Introduction
La Petite Ecole pour les enfants de 6 à 16 ans est avant tout une rencontre, une rencontre avec des personnes, une manière d’habiter et un projet. Le projet de deux enseignantes expérimentées, Juliette Pirlet, licenciée et agrégée en sciences politiques et Marie Pierrard, licenciée et agrégée en histoire de l’art. En 2010, elles avaient participé à la création du RED/ Laboratoire pédagogique[1] avec d’autres enseignants-chercheurs, autour deux questions : comment transmettre le savoir autrement et comment revendiquer le droit à la recherche en dehors de l’institution universitaire ?
En 2015, ces deux enseignantes voulaient répondre à un appel à projets dans le cadre de la cohésion sociale pour créer une école de devoirs alternative et une bibliothèque à Anderlecht. Dans ce but elles sont allées à la rencontre des habitants et ont découvert le Parc de la Rosée, lieu de rassemblement communautaire pour les migrants Doms[2] Syriens. Elles décident de prendre en charge les enfants présents dans ce parc qui s’ennuient, recrutent des volontaires et reçoivent une autorisation de l’IBGE pour utiliser les tables et bancs à cet endroit. Elles sont soutenues dans ce projet par Infor Jeunes Laeken pour l’orientation scolaire des enfants. Elles ouvrent l’Ecole Ephémère.
Pourtant, ayant elles-mêmes enseigné dans des classes DASPA, elles savent que l’espace d’un été est insuffisant pour accoutumer ces enfants de l’exil aux habitudes de l’école et qu’elles les envoient en quelque sorte au casse-pipe. Ils leur reste une question et un remords : bien sûr il est nécessaire d’accompagner ces enfants mais il faut surtout réfléchir à comment le faire. D’abord, prendre le temps d’être avec eux, de faire avec eux.
Elles décident alors en 2016, de créer la Petite école[3].
La précarité vécue tant du côté des enseignantes que des familles est au cœur du projet. Comment financer un lieu qui soit un espace/temps d’explorations et d’expériences partagées, accessible de plein pied à un public dont le monde de la première socialisation, y compris sa langue, est totalement étranger aux coutumes administratives et pédagogiques belges ? Comment faire reconnaître les exigences d’un abordage mutuel, non pas à l’intérieur d’une alternative à l’école mais d’une période préscolaire ?
Pour le moment, le projet vit vaille que vaille, grâce à des fonds privés qui lui ont permis de se lancer et des aides ponctuelles de l’Aide à la jeunesse, et du ministère de l’enseignement. En janvier 2020 tout s’arrêtera.
La Petite école suit 3 axes principaux dont le fil conducteur semble presqu’évident : si l’enfant va mal, il n’apprendra rien. Il s’agit avant tout de favoriser l’apaisement indispensable à tout apprentissage, de créer un climat d’accueil, d’ouverture, grâce à des rituels omniprésents qui structurent la journée, à une distribution stricte des rôles, au soin mis à élaborer un cadre cohérent à l’attention spécifique des enfants. Les apprentissages passent d’abord par le corps, même celui de la lecture qui emprunte les mouvements de la bonne vieille méthode gestuelle. On joue à l’école, on mime l’école, tout est prétexte à apprentissage mais l’apprentissage se fait sans performance particulière attendue.
La sortie de la petite école est pensée dès l’arrivée de l’enfant, on se prépare à communiquer avec le « cerbère » scolaire, on ruse, on montre ce que l’enfant sait faire à travers des portraits qui racontent aussi ses compétences acquises, comme celle d’être berger à 8 ans déjà. On sensibilise les enseignants à porter un autre regard. On crée de nouveaux bords vers l’extérieur.
La petite école est demandeuse de développer autour d’elle une véritable communauté de pratiques afin d’offrir du soin à de enfants qui n’ont choisi ni l’exil ni la migration et grandisse au milieu de nous.
Mathias De Meyer, docteur en anthropologie de l’ULB[4], que j’ai rencontré lors de la journée Portes ouvertes du 22 mai, nous fait entrer dans le monde de la Petite Ecole.
La petite école, un lieu comme projet[5]
À proximité de la Porte de Hal, au seuil du quartier des Marolles, je cherche la Petite école, au 139, boulevard du Midi. Je tombe sur une boîte postale indiquant le numéro 141 et quelques mètres plus loin le 143. Je reviens donc sur mes pas, un peu troublé : le 139, la Petite école, serait-ce cette boutique aux grandes baies vitrées ? Je ne dois pas être au bon endroit : rien ici n’annonce la présence d’une école. Et pourtant, à travers la vitrine j’aperçois d’abord des pupitres derrière lesquels s’affairent des enfants, puis une institutrice debout parlant avec un garçon… Je pousse alors !a porte et me voilà happé, sans transition, dans un heureux désordre.
Ces quelques instants d’hésitation, ce trouble que j’ai ressenti à l’occasion de ma première arrivée à la Petite école est une expérience que d’autres ont également éprouvée. Marie et Juliette, les deux institutrices-fondatrices de l’école, racontent en effet qu’elles doivent souvent sortir de leur petite « boutique » pour aller chercher les visiteurs qui, perdus, les appellent du coin de la rue.
