Transition vers la vie active: compagnonnage d’hier et aujourd’hui

1. Compagnonnage d’hier

Le modèle du compagnonnage était chevillé à l’existence d’une société communautaire, traditionnelle[1]. Au sein de la société moderne des individus , une étude de ses caractéristiques peut nous aider à reconstruire du lien social, là où la responsabilisation outrancière des individus face aux mutations socioéconomiques produit de la souffrance et de l’exclusion. Il n’est pas question ici de revenir aux sociétés d’antan mais de comprendre comment les professionnels peuvent faire réseau autour des jeunes fragilisés et comment les réseaux de proximité sont en cela complémentaires des politiques publiques à plus large échelle.

Un rapide passage à travers l’histoire du compagnonnage, nous permet de mieux comprendre les enjeux actuels de l’insertion face à l’évolution du monde du travail. Au Moyen Age, l’artisanat était étroitement lié à la vie sociale et religieuse, au maintien du statu quo dans la communauté humaine de l’époque. Le salariat, à l’intérieur du compagnonnage, n’était qu’un statut intermédiaire avant le statut de maître[2]. Au XIVème siècle, le statut de maître devient de plus en plus difficile à acquérir, à cause du coûteux chef d’œuvre. Au départ, les corps de métiers s’organisaient autour de communautés autonomes qui disposaient du monopole de la production.

L’évolution du compagnonnage est liée à celle de l’organisation artisanale du travail[3] ; les compagnons ont à la fois lutté contre et initié la condition salariale moderne. Le développement de la grande industrie autour des marchands va bouleverser l’organisation artisanale du travail. Progressivement les marchands vont avoir la mainmise sur l’artisanat, c’est eux qui fixeront les prix. Les producteurs perdront la maitrise de la production et un artisanat rural fera concurrence à l’artisanat urbain. En effet, le salaire des ruraux ne représente qu’un revenu de complément pour les agriculteurs qui font dès lors baisser les prix. Une certaine hiérarchie s’installe entre les maîtres artisans et les compagnons. Finalement, les maîtres artisans, eux-mêmes, perdent la maîtrise de la production car ils n’ont pas celle de la commercialisation et certains finissent par se déposséder de leurs connaissances pour les vendre au plus offrant. Les compagnons ont été soumis aux aléas de leur temps.

Un modèle initiatique

Même s’il n’occupe plus la place qu’il occupait hier, le compagnonnage a survécu jusqu’à aujourd’hui à travers sa dimension initiatique concrétisée par le parcours de l’aspirant. Le compagnonnage donnait aux travailleurs une identité forte et les plaçait dans un rapport dominant face au marché du travail. Cette identité s’est effacée au cours du temps face au phénomène de sédentarisation des salariés dans le contexte de la solidification des états nations. Aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation de l’économie, ce sont les entreprises qui se délocalisent et la main d’œuvre la moins chère qui est appelée à exécuter un travail qui se raréfie dans nos contrées. La nécessité d’une initiation des adolescents dans le cadre de la transition vers la vie active demeure.

La dimension initiatique du compagnonnage est puissante. L’aspect sacré de la formation du compagnon en fait un être à part, un initié par les Anciens aux secrets du métier. L’étymologie du mot compagnon signifie ceux qui partagent le même pain. Les compagnons divisaient et distribuaient le pain en invoquant le nom du Christ. Le compagnonnage est donc inscrit au cœur du religieux, au cœur du sens même de la société chrétienne où il se développe.

Le parcours est un élément incontournable de l’initiation. Les jeunes aspirants doivent accomplir un tour de France, les compagnons voyagent pour trouver de nouveaux travaux et enrichir entre eux leurs connaissances. La maîtrise qu’ils ont de leur métier à l’exclusion des autres en fait des travailleurs recherchés, libres de proposer leurs services là où on a besoin d’eux. Ce nomadisme se distingue du vagabondage des « forains ».

Conception de la formation

La formation s’organise autour du secret de fabrication. La tradition des compagnons remonte à la nuit des temps, son origine est quasiment mythique. Elle fait partie des fondements du salariat actuel malgré sa dégradation.

La formation conduit l’Aspirant au statut de compagnon après qu’il se soit engagé à respecter les règles morales, communautaires, ainsi que la confidentialité des secrets auxquels il va être initié. Le compagnon « délinquant » est jugé par le tribunal du compagnonnage.

