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Il est en trois parties. J’aborderai d’abord ce qu’est l’émancipation – ou du moins, ce que cela peut être car il y a plusieurs conceptions de cette notion. On fera un petit détour étymologique et je vous présenterai les trois dimensions que revêt pour nous l’émancipation. La deuxième partie de cet épisode « émanciper qui ? » mettra la focale sur le « qui » : le public cible de l’éducation populaire, et on verra que cette question est tout aussi épineuse. Enfin, on abordera l’émancipation en contexte, on verra les questions que cela pose d’émanciper, dans le cadre de l’aide alimentaire, des mouvements anti-publicitaires, et de l’accompagnement vers l’emploi des personnes analphabètes.
1. Qu’est-ce qu’émanciper ?
Etymologiquement, émanciper vient du latin « emancipare », affranchir un esclave du droit de vente, venant de « e » privatif et « manucapare », prendre par la main (L’achat des esclaves se faisant alors en les prenant par la main).[1]Définition de l’émancipation sur le site toupie.org Dans le langage courant, émanciper signifie donc libérer, affranchir d’une autorité, d’une contrainte, d’une aliénation.
S’affranchir d’un pouvoir exercé sur voire contre soi, c’est en même temps gagner davantage de pouvoir. Comme l’ont montré Francis Tilman et Dominique Grootaers dans un article publié sur notre site en 2014,[2]L’empowerment et l’émancipation : même combat ? l’émancipation est donc fortement liée à la notion d’empowerment. Ce terme anglophone très en vogue, qu’on pourrait traduire littéralement par « empouvoirement » et qui est en fait tantôt traduit par « habilitation », « capacitation », « autonomisation », « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités » et est utilisé dans des approches très différentes, voire opposées.
Dans de nombreux cas, il s’agit davantage d’une injonction à être plus autonome, plus responsable, plus actif ; le pouvoir dans ce cas n’est pas un droit mais quelque chose qui est postulé à l’avance : tout le monde a le pouvoir de réussir, ceux qui échouent en sont donc les seuls responsables. C’est ce qu’on peut appeler la forme néolibérale de l’empowerment.
A l’opposé, on trouve les approches radicales de l’empowerment. Plutôt que de mettre la responsabilité sur chacun sans interroger le système qui nous contraint, dans ces approches il s’agit justement de contester et de combattre un système générateur d’injustices.
Pour les radicaux, en effet, il n’est de véritable empowerment que porteur d’une contestation fondamentale du système capitaliste, cherchant à remettre en cause les rapports sociaux, raciaux et de genre, générateurs d‘inégalités structurelles.[3]L’empowerment et l’émancipation : même combat ?
On peut considérer l’approche radicale de l’empowerment comme un synonyme de l’émancipation telle que nous l’entendons : un processus qui porte tant sur les conditions individuelles (connaissances, capacités des personnes) que sur les conditions structurelles ou collectives qui permettent à chacun (ou empêchent) à la fois d’être acteur de sa vie et de faire partie d’une communauté. La première partie (être acteur de sa vie) semble aller de soi, mais il me semble nécessaire de discuter davantage de la seconde, l’aspect collectif.
Certes, comme nous l’avons dit quand nous avons parlé de l’étymologie du mot, émanciper veut dire libérer, affranchir. Libérer d’une attache. Mais alors que l’on s’affranchit de certaines attaches, que l’on détache certaines chaînes, il ne s’agit pas d’être détaché de tout. Nous rajoutons donc une seconde dimension à l’idée d’émancipation : celle de l’inscription dans une vie sociale, une vie collective, l’appartenance à un groupe. Nous sommes inscrits dans quelque chose de bien plus large que nous et qui nous contraint. Et toute la problématique de l’émancipation trouve sa source dans le fait que ce quelque chose qui nous contraint, cette vie sociale, ce « système » … se trouve être très injuste.
Si l’émancipation n’était qu’une question d’augmentation individuelle, alors on serait forcément une impasse, on tomberait dans les travers de l’approche néolibérale qui pense chaque personne comme responsable de ce qui lui arrive, aussi injuste soit sa situation. Chacun n’a qu’à mieux s’outiller pour atteindre ses objectifs. On tomberait, quelque part, dans la méritocratie qui veut que chacun n’a que ce qu’il ou elle mérite, les moins privilégiés aussi.
Si, au contraire, on reconnaît qu’on est dans un système profondément inégalitaire, que chacun n’a pas du tout les mêmes chances, alors on ne peut pas se contenter de dire que chacun n’a qu’à se débrouiller. Il nous faut aussi agir sur les inégalités, rendre les règles du jeu plus justes. C’est ce que Amartya Sen et Marta Nussbaum ont cherché à montrer, quelque part, dans leurs écrits sur les « capabilités » : c’est très bien, d’être capable de faire quelque chose, encore faut-il que le monde social dans lequel nous vivons nous permette de déployer ces capacités.
