Deux champs institutionnels différents
Relevons d’abord ce qui distingue ces deux univers éducatifs et qui pourrait nous laisser croire qu’ils n’ont rien en commun.
L’école et les associations connaissent un déploiement institutionnel sans commune mesure l’un par rapport à l’autre. Ils se distinguent par le nombre de personnes concernées, le nombre de travailleurs, les montants des financements ; tout d’un point de vue quantitatif sépare les deux champs. Ainsi, l’enseignement obligatoire au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles, ce sont 190.000 enfants en maternelle, 331.000 élèves en primaire et 368.000 en secondaire. Plus 100.000 enseignants encadre cette jeunesse. Le budget de la Communauté française consacré à l’enseignement en 2010 était de 6.107.928.000 €.
Le budget de 2015 consacré à l’emploi dans les secteurs du non marchand pour la culture s’élève à un peu moins de 50 millions d’euros. Le secteur de l’Éducation permanente représente 42,2% de ce budget total. Le nombre de travailleurs actifs dans l’éducation permanente en Fédération Wallonie-Bruxelles est estimé à 6.300 (chiffre FESEFA), ce qui, converti en équivalents temps plein, nous donne 2.300 (chiffre de l’administration). Il est difficile d’estimer le nombre de bénéficiaires de l’éducation permanente.
Chacun travaille avec un public différent : l’éducation permanente avec des adultes (essentiellement) ; l’enseignement avec des jeunes (essentiellement).
Les dispositifs divergent également. L’enseignement est cloisonné principalement dans ce qu’on a appelé la « forme scolaire » (découpage en disciplines, grilles horaires, organisation spatio-temporelle rigide,…). L’éducation permanente est plus libre de choisir son mode de travail pédagogique. Des normes strictes encadrent l’organisation de l’enseignement. Elles sont très légères pour l’éducation permanente. L’école est tenue d‘enseigner des programmes tandis que les associations sont libres de déterminer le contenu de leur action et de leurs formations.
Sur le plan pédagogique, on peut dire, en simplifiant, que l’école pratique de manière dominante une pédagogie routinière, transmissive et frontale, tandis que l’éducation permanente est condamnée à la créativité méthodologique, ne visant pas les mêmes enjeux éducatifs et ne s’adressant pas au même public.
Il faut néanmoins nuancer. Il existe dans l’école de nombreux enseignants dynamiques et créatifs qui utilisent des démarches de la pédagogie active. A l’inverse, on peut constater que certaines associations organisent leurs formations en s’inspirant de la forme scolaire. C’est clairement le cas pour les formations d’insertion socioprofessionnelle.
Il y a intérêt, me semble-t-il, à percevoir également que les visées politiques de chacun des champs sont totalement différentes. L’éducation permanente inscrit son action éducative dans une lecture des rapports sociaux (inégalitaires), du moins en théorie. Elle vise explicitement la conscientisation et l’émancipation. Elle conçoit volontairement sa démarche dans une dimension collective. En somme, elle déploie une vision militante du travail éducatif. Cette vision est explicite.
A la fois à cause de ses finalités militantes et d’une certaine précarité de conditions institutionnelles, les acteurs de l’éducation permanente ont tendance à se replier sur leur univers et à penser en vase clos. Beaucoup de ces derniers, en effet, pensent qu’ils défendent une conception de la formation qui est minoritaire dans le paysage des idéologies éducatives et ne sont pas toujours bien compris par les instances subsidiantes qui leur demandent de « faire du chiffre », d’obtenir des résultats bien identifiables institutionnellement (par exemple un taux de placement).
L’enseignement (on parle ici surtout de l’enseignement secondaire) est politiquement neutre (en principe). Les finalités ne sont pas explicites : on ne connait que les programmes dont les fondements philosophiques et moraux ne sont pas présentés. Le contenu enseigné n’est pas relié au fonctionnement de la société, ni a fortiori aux questions sociales. Certes, il y a l’article 6 du « Décret missions » qui précise au point 3 que l’école doit « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d’une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ». Cependant, il est bien difficile de voir dans les programmes comment ce but est traduit, mis à part quelques cours de « formation sociale » et, dans les pratiques, de repérer une éducation qui vise à accroître le pouvoir des élèves sur la définition des objectifs de formation et des méthodes d’apprentissage faisant appel à l’initiative des apprenants.