Elle est constituée par un parcours est jalonné de rites, de règles strictes. Les règles visent à maintenir les équilibres à l’intérieur d’un métier, à réguler l’innovation, la jalousie, l’envie, l’accumulation capitaliste[4]. Il s’agit de reproduire à l’identique en faisant un minimum de bénéfices. Le nombre d’ouvriers est limité. Le pouvoir royal encourage, protège et multiplie les métiers « jurés » afin de contrôler la production. Les réglementations des métiers interdisent l’existence d’un marché sur lequel circuleraient librement les marchandises.

L’Aspirant accomplit progressivement les étapes sous l’égide d’un maître compagnon. Ce dernier est à la fois modèle et planificateur de la formation. Il s’agit d’une formation par l’imitation, elle s’effectue par les pairs et par l’apprentissage sur le chantier. Rapidement l’Aspirant intègre les rythmes et cadences du métier. La pratique va du simple au complexe, après une phase d’observation, elle favorise l’entrainement personnel par essais et erreurs. Le futur compagnon peut au départ prendre le temps de décomposer les gestes. Le parcours n’est pas programmé à l’avance. Le plan de formation se construit au fur et à mesure.

A côté de cet apprentissage sur le tas, l’Aspirant apprend à l’atelier (la mère) les tours de main complexes, la connaissance des matériaux en dehors des exigences de la production sur chantier. Un autre Ancien guide cet apprentissage, corrige les erreurs, le maître alors n’est plus simplement un modèle.

2. Le compagnonnage aujourd’hui

Entretien avec Pascal Potier, compagnon et formateur au CEFA d’Ixelles-Schaerbeek

Afin de comprendre comment le compagnonnage peut se vivre aujourd’hui, nous avons choisi d’interroger un formateur en peinture, lui-même compagnon. Même s’il continue à faire référence pour certains métiers, le compagnonnage se vit maintenant d’une manière plus intériorisée, plus proche d’une démarche individuelle que d’un modèle socialement intégré. Cet entretien nous donne des indications parcellaires mais généralisables concernant les critères d’un accompagnement émancipateur du jeune.

Pascal Potier est Français du Nord. Il enseigne au CEFA d’Ixelles Schaerbeek depuis 10 ans. D’après lui, aujourd’hui le compagnonnage semble plus actif en France qu’en Belgique. Pour lui, le compagnonnage est issu de la période des croisades et le tour de France des compagnons s’inscrit sur les traces du pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. Il existe encore aujourd’hui en France des villes compagnonniques (Strasbourg, Tours, Troie, Orléans, Bordeaux, Avignon). Certains métiers sont devenus tardivement compagnonniques depuis une trentaine d’années, comme les métiers de bouche (boulanger, pâtissier, …) mais aussi des métiers issus de l’informatique alors que traditionnellement il s’agissait surtout des métiers du bâtiment.

Enfant, je n’étais pas très intéressé par l’école mais plutôt par la création artistique. Mes parents d’origine ouvrière, ne reconnaissaient pas mon talent. Malgré les conseils de mon professeur de dessin, mes parents m’ont refusé de faire les beaux arts mais ont accepté que je suive l’enseignement d’un maître artisan en peinture.

A partir de l‘âge de 14 ans, il suit ce maître de chantier en chantier pendant trois ans. Bien sûr, affectivement cette expérience n’est pas facile à vivre. Pour lui, il s’agissait d’une fuite de chez lui, vis à vis de parents qui n’avaient pas su comprendre sa vocation de peintre. Il s’accroche au patron et au travail, sept jours sur sept. Dès le départ il a dû choisir un chef d’œuvre pour la réalisation duquel il s’initie, progressivement, à différentes techniques, il s’agissait d’une fresque à restaurer :

Le plus contraignant, au départ, c’est d’être sous l’autorité d’une personne qui gère toutes vos activités 24 heures sur 24. Tous les moments de la journée, les horaires de repas, les temps de travail, les temps de cours le soir à la Mère, sont codifiés par des règles strictes.

Le maître artisan ne recherche pas l’argent mais une certaine reconnaissance à l’intérieur du métier. « Qu’on travaille pour des commanditaires riches ou pauvres, seule compte la qualité du travail. Le travail et la loyauté représentent les valeurs principales. La devise est « ne pas asservir ou se servir mais servir ».