Les associations d’éducation populaire pourraient d’une part permettre aux personnes d’augmenter leurs connaissances et d’autre part se battre pour ces personnes, pour un monde plus juste; mais si elles le faisaient à la place des personnes concernées elles-mêmes, alors elles les maintiendraient dans une position de personnes dominées, de personnes qui n’ont qu’à attendre que l’on décide à leur place de ce qui est bon pour elles. Nous en venons donc à la troisième dimension que revêt pour nous la notion d’émancipation : la participation. S’émanciper c’est acquérir davantage d’outils pour comprendre le monde, faire des choix et agir en conscience, mais aussi pour participer aux décisions qui nous concernent, pour influencer les règles du jeu.
Reprenons nos trois dimensions. On peut donc considérer que l’émancipation implique (1) le développement des connaissances et des capacités (en particulier les capacités critiques et d’analyses et les capacités à faire des choix et à agir), (2) la conscience de faire partie d’un monde social qui nous dépasse largement, qui nous contraint, et qui est profondément inégalitaire (3) la participation à ce monde social, qui nécessite à la fois des capacités de participation et des conditions pour que la participation soit possible. L’émancipation, ce n’est donc pas qu’une affaire individuelle, c’est un délicat mélange entre capacités individuelles et conditions permettant le déploiement de ces capacités, conditions dont nous sommes collectivement (et non individuellement) responsables.
Ce processus en trois dimensions est la mission principale des associations d’éducation populaire. Mais à qui s’adressent-elles ?
2. Le public cible
Il faut savoir qu’au départ, l’éducation populaire avait pour but l’émancipation de ce que l’on ciblait alors comme « milieux populaires » (c’est-à-dire principalement des travailleurs précaires). En Belgique, dans les années 70, le fleurissement des associations qui se revendiquent de cette mission, et les réflexions sur leur rôle et leur public amènent à élargir le public cible. On décide dés lors de parler non plus d’éducation « populaire » mais d’éducation « permanente » qui ne cible plus seulement les milieux dits « populaires ».
Ce changement de vocable est donc synonyme d’un changement de regard sur le public cible. La conscientisation, la connaissance, le regard critique, le sentiment de responsabilité et la participation à la vie sociale, c’est chez tout le monde qu’on souhaite dorénavant les développer, plus seulement chez une catégorie de personnes qui seraient jugés a priori comme en mal d’éducation.
Ce changement pointe en fait un problème qui n’est qu’en partie résolu par cette nouvelle formulation et qui est rencontré dans d’autres contextes nationaux. Ce problème concerne la place que l’on donne aux personnes les plus précaires, les plus éloignées des lieux de transmission des connaissances, les moins prises en compte dans les sphères de décision. Car si l’éducation populaire ou permanente vise plus de justice sociale, si elle reconnait l’injustice dont nous avons parlé dans la partie précédente, alors elle fait forcément une distinction entre, disons, les victimes de ce système inégalitaire et celles qui, au contraire, ont davantage de chance.
Comment penser cette distinction, accorder une attention particulière à ceux qui en ont le plus besoin, sans tomber dans la stigmatisation ? Dans l’article que j’ai écrit en mars 2021 sur ce paradoxe, je vous propose d’aborder cette question sous l’angle de la vulnérabilité : nous sommes tous vulnérables, mais certains en font plus les frais que d’autres. Pour certains, la vulnérabilité reste potentielle, alors que pour d’autres elle est effective, activée, si on veut. (La philosophe Errin Gilson a consacré tout un livre à cette question, que je vous conseille vivement si vous lisez l’anglais). Cette conception de la notion de vulnérabilité et de ses différentes dimensions permet à la fois de mettre l’accent sur ce qui nous relie, sur notre humanité (et donc notre vulnérabilité) partagée, tout en nous permettant de penser le fait que certains vivent dans des conditions moins favorables que d’autres.
Nous avons fait le tour de plusieurs enjeux que pose la notion d’émancipation, de manière relativement abstraite. Voyons dès maintenant, au travers d’une revue de trois articles, comment les enjeux abordés se déclinent dans des contextes particuliers.
3. L’émancipation en contexte
Emanciper par l’aide alimentaire
Dans un article rédigé en 2019, on posait la question du potentiel émancipateur de l’aide alimentaire et on vous faisait part des analyses produites à ce sujet dans notre projet européen CETAL dans lequel on conçoit les compétences transversales comme des voies d’émancipation pour les bénéficiaires de l’aide alimentaire.