Pour introduire au projet de la Petite école, tenter d’en faire percevoir l’originalité, la force, mais aussi la précarité, partons de cette expérience liminaire ; tâchons de la déplier. Dès l’abord, le lieu, l’espace de la Petite école surprend, il nous fait d’emblée sentir qu’il s’agit d’une école « pas comme les autres ». Alors que les écoles s’annoncent au premier coup d’œil par une architecture spécifique, des murs d’enceinte, des panneaux de signalisation et autres cours de récréation, la Petite école, elle, est comme camouflée dans la ville : elle a pignon sur rue et pourtant, en tant qu’école, elle passe inaperçue. La Petite école est une école qui existe sur la « pointe des pieds ». Elle se tient discrètement, en retrait, sans s’imposer. Cette discrétion pourrait être perçue comme une faiblesse. Or, il n’en est rien. Paradoxalement, c’est son « être sur la pointe des pieds » qui fait sa force, qui fait d’elle une institution si déconcertante, si récalcitrante, si résistante à l’école ; si rebelle à l’évidence, à l’ordre, à l’emprise du modèle scolaire.
Pour le comprendre, il faut décrire plus précisément le lieu de la Petite école : sa modestie spatiale. Ce qui frappe le visiteur lorsqu’il l’a enfin trouvé, c’est son ouverture sur la ville. Ici, il n’y a ni murs, ni hall d’entrée, ni sonnettes, ni portiques, ni couloirs, autant de dispositifs matériels qui, habituellement, mettent les écoles à distance de la ville, de la société. À la Petite école, à peine poussée la porte, nous voici tout de suite plongés en son sein, accueillis dans son lieu de vie et d’enseignement. Cette ouverture spatiale reflète le projet de la Petite école de façon essentielle. En effet, cette ouverture est une main tendue à des publics qui traversent difficilement les nombreuses antichambres d’une école normale ; des publics pour qui chaque mur physique ou administratif est un obstacle, une raison de faire demi-tour. À cet égard, le cas de Bergal, un jeune garçon arrivé récemment du Sénégal est très révélateur. Un jour, son père, habitant le quartier, a poussé la porte de la boutique et demandé, par curiosité, ce qui s’y tramait. Il pensa que son fils, qui n’avait jamais été scolarisé, y trouverait sa place. C’est ainsi que Bergal a été inscrit. L’ouverture spatiale de l’école sur la ville est essentielle pour recevoir des demandes trop précaires pour se faire entendre par-delà les multiples antichambres des écoles « normales ».
Au-delà de cette ouverture à tous, la vitrine de la Petite école est également un gage de confiance pour beaucoup de parents dont les enfants sont arrivés après un passage, souvent difficile, par une école normale. En effet, la baie vitrée laisse entrevoir ce qui se passe à l’intérieur de l’école quand ils déposent ou viennent rechercher leurs enfants. Étant donné sa discrétion, la Petite école est plus accueillante, moins intimidante que les grandes structures que sont les écoles urbaines. Et effectivement, l’accueil et l’implication des parents sont au cœur du projet : ceux-ci sont invités tous les matins à prendre le petit-déjeuner avec les enfants dans la drôle de petite boutique.
Voici donc brièvement décrite l’ouverture de l’école sur la ville : sa main tendue vers son dehors. Passons à présent à l’autre versant de cette ouverture, car les regards sont réciproques. En effet, les passants, les parents voient ce qui se passe à l’intérieur de l’école, mais les enfants et les institutrices voient, en retour, ce qui se passe à l’extérieur, dans la rue et, surtout, n’ont que trois pas à faire pour se retrouver sur le trottoir. Les enfants ici se sentent sans doute plus libres, moins contraints, que dans d’autres lieux d’enseignement.
Mais bien plus encore. L’ouverture extérieure de l’école se réfléchit aussi dans son espace intérieur. Lorsque j’ai poussé pour la première fois la porte de la Petite école, on m’a présenté rapidement les institutrices et les enfants, puis on m’a invité à faire le tour des lieux : la cuisine, la salle principale, « l’arrière-boutique », la cour intérieure. On remarque tout de suite que ces espaces servaient anciennement à tout autre chose qu’à enseigner. Les murs de la Petite école hébergeaient autrefois la boutique d’un encadreur.Ceci est tout à fait remarquable. En effet, les espaces scolaires sont presque toujours conçus et construits comme des lieux spécifiques, foncièrement distincts des autres lieux sociaux. À cet égard, les pédagogues réformateurs les plus critiques de l’école ne sont pas différents des planificateurs de celle-ci : ils ont rêvé, eux aussi, des lieux d’enseignement distincts, ils ont imaginé leurs écoles parfaites comme des espaces créés ex nihilo. La Petite école, pour sa part, prend le contre-pied de ces rêves, de ces plans : elle s’immisce dans un lieu déjà-là ; elle compose avec les potentialités et les contraintes de ce vieux bâtiment.