L’ambiance au travail est aussi très importante. « Entre compagnons, on se connaît. On va de chantier en chantier sur lesquels on se retrouve. Souvent les chantiers sont prestigieux, châteaux, hôtels, maison royale, palais des papes. »

Que transmettre de tout cela aux jeunes du CEFA ?

D’abord une vision globale du métier, ne pas rester focalisé sur le terme « peintre en bâtiment » qui est péjoratif. Découvrir toutes les facettes du métier : les moulages, la restauration, les fresques. La spécialisation pour certaines tâches peut rendre le travail intéressant. « Au départ les jeunes ne sont pas réceptifs à cela. Ils ne sont pas prêts à respecter la discipline. Il faut pouvoir aussi devenir chercheur, fouiller dans les vieilles bibliothèques. Le formateur doit pour commencer, ouvrir de nouvelles perspectives ; montrer des vidéos, des photos. »

La notion de contrat. Avoir un contrat veut dire se soumettre à des règles liées à la production. S’engager vis-à-vis d’un patron peut amener l’apprenti à travailler sur des chantiers éloignés. « Pour les jeunes, l’absence de contrat signifie la liberté individuelle, la possibilité de rester dans un espace proche. »

Les formateurs du CEFA tentent de favoriser la socialisation au travail, ils essayent de créer une culture d’entreprise par les fêtes patronales. L’aspect socialisation est fondamental. « Le jeune peut par exemple apprendre à présenter un produit. Ce faisant il devra se projeter dans le temps. Ce que font difficilement les jeunes du CEFA qui vivent au jour le jour. »

Former à la prise de risque, à l’esprit d’initiative. « Après 4 mois d’apprentissage, mon maître-artisan m’a amené à gérer moi-même un chantier à partir du devis. En stage, les jeunes du CEFA refusent de prendre des décisions, l’objectif du rendement leur fait peur. Les patrons eux-mêmes ne leur proposent pas de prise de responsabilité. Par exemple, normalement, l’apprenti en peinture devrait se confronter à la hauteur mais cela est interdit par les assurances. »

Comme dans le compagnonnage, la formation devrait permettre des prises de risque encadrées.

Valorisation de soi : Des signes extérieurs distinguent le compagnon. Il a sa marque personnelle. Pascal Potier possède un sceau fait en Angleterre. L’estime de soi grandit avec la maîtrise du métier et l’amour du travail bien fait : apprendre à apprécier le métier (au début on n’aime pas), rechercher la perfection, l’excellence, les règles de l’art.

Chaque compagnon a un bâton et une écharpe mais l’ostentation n’est pas valorisée.

Former à des techniques anciennes qui reviennent, l’argile, le moulage. Apprendre à fabriquer soi-même sa peinture.

Donner le goût de la formation tout au long de la vie. Malheureusement, aujourd’hui le patron est difficilement en accord avec ces objectifs, il est peu respectueux du temps d’apprentissage nécessaire. « La recherche, le voyage sont importants. Etre prêt à rendre son sac. Voir le monde autrement. Comprendre d’où viennent les choses, elles ne viennent pas toutes du magasin. »

Les motivations de Pascal Potier, comme celles d’autres compagnons, sont de faire venir le compagnonnage à tout le monde. Pour lui, respecter le secret du métier est avant tout une manière de reconnaître l’autre de respecter sa signature, sa créativité, de refuser de s’approprier le travail d’autrui. Même si tous ne deviendront pas compagnons dans le sens strict du terme, ce modèle d’accompagnement peut bénéficier à tous les jeunes en formation dès le départ.

3. Matrice d’un modèle d’accompagnement émancipateur de la transition vers la vie active

Le contexte des souffrances identitaires des jeunes

La progressive émergence de la Société des individus[5], révèle de nouveaux modèles d’insertion. Le travail ne joue plus le rôle intégrateur qui était le sien dans la société industrielle. L’homme actuel est un être social inséré dans des réseaux. Une partie cependant des individus n’ont pas accès à ces réseaux à cause de leur origine sociale. Bruxelles est, par exemple, une ville à importante ségrégation sociale et spatiale. En conséquence, les politiques publiques prennent de plus en plus en charge l’insertion. Nous avons étudié dans un article précédent l’histoire de l’institutionnalisation des CEFA[6] qui suit celle du champ de l’insertion en Belgique francophone et, spécialement, à Bruxelles. L’émergence de ce champ va de pair avec le développement du chômage de masse et n’est pas exempte d’objectifs de contrôle social.