Il existe, par contre, une idéologie de fait : la méritocratie (la sélection des meilleurs) qui a pris le relais de l’élitisme, les meilleurs pouvant être recrutés dans toutes les classes sociales. Résultat : l’école est sélective et sert une société inégalitaire car son fonctionnement est tel que les meilleurs se retrouvent dans certaines catégories sociales et pas dans d’autres.
Cela est dû au mode de gestion pédagogique uniforme au nom d’une certaine conception de l’égalité : traiter tout le monde de la même façon alors que les inégalités existent dès le départ. Les velléités de changement en vue de plus d’efficacité pour remédier aux inégalités sont, soit périphériques (remédiation), soit, quand elles s’adressent à l’ensemble des élèves, souvent menées de manière techniciste et individualiste. Elles n’amènent pas à une véritable interrogation des pratiques dominantes. Jusqu’à présent, elles sont assez improductives. Pour les familles aisées, elles passent par une externalisation de la remédiation, par les cours particulier ou le coaching, par exemple.
La conclusion de ce qui précède est que les matrices culturelles divergentes et les contextes institutionnels dissemblables des deux champs sont des obstacles à la collaboration entre eux.
Des articulations possibles
Pourtant, je crois que des articulations entre ces deux univers sont possibles et souhaitables.
Souhaitables parce que les progressistes des deux bords ont intérêt à s’enrichir du savoir-faire de chacun, pour affiner leurs propres démarches ou en découvrir de nouvelles.
Je parle de progressistes parce que la rencontre n’est désirable que par des individus qui croient à un idéal éducatif émancipateur explicite et cherchent à l’atteindre de manière efficace. Pour cela, ils développent une curiosité et un souci de toujours améliorer leur pratique. Ce ne sont pas les responsables institutionnels qui seront à l’initiative de ces rencontres ni les acteurs du terrain qui sont contents de la manière dont cela se passe pour le moment.
La collaboration peut se faire sur deux objets : des contenus et des démarches. L’hypothèse est que pour chacun de ces objets, les acteurs de chaque champ ont une expertise. L’enrichissement réciproque vient du partage. Mais on peut aussi envisager des formations-recherches communes, sur des problématiques transversales.
Collaborer sur les contenus
Différentes matières sont transversales aux deux univers. Je pense à l’analyse de la société, l’expression artistique, le travail de la langue, le développement psycho-social et relationnel, le développement physique, l’autonomie, le pouvoir collectif, la maîtrise technologique, la multiculturalité, … Elles sont travaillées dans les deux univers. Des formateurs des deux bords en ont clarifié les objectifs et en ont donné une consistance concrète. Les éducateurs qui veulent éduquer à ces sujets ont tout intérêt à se rencontrer et à échanger. Ils peuvent apprendre des choses nouvelles, enrichir leur bagage et faire profiter d’autres personnes de leurs trouvailles. Ce dernier aspect est spécialement intéressant pour ceux qui veulent se lancer dans l’« enseignement » de ces thèmes.
Je pense encore, pour ces échanges, à des enjeux éducatifs plus « méta », comme l’évaluation, le développement cognitif, la résolution de problèmes, etc.
Collaborer sur les démarches
Comment conduire la formation sur les contenus retenus ? Il est inutile de réinventer l’eau chaude. De même qu’un partage sur la définition des contenus est enrichissant, de même un partage des démarches pédagogiques adoptées par ceux qui sont familiers de la thématique enrichit mutuellement les praticiens. Sans parler de l’encouragement que constitue pour les débutants le fait de disposer de méthodes éprouvées pour se lancer dans l’aventure.
Savoir si les méthodes adoptées dans un univers est pertinent pour l’autre, entre autres parce que les publics ne sont pas les mêmes, est pour moi un faux débat. J’ai exposé par ailleurs la thèse que l’andragogie (pédagogie de la formation des adultes) et la pédagogie (scolaire) fonctionnent dans le même paradigme pour autant que l’on parle de pédagogie active pour le monde de l’école[1].
Il existe un patrimoine de la pédagogie active et il serait malheureux de ne pas y faire son marché.