La base des services d’aide alimentaire consiste à fournir de quoi manger à ceux qui en manquent. Cela paraît simple. Dans l’urgence, permettre la réponse aux besoins de base semble en effet primordial. Mais sur une perspective plus longue, cette approche est insuffisante. D’abord, elle maintient la dépendance entre le bénéficiaire et le service d’aide. C’est un peu le propos de l’adage qui veut qu’il vaut mieux apprendre à quelqu’un à pêcher plutôt que se borner à lui donner du poisson: à terme, il vaut mieux fournir à quelqu’un les moyens de s’en sortir.
Ensuite, s’arrêter aux besoins alimentaires directs c’est aussi se fermer aux autres besoins essentiels de la personne concernée: trouver sa place dans la communauté, gérer ses dettes, être accompagné(e) dans la parentalité, trouver un meilleur logement ou un logement tout court,…. Cela implique en quelque sorte une posture fermée vis-à-vis des bénéficiaires des services d’aide, une relation unilatérale dont le sens est prédéfini : je t’aide, tu reçois.
Cette fermeture empêche de mettre en lumière non seulement la diversité des expériences des bénéficiaires mais aussi les injustices, les dysfonctionnements structurels qui devraient être dénoncés et combattus.[4]Adapté d’un extrait de mon article « L’aide alimentaire comme point d’entrée vers l’émancipation ? »
Or, il est possible de concevoir l’aide alimentaire autrement. C’est ce que nous avons fait, en partenariat avec trois autres pays, dans un projet européen. Ce projet s’appelle le CETAL, vous trouverez le lien dans le texte de ce podcast. On y postule que l’aide alimentaire peut et doit être conçue comme un point d’entrée vers l’émancipation et la capacitation des personnes, pour peu qu’elle permette le développement de certaines compétences chez les bénéficiaires. On parle ici de compétences transversales (savoir argumenter, imaginer d’autres possibles,…) qui contribuent, chacune à sa façon, à une plus grande autonomie dans la vie. (voir le jeu de cartes que nous avons construit sur ces compétences).
La première partie de cet article argumentait que l’émancipation, dans une approche radicale, ne peut se réduire à une augmentation individuelle, qu’il fallait aussi donner aux personnes concernées les moyens d’agir sur le contexte qui les contraint. Un des volets de ce projet sur l’aide alimentaire, par exemple, constitue à accompagner les personnes à la construction collective d’un plaidoyer, d’un message politique qui sera défendu devant des acteurs clés pour le changement que l’on vise. On peut, par exemple, aller voir la commune pour revendiquer que les zones laissées en friches sans justification soient systématiquement mises à disposition pour des potagers communautaires, par exemple. Dans ce cas on a les trois ingrédients de l’émancipation qui ont été développés plus haut : l’augmentation des capacités individuelles, l’inscription dans un tissu social et la participation politique, abordées, dans le cadre de ce projet-ci, sous l’angle des compétences émancipatrices.
Les mouvements anti-pub, une tentative d’émancipation en trois volets
L’article de Démis Pirard publié en 2019 sur les mouvements anti-publicitaires examine les enjeux de l’émancipation tout autrement. Il note trois grands volets de la critique anti-publicitaire : (1)la critique du contenant, c’est-à-dire des panneaux publicitaires eux-mêmes, (2) celle du contenu des publicités, et enfin (3) celle du concept même de publicité.
A côté des critiques portant sur la matérialité du panneau publicitaire, sur sa non-intégration dans le paysage et sur la standardisation du mobilier urbain, les critiques portant sur son contenu vont un pas plus loin en dénonçant :
le sexisme ambiant, l’incitation à la technologisation de la société, les incitants à la consommation malgré parfois l’inaccessibilité financière des produits (…), l’incitation à polluer ou à dégrader l’environnement, la poursuite effrénée du confort matériel ou d’un corps dénué d’imperfections. (…) Les acteurs font alors un travail d’interprétation des représentations véhiculées par le média publicitaire qui à leurs yeux traduisent des injonctions normatives à destination des individus.
Enfin, les contestations du concept même de publicité portent une critique radicale du capitalisme lui-même.
Si on reprend nos trois dimensions, on peut remarquer que les mouvements antipublicitaires abordés dans cet article impliquent en effet (1) l’expression de capacités critiques et une mise en action, (2) la conscience de faire partie d’un monde social qui nous contraint et qui est inégalitaire et (3) la participation à ce monde social. Par exemple, lutter contre la publicité en contestant les valeurs qu’elle véhicule implicitement (c’est le second volet de l’article, sur les critiques du contenu) c’est à la fois déclarer que la publicité participe à l’aspect contraignant du monde social (puisqu’elle véhicule des valeurs), c’est participer à ce monde (puisqu’il s’agit de lutter contre cette publicité) et c’est, parallèlement, mettre en œuvre des capacités critiques et d’action.