L’absence de perspective, la perte de légitimité de l’enseignement à cet égard, provoque des crises identitaires[7] que nous avons pu repérer parmi le public des jeunes Bruxellois. Il faut remplacer l’identité collective donnée autrefois par des emplois au sein d’entreprises et stables, des métiers soutenus par des contrats durables. Ce qui compte aujourd’hui, c’est le niveau de compétence personnelle qui va permettre à l’individu de monnayer sa force de travail à l’intérieur d’un réseau souple flexible, quelque peu insaisissable. Pascal Potier tente de transmettre à son groupe en formation quelques qualités qui fondent ce niveau de compétence personnelle : la vision globale du métier, la valeur du contrat, la socialisation au travail, le sens du risque, l’esprit d’initiative, la fierté du métier, le goût de la formation tout au long de la vie, posséder toutes les techniques de son métier

L’enseignement professionnel et technique se redéfinit en fonction de profils de métiers à pourvoir, mais tient-il compte de l’obsolescence de ces métiers et des entreprises qui les développent ? Les élèves formés dans ce cadre pourront-ils rebondir face aux évolutions continuelles du monde du travail ? Quelle identité vont-ils acquérir en passant par des formations courtes menant directement à un emploi précaire ? Ne faut-il pas plutôt favoriser l’acquisition de compétences personnelles transversales[8] ?

Des jeunes survivants, mutants sociaux

Les observations dont nous avons fait part à propos des jeunes participants à une préformation en alternance[9] rejoignent les conclusions d’une recherche récente au sujet de l’ensemble du public des jeunes en alternance dans la région de Bruxelles capitale[10]. Les jeunes concernés sont les victimes mais aussi les survivants du système scolaire bruxellois tel que nous l’avons présenté[11].

Dès qu’ils peuvent bénéficier d’un dispositif de formation en alternance, où la formation fait sens grâce à l’expérience en entreprise, ils retrouvent l’estime d’eux-mêmes.

Ils sont décrits comme « inadaptés » dans l’enseignement de temps plein. Pourtant, la transcription de leur expérience subjective semble montrer que c’est le système scolaire classique qui est peu préparé à l’accompagnement harmonieux de ce type de jeunes vers la vie active. Ils souffrent avant tout d’être des « mutants sociaux » [Dubar C., op. ci. En réalité, les crises identitaires sont le résultat d’une mutation à l’échelle de l’humanité. Les formes antérieures d’identification ont disparu et n’ont pas encore été remplacées alors que nous sommes face à l’émergence d’un nouveau monde économique, à la remise en cause des Etats nations, des rapports au travail et à la formation ainsi que des relations entre les sexes. Le public des CEFA est particulièrement visé par la précarité des modes d’identification dans ce contexte.].

Grâce à la formation en alternance, leur rapport aux savoirs, aux enseignants se transforme. Ils se sentent reconnus pour leurs compétences. Leur vision de l’avenir à court terme, même si elle semble encore floue, évolue également. Parmi les émotions, la colère et le sentiment d’injustice font place à la satisfaction et à la fatigue.

Contrairement aux perceptions de leurs formateurs, ils décrivent leurs familles comme aidantes. Pour eux, la famille est sacrée, elle dicte la norme. Dans sa culture, le travail est une valeur fondamentale. Cet écart d’interprétation entre les jeunes et les formateurs montre qu’au-delà de réalités sociales tangibles et des étiquettes négatives qui leur sont collées par certains intervenants, les jeunes continuent à investir positivement leurs familles.

Comme autre paradoxe de la socialisation, décrite comme déficitaire, il faut souligner que la recherche de relations sociales solides les motive. Ils regrettent l’école de temps plein comme lieu de rencontres, tout en disant d’y avoir été abandonnés dans leurs difficultés par les adultes. Ils ont également bénéficié d’une socialisation à l’intérieur de groupes de pairs[12], ils ont une expérience de débrouille dans la rue qui est peu prise en compte dans les lieux de formation.