Quelles sont ces contraintes et potentialités ? Ce qui frappe d’abord c’est la taille des pièces et leur agencement quelque peu désordonné. Ici, il n’est pas possible de faire classe de la même façon que dans une école normale, quand bien même on le voudrait. La Petite école n’est pas un espace quadrillé, marqué par une directionnalité marquée comme c’est le cas dans les salles de classe où tous les enfants regardent en même temps dans la même direction, les yeux rivés au tableau. Célestin Freinet estimait que l’agencement des écoles devrait prévoir des espaces ouverts, non quadrillés par le mobilier d’écriture scolaire afin de permettre aux maîtres et aux élèves d’habiter autrement l’école. La Petite école va plus loin que le grand pédagogue réformateur : l’espace ici est partout ouvert, gros de multiples façons d’être habité. L’espace quadrillé par les bancs n’y est qu’un îlot : les pupitres et le tableau n’occupent ici qu’un petit espace de la pièce principale. D’ailleurs, ils ne sont installés que plusieurs mois après la rentrée.
Ensuite, on remarque que cet espace n’est pas entrecoupé de portes, ce qui oblige les institutrices à cohabiter les unes avec les autres. Personne n’a de lieux d’enseignement à l’abri des regards et des bruits des autres. Chacun doit apprendre à gérer des flux, à jouer avec les déplacements d’autrui, à s’accommoder des interruptions. Mais, malgré l’ouverture et la petite dimension des lieux, le bâtiment laisse aussi des zones d’ombre aux enfants, des cachettes dans lesquels ils peuvent se réfugier. Marie raconte en souriant que l’espace a beau être petit, on y perd souvent des enfants !
Enfin, dernier point qu’il faut souligner à propos de l’espace de la Petite école, c’est l’absence de cour de récréation. La cour intérieure, trop exiguë, ne permet pas aux enfants de se défouler. Cette absence a sa vertu : elle accentue l’ouverture de l’école sur la ville. La cour de récréation, ici, ce sont les parcs aux alentours où les enfants se rendent pendant les pauses, accompagnés des institutrices.
Avant de conclure, je voudrais souligner que si le lieu de la Petite école est essentiel à ce qui s’y passe, ce lieu est aussi une prise de risque quotidienne, un pari lancé tous les jours à nouveau frais. Car l’ouverture de la Petite école au tumulte des Marolles suppose d’accepter les troubles du quartier : des passants qui ouvrent la porte de manière intempestive pour demander un renseignement ou bien pour recharger leur téléphone portable. C’est aussi, plus fondamentalement, la crainte qu’un enfant s’échappe, qu’un accident survienne.
Juliette et Marie ont délibérément choisi ce lieu. Et ce n’est pas faute de choix : elles auraient pu opter pour une ancienne petite école qui leur avait été proposée ou une maison avec un grand jardin. Mais, c’est ici qu’elles ont décidé d’établir leur projet et ce choix, j’espère avoir réussi à le faire sentir, n’est pas anodin, n’est pas innocent : il est inhérent au projet même de la Petite école. À ce propos, on comprend pourquoi les institutrices ne veulent pas voir leur école relocalisée dans un espace scolaire majoritaire, comme le leur propose le Ministère. En effet, ce serait briser les flux, les mouvements, les aléas qui font la trame quotidienne de la Petite école. Ce serait contenir la prise de risque inhérente à la confiance donnée, à la main tendue et, du même coup, se couper des publics que Juliette et Marie veulent accueillir. En d’autres mots, ce serait mettre fin à la précarité du projet mais, par-là-même, aussi à sa force, à sa raison d’être. Car la Petite école ne peut exister que sur la « pointe des pieds ».
NOTES/REFERENCES
[1] ASBL créé en 2010
[2] Les Doms sont un peuple indo-aryen qui vit au Moyen-Orient et en Turquie. Ils figurent la branche orientale des Roms d’Europe, frères des Loms du Caucase, ils sont parfois appelés aussi « Dummi » (ar. دومي), « Nawar », « Kurbat » ou « Zott ». [source : Wikipédia]
[3] https://www.bonnescauses.be/media/21812/la-petite-ecole-dossier-de-pre-sentation.pdf
[4] Mathias De Meyer a soutenu en mars 2019 une thèse de doctorat en anthropologie à l’Université Libre de Bruxelles intitulée : Tachraft : Écritures et ordres d’État dans une école de village au Maroc. Cette recherche, fondée sur une ethnographie au long cours dans un village de la région de Marrakech, cherche à montrer comment l’ordre scolaire se déploie à partir des matérialités les plus banales de l’école. Plus précisément, à partir de ses dispositifs d’écriture ordinaires : tableaux noirs, ardoises, manuels, cahiers, bulletins, dossiers d’inscription et registres. Concrètement, il s’est agi de montrer comment ces dispositifs matériels font émerger des champs de perceptions spécifiques à l’école, donnent forme au groupe-classe, distribuent les positions d’élève et de maître et imposent des rapports modernes au savoir. Ainsi, cette recherche avait pour ambition de comprendre comment l’ordre scolaire et les ordres d’État se déploient « par le bas », in situ, entraînant en retour une transformation radicale de la société marocaine.
[5] Le texte qui suit a été rédigé par Mathias De Meyer.