Un constat original de cet article est que « plus la critique s’éloigne de la matérialité de l’objet publicitaire, plus elle devient radicale, et plus elle représente une potentialité d’émancipation large et globale ».
L’émancipation des personnes analphabètes passe-t-elle par le travail salarié ?
C’est le titre du troisième article dont on aimerait vous parler, écrit par Daniel Flinker dans le Journal de l’alpha, numéro 220. Le propos général de l’article est que « Certes, travailler est une nécessité pour les chômeurs qui ne savent pas lire et écrire. Pour autant, il ne faut idéaliser ni les emplois auxquels ils accèdent, ni les chemins qu’ils empruntent pour y parvenir ». (p.90)
l’argumentaire ‘l’émancipation par le travail’, s’il peut être repris par les sans-emplois, correspond aux mots du pouvoir. Or, entre le discours étatique et les emplois de plongeur dans l’Horeca, de déménageur, de nettoyeuse ou d’éboueur, auxquels accèdent en général les personnes analphabètes, l’écart est flagrant. Promouvoir l’intégration sociale de ces dernières ne doit donc pas servir à occulter la cruelle vérité : pour l’essentiel, nous avons affaire à des travailleurs surexploités, exerçant, la plupart du temps, des emplois pénibles (les plus durs physiquement), précaires (avec des faibles rémunérations (…) à durée déterminée, souvent ‘au noir’,…) et dévalorisés socialement. (p. 95)
Les limites [des mesures d’insertion socio-professionnelles] sont essentiellement à chercher dans le contexte social, politique et économique au sein duquel elles sont amenées à s’inscrire, en particulier dans le cadre d’une pénurie d’emplois et dans celui de l’Etat social actif (p.98)
La première chose qu’on aimerait souligner dans cet article est la distinction entre différentes approches de l’empowerment ou de l’émancipation et en particulier l’approche disons néolibérale promue par l’état social actif (l’émancipation par le travail salarié) et l’émancipation dans un sens plus radical, remettant en question, dans ce cas-ci l’idée même de salariat.
Si l’on suit cette approche, il est peu judicieux, inopportun, voire inexact de parler d’émancipation dans le cadre du travail salarié. Non seulement cela risque de masquer la réalité, la précarité de la plupart des emplois exercés par les personnes analphabètes et la violence du parcours qui les y mène, car il est semé d’embuches. Mais, plus fondamentalement, il parait évident que cette version de l’émancipation cadre mieux avec ‘l’émancipation par l’abolition du salariat dont rêvait le mouvement ouvrier à ses débuts qu’avec ‘l’émancipation par le travail’ promue aujourd’hui (p. 101).
La seconde chose qu’il faut retenir de cet article, c’est que l’émancipation, comme le changement social de manière plus générale d’ailleurs, doit se fait en deux temps ou à deux niveaux. Il y a les approches émancipatrices qui essayent que, « dans l’ici et maintenant », les personnes s’y retrouvent mieux dans les règles du jeu, les comprennent, les mettent à profit. Dans le cas de l’article, il s’agit d’accompagner les demandeurs d’emplois analphabètes, de leur proposer une aide afin qu’ils puissent chercher un emploi, avoir accès aux offres, apprendre à lire et à écrire, etc. Mais si ces aides peuvent avoir un impact positif sur les individus, elles ne permettent pas de dénoncer et de lutter contre « les rapports de domination, les institutions et les groupes qui ont produit et reproduisent les injustices subies par les personnes qui ne savent pas lire et écrire » (p. 102).
Ces approches doivent nécessairement se combiner avec un second niveau d’émancipation qui concerne la lutte collective pour le changement ; ici, par exemple, l’« alliance avec d’autres populations fragilisées, [dans la] lutte pour un emploi de qualité » (p. 90).
L’émancipation c’est donc aussi une combinaison d’actions plutôt localisées qui visent à améliorer l’ici et maintenant… et d’actions à portée politique, de luttes vis-à-vis des injustices structurelles générées par le système capitaliste.
Articles connexes :
Lutter contre l’emprise de la publicité. Une tentative d’émancipation en trois volets (legrainasbl.org)
L’aide alimentaire comme point d’entrée vers l’émancipation ? (legrainasbl.org)
Accompagner le Développement du Pouvoir d’Agir des Personnes et des Collectifs (DPA PC) (legrainasbl.org)
Notes de bas de page[+]
↑1 | Définition de l’émancipation sur le site toupie.org |
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↑2 | L’empowerment et l’émancipation : même combat ? |
↑3 | L’empowerment et l’émancipation : même combat ? |
↑4 | Adapté d’un extrait de mon article « L’aide alimentaire comme point d’entrée vers l’émancipation ? » |