Beaucoup ont vécu des événements dramatiques, dont souvent leur décrochage scolaire fait partie. L’alternance leur permet de retrouver une fierté de soi mais également l’estime des adultes, formateurs et patrons.

Le fait de devenir professionnel, l’expérience du travail, l’attrait pour le beau, les portent. La rémunération est importante pour l’avenir mais ne constitue pas toujours une motivation immédiate. Contrairement aux idées reçues, ces jeunes sont capables de se projeter dans un avenir proche, si celui-ci rencontre les conditions d’un minimum de stabilité.

Pour un dispositif d’accompagnement émancipateur

En conclusion, contrairement à l’enseignement de temps plein où les souffrances vécues ne sont pas prises en compte, du point de vue des jeunes concernés, le modèle de la formation en alternance semble bien être un espace adéquat de (re-)construction identitaire.

Pourtant, le modèle actuel de la formation en alternance dans les CEFA[13] ne fait plus de l’initiation qu’en organisant un Module de formation individualisé. Les conditions pour organiser ce module placent à nouveau les jeunes en situation de définition négative ; ils n’ont pas de stage en entreprise. La logique d’intervention est axée sur la préparation à l’emploi à court terme, à travers deux formules de mise en stages, l’article 39 et l’article 45 et génère à nouveau de l’exclusion ; les meilleurs parmi les survivants sont choisis, ceux qui ont d’emblée un stage en entreprise. Qu’advient-il des autres ?

Le modèle expérimental de formation en alternance conçu par les premiers intervenants des CEFA, était entièrement construit sur une réponse souple, adaptée à la demande du jeune. L’accueil, la création d’une relation de qualité, y étaient prioritaires. L’alternance était mise au service du développement humain, de l’acquisition de compétences sociales. Cette expérience a fait émerger la nécessité de répondre aux attentes de jeunes en perte de réseau social, de construire et consolider leurs acquis en termes de capacités de participation citoyenne à la société, à travers la mise en contact avec le monde l’entreprise. Elle montre l’importance de la progressivité de la mise à l’emploi, la nécessité d’une démarche d’initiation sociale à travers la participation à des lieux d’expérimentation concrète. L’inscription dans un parcours émancipateur est à ce prix.

Les facteurs de succès répertoriés, dans les dispositifs d’insertion de jeunes peu qualifiés, rejoignent ces observations[14]. Ils sont centrés sur le caractère intensif et qualifiant du dispositif, sur la possibilité réelle pour les jeunes d’obtenir des perspectives concrètes en termes d’emploi. Ils tiennent aux qualités des transactions[15]

Sur le lieu du travail :

  • le fait pour le jeune de pouvoir bénéficier d’un accompagnement dans l’emploi pour éviter le décrochage
  • le travail sur la relation de travail et non uniquement sur le jeune
  • la réelle médiation entre le jeune et l’emploi Sur le lieu de la formation :
  • le travail sur l’expérience plutôt que sur la représentation
  • la logique pédagogique participative
  • La prise en compte du jeune dans sa globalité
  • la logique d’individualisation
  • la prise au sérieux de la demande du jeune
  • la relation de confiance avec le jeune
  • l’hétérogénéité des publics, qui permet de s’appuyer sur la dynamique d’un groupe.

Plutôt que d’intensifier le contrôle des personnes, les évaluations récentes proposent de développer des logiques d’interventions[16] basées sur le travail avec autrui, sur les ressources des « mondes vécus » des jeunes, sur la mise en œuvre de dispositifs souples et adaptés, tel que celui que nous avons présenté[17].

Conclusion

Le processus d’individuation[18] de l’être humain, l’instabilité actuelle du monde du travail conduisent à ajuster les éléments essentiels du compagnonnage ancien mais n’enlèvent rien à leur pertinence. Aujourd’hui, les adolescents inventent eux-mêmes leurs parcours initiatiques, espérant trouver çà et là des adultes ou des institutions qui acceptent de respecter leur droit à l’apprentissage. Nous sommes forcés d’envisager leur entrée dans la vie active d’une manière plus complexe, en tenant compte des expériences et des ressources personnelles des candidats en même temps que des réalités du monde du travail. A l’issue de cette analyse, lors d’une table ronde avec des experts praticiens, Le Grain propose d’envisager des réponses concrètes aux questions qui suivent.