Les lieux et les formes de l’échange
Il existe beaucoup d’outils formalisés sur les thématiques que nous avons évoquées. On peut les trouver via internet. En consultant le répertoire des associations d’éducation permanente de la fédération Wallonie-Bruxelles (http://www.educationpermanente.cfwb.be) les enseignants peuvent découvrir les organismes qui travaillent dans un secteur proche de leurs préoccupations. En accédant à leur site, ils peuvent s’enquérir s’il n’y a pas des outils mis au point par ces services qui pourraient leur être utiles. Ils peuvent aussi consulter les pages du site de l’Éducation permanente consacrées aux publications des associations, outils pédagogiques et centres de documentation. Un détour par le Guide social permet également de repérer les centres de documentation de certaines associations (https://pro.guidesocial.be/associations/centres-documentation-1543.html?=nom).
Les animateurs des services d’éducation permanente peuvent connaître les ressources produites par l’enseignement en surfant sur le site d’enseignons.be ou en s’adressant au centre de documentation d’un organisme comme la CGé.
Pourquoi ne pas aussi contribuer à l’enrichissement de ces centres en leur proposant des outils que vous connaissez et qui n’y figurent pas ?
Les échanges peuvent se réaliser bien sûr à travers des séances de travail au cours desquelles, dans un compagnonnage mutuel, des praticiens présentent et discutent les contenus de leur action et la façon de les faires acquérir.
Pour qu’elles soient bénéfiques, les présentations de démarches, bien que concrètes, doivent être modélisées. En effet, pour communiquer une expérience, il faut à la fois en faire un récit et aller à l’essentiel. Il faut théoriser sa pratique, ce qui permet à l’interlocuteur de saisir les caractéristiques de la méthode mobilisée[2].
Une démarche réussie dans un cadre ne peut pas être transposée telle quelle. Elle doit être adaptée au nouveau contexte. Les animateurs, les formateurs qui veulent s’approprier une pratique qui leur parait féconde doivent en faire une « traduction » pour l’adapter à leur réalité.
La découverte de démarches innovantes par compagnonnage est déjà une forme d’échange intéressante. Il y a moyen de faire un pas de plus en organisant des séances de recherche communes sur des sujets nouveaux. Sur une thématique donnée, des praticiens des deux domaines éducatifs travaillent ensemble à affiner l’objet et à mettre au point des activités qui vont permettre aux participants de se l’approprier. Il y a ainsi production de démarches pédagogiques nouvelles.
Pourquoi certaines associations ne se donneraient-elles pas comme mission d’organiser ces rencontres ?
Vouloir et pouvoir la collaboration
Les échanges entre l’école et l’éducation permanente ne se feront pas spontanément et ne seront pas proposés par quelques instances officielles. Ce sont les acteurs du terrain qui devront le vouloir. Il s’agit bien d’une action intentionnelle s’inscrivant dans le souci d’améliorer ses pratiques et motivée par une curiosité à l’affut de ce que d’autres praticiens ont pu mettre au point et expérimenter.
Mais le vouloir ne suffit pas, il faut encore le pouvoir, autrement dit savoir comment s’y prendre pour susciter les opportunités des rencontres.
Voici quelques stratégies possibles. Je me place du côté de l’éducation permanente.
- S’informer sur les programmes de l’enseignement et chercher à en connaître les auteurs. Essayer d’influencer leur écriture et d’obtenir que ses outils et que ses démarches formalisées par écrit soient mentionnées comme ressources disponibles par les enseignants.
- Utiliser des canaux de communication existants, y compris les médias et les réseaux sociaux, pour proposer des « formations compagnonniques ».
- Chercher à être repris dans les programmes de formation initiale ou continuée de l’enseignement.
- Convaincre des relais institutionnels comme l’inspection, par exemple.
- Pour les rencontres-recherche, collaborer avec les associations militantes d’enseignants ou des organismes qui sont des sortes d’interfaces entre les deux univers éducatifs comme Le Grain, la CGé, les CEMEA, …
Restons réalistes. Vu ce qui sépare le monde de l’éducation permanente et celui de l’enseignement, ce ne sont pas les stratégies présentées ci-dessus qui vont les transformer radicalement et en faire dans leur ensemble des organes d’émancipation. La philosophie de l’action qui est proposée ici est celle des petits pas. Même s’ils sont modestes, cela ne vaut-il quand même pas la peine de les faire ?
NOTES / REFERENCES
[1] Voir Delvaux E., Tilman F., Méthodes de formation d’adulte et émancipation
[2] J’ai exposé une méthode pour modéliser une expérience dans Comment parler de sa pratique pour la faire partager ?, disponible sur http://meta-educ.be/textes/parler-de-sa-pratique.pdf