensibilité, l’isolement, la perte de repères et la monotonie dans la ville moderne. »[9]Beurthey & Costes, 2018, in : Matagne Q., L’habitat groupé participatif comme modèle adaptatif d’habitat durable. Réflexion par l’interview et l’analyse de terrain.

La mise en place d’une dynamique positive entre les habitants ainsi qu’avec les visiteurs extérieurs se construit dans la durée et se concrétise par l’adhésion à une charte.  Les habitants de CALICO ont participé à des formations à la codécision, à la copropriété, des ateliers liés au « care », à la co-création d’un vivre ensemble bienveillant et solidaire, qui prend soin, ceci dans une ouverture et un échange avec le quartier.

Se pose néanmoins la question des limites et du rapport entre l’espace public et l’espace privé. L’équilibre peut paraitre fragile entre du temps dédié à la collectivité et du temps personnel. Comment le maintenir afin d’éviter les conflits ? « Une grande maturité relationnelle et un certain sens des réalités pour la gestion du quotidien sur le long terme sont souhaitables, souligne Camille Eemans. Dans l’optique de vivre ensemble, les problèmes, frustrations, dépits, ne peuvent être enfouis, au risque de ne pas saisir le but de cette vie en groupe, ni de la vivre pleinement. »[10]Eeman C., op.cit.

Toutes ces questions ont été abordées dès le montage du projet en intelligence collective, l’habitat et l’ensemble du projet se sont donné un modus vivendi. Ce dernier doit permettre de traverser les tensions, d’écouter chacun au niveau des besoins et des émotions exprimées. Les membres du collectif ont exprimé de cette manière une volonté commune de faire cohabiter le privé et le collectif. Chacun chez soi et des espaces communs pour le collectif auquel chaque membre s’est engagé à donner cinq heures de son temps par semaine, sous forme diverses : présence, aider au repas, courses et participer à une réunion.

En guise de conclusion… quelles perspectives ?

Bien des questions et des défis se posent pour les tout nouveaux habitants qui prendront possession des lieux dès septembre. L’ambition et l’ampleur prise par le projet CALICO s’inscrivent dans tous les détails de son élaboration. Ceux-ci témoignent de tout ce qui a été pensé pour donner sens aux moments clefs de la vie, la naissance et la mourance, et soutenir les passages difficiles que chacun est amené à traverser. Confrontée à la réalité de la vie quotidienne, la charte commune, ciment de valeurs entre les habitants, sera amenée à évoluer pour soutenir la construction d’une identité commune au travers des différentes dimensions du projet.

« Placé sous le signe du care, du genre et du bien commun, dimensions qui traversent toutes les unités de logement, la multiplicité des problématiques prises en charge restera-t-elle nourrissante et dynamisante après les années ? », s’interroge Isabelle.

Approuvé et soutenu par les politiques régionale et européenne, l’habitat groupé s’ancre dans les quartiers renaissants ou en construction, à l’opposé du mouvement de gentrification auquel conduisent de nombreux contrats de quartiers. Au-delà d’une volonté d’identification des enjeux, sans l’implication de citoyens qui s’engagent à porter et façonner collectivement un autre modèle d’habitat, rien ne peut se concrétiser. En espérant contrer le désamour des villes – tendance qui s’est accentuée depuis la pandémie covid 19 – ce modèle tente également de rencontrer les préoccupations environnementales et sociales.

Ce projet à multiples facettes tente de concrétiser une utopie positive, celle de villes du futur, nommées reliantes, qui place le développement des liens (entre habitants, avec la nature, entre les générations, entre les quartiers…) au cœur d’espaces urbains au sein desquels chacun peut se sentir actif, utile et relié aux autres. Gageons que ce mouvement des villes reliantes trouve en de tels projets des forces nouvelles afin de dynamiser les quartiers autour de collectifs d’habitants qui font soin et s’inscrivent dans le bâti.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le terme « mourance » permet de décrire le processus précédant la mort, qui, elle, signifie l’instant du trépas, par analogie avec le processus de la naissance.
2 Muller L., La fin de vie une aventure, ed. Dervys, 2012.
3 Angela.D est une association où les femmes proposent des solutions d’accès au logement à toutes. Elles créent ensemble un espace de vie où s’expriment la solidarité, le sens du collectif, l’échange de connaissances et de compétences, et l’importance de la place des femmes dans le quartier, la ville, la société.
4 https://www.rezone.be/organisation
5 Muller L., La fin de vie une aventure» aux Éditions Dervy.
6 Eeman C., L’habitat groupé par ses limites, master en architecture, Grenoble, 2009.
7 Dagnies J., de Borman A.,  Les villes reliantes – Favoriser les liens pour humaniser les territoires urbains, Presses universitaires de Louvain, 2019.
8 de Borman A., Les villes reliantes,  in Une autre ville est-elle possible, Etude du centre Avec, 2019.
9 Beurthey & Costes, 2018, in : Matagne Q., L’habitat groupé participatif comme modèle adaptatif d’habitat durable. Réflexion par l’interview et l’analyse de terrain.
10 Eeman C., op.cit.

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