  • Comment utiliser les qualités de « survivants » des candidats à l’alternance au seuil des CEFA, dans la perspective de l’élaboration d’un parcours de formation ?
  • Quels rites, quels paliers, proposer dans la même perspective ?
  • Comment unifier, valoriser, hiérarchiser, les différents statuts de l’apprenti à travers les différentes formules d’alternance ?
  • Comment rendre émancipateurs, les petits travaux en noir, le travail ethnique ?
  • Quel parcours proposer pour initier dès le départ à la vision globale d’un métier ?
  • Quelles prises de risque valoriser ?
  • Quelle socialisation, quelle valorisation de soi par le travail ?
  • Comment favoriser le goût de la formation tout au long de la vie ?
  • Comment valoriser les expériences vécues en termes de compétences transversales nécessaires non seulement au fait de travailler mais également au fait de pouvoir changer d’activité, à l’exercice de la citoyenneté ?
  • Comment intégrer « la fatigue d’être soi »[19] dans un monde d’individus isolés, en tant qu’objectif de formation ?

Références

[1] Article de Tilman F. « Le compagnonnage et l’apprentissage », Le Grain, octobre 2007.

[2] Castel R., « Les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat », Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1995, p180.

[3] Castel R., op. cit., p. 189.

[4] Castel R., op. cit., p.182.

[5] Elias N. « La société des individus », Paris, Fayard, 1991.

[6] A ce sujet, voir l’article de Georis V., Dispositif d’accompagnement des jeunes en rupture socio-scolaire : histoire d’une institutionnalisation, Le Grain asbl, 2010.

[7] Dubar C. « La crise des identités, l’interprétation d’une mutation », Paris, PUF, 3éd. Corrigée, 2007.

[8] Les fameuses compétences négligées par l’école. Sous la direction de FOUREZ G. » des compétences négligées par l’école », Bruxelles, Couleurs livre, 2006 et « Des compétences pour la vie », Bruxelles, Couleur livres, 2007.

[9] Article « Accompagnement personnalisé entre la rue et l’école », legrainasbl.org, 2007.

[10] Sous la direction d’Albarello L. « Qui sont les jeunes en alternance, en région de Bruxelles Capitale, la parole d’une quarantaine de jeunes, rapport final », CCFEE, Bruxelles, décembre 2009.

[11] Article « Jeunes Bruxellois en rupture socio-scolaire », Le Grain, décembre 2010.

[12] Georis V., Pour se donner un genre, AMOS AMO, Couleurs livre, Bruxelles, 2007 ; Jamoulle P., « Des hommes sur le fil : La construction de l’identité masculine en milieux précaires, La découverte, Paris, 2008 ; Bouton E., « Jeux de mains, jeux de vilains ? Impact de la boxe thaïlandaise sur l’identité, la perception du risque, les représentations du corps et la socialisation de jeunes issus des milieux populaires », CMS du CPAS de Charleroi, Charleroi, 2007.

[13] Le décret de 2001 autorise l’organisation d’un Module de formation individualisé sans donner de moyens spécifiques.

[14] Synthèse du rapport FUSL « « Cadre d’analyse et d’évaluation de l’action publique (en Région de Bruxelles-Capitale) en matière de transition des jeunes entre l’enseignement et l’emploi », CCFEE, 2009, p18.

[15] A ce sujet, voir les articles de Tilman F. paru en 2010 sur ce site : Transactions entre les acteurs de l’alternance. Une clé de lecture ; Les transactions entre Jeunes et Patrons-tuteurs, dans les dispositifs de formation en alternance ; Les transactions entre Jeunes et Formateurs, dans les dispositifs de formation en alternance ; Les transactions entre Jeunes et Accompagnateurs (ou Délégués à la tutelle), dans les dispositifs de formation en alternance possibles entre le jeune et les lieux de formation.

[16] Ibidem, pp. 24-25.

[17] Article Georis V. « Dispositif d’accompagnement intensif des jeunes en rupture scolaire », legrainasbl.org, décembre 2010.

[18] Concept emprunté à Giddens A.

[19] Erhenbreg A. « La fatigue d’être soi », Odile Jacob, Paris, 1998, février 2008. A travers l’histoire de la dépression, l’auteur met en évidence les pathologies de la responsabilité aujourd’hui.

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