Cette contribution cherche à rencontrer ces besoins et à apporter une clé de compréhension aux concepts d’intersectionnalité et d’interculturalité féministe. Il s’agit aussi de pouvoir questionner nos pratiques, nos difficultés et les limites tant face à la diabolisation de ces concepts que face aux récupérations politiques et communautaires.
Contexte
AWSA-Be, Arab Women’s Solidarity Association- Belgium,[1]Voir awsa.be et sexualitessanstabou.awsa.be est une association féministe, laïque et mixte qui milite pour la promotion des droits des femmes originaires du monde arabe, dans leurs pays d’origine ou d’accueil. Depuis quelques années, AWSA-Be a renforcé son plaidoyer en se positionnant davantage comme féministe interculturelle, en s’impliquant d’autant plus dans certains réseaux et en menant un peu plus d’actions de terrain que d’activités socioculturelles. Les principales raisons de ce renforcement sont liées aux besoins face à l’actualité de ces dernières années tant en Belgique qu’au-delà des frontières : les suites du Printemps arabe, la situation des réfugié·e·s, la politique d’immigration en Belgique, les mouvements féministes internationaux sur les réseaux sociaux, la montée de l’extrême droite, etc. sont autant de questions qui ont consolidé AWSA-Be dans ses missions de terrain.
Nous avons développé des activités d’animation à destination des femmes du monde arabe primo-arrivantes ainsi que des femmes et des jeunes femmes de la deuxième, voire troisième génération, qui sont nées et ont grandi en Belgique. Ces dernières ne rencontrent pas les mêmes difficultés que les primo-arrivantes. Elles se trouvent encore souvent confrontées à des pressions sociales émanant d’une part de leur communauté d’origine et d’autre part de la société belge, elles sont confrontées aux formes multiples de discrimination, en tant que femmes d’origine arabe. Outre cette intersection entre race et sexe, elles sont nombreuses à rencontrer des obstacles supplémentaires entravant l’exercice de leurs droits fondamentaux, du fait de leur situation socioéconomique, leur statut civil, leur langue, leur origine ethnique, leur culture, leur religion ou leur orientation sexuelle.
Il nous semble donc indispensable de prendre en compte tous ces aspects et l’imbrication de ces enjeux chez les personnes originaires du monde arabe. Un volet important de nos animations portesur les questions de santé et d’EVRAS (Éducation à la vie relationnelle affective et sexuelle). Ces questions par ce qu’elles convoquent du corps, de l’intime et du sensible, sont une belle porte d’entrée pour travailler sur les représentations sociales et culturelles dans les trajectoires d’immigration.
Difficultés rencontrées dans les animations EVRAS menées auprès des jeunes
Les jeunes femmes, plus particulièrement, peuvent expérimenter une posture contradictoire pour aborder la sexualité hors mariage. Comment peuvent-elles se créer une identité sexuelle alors que d’une part, l’école et la société dans laquelle elles vivent banalisent et « normalisent » les rapports sexuels à l’adolescence et que, d’autre part, dans les milieux religieux et/ou au sein de leur famille, elles se retrouvent face à un discours opposé qui interdit les rapports sexuels hors mariage et sacralise la virginité et l’hymen. Il est possible que ces jeunes filles se retrouvent alors dans un conflit de loyauté entre les attentes familiales et sociales. Cette réalité s’exprime, par exemple, sous forme de grande culpabilité chez certaines jeunes femmes qui sortent avec des garçons sans que leurs parents ne le sachent.
Comme l’explique la sage-femme et sexologue clinicienne Zina Hamzaoui[2]Zina Hamzaoui intervient pour sensibiliser le public arabo-musulman à ce sujet et combattre les fausses croyances. (2020), au sein de la religion musulmane, l’éducation sexuelle occupe une place primordiale mais la lecture culturelle de la religion et cette « pudeur culturelle » (le concept de la H’shouma ou H’chouma, voir encadré) transmise par les pair·e·s efface l’éducation sexuelle tout en opérant une violence, principalement sur les femmes. Sur le terrain, nous avons constaté plusieurs formes de violences découlant de cette situation qui peuvent les affecter à différents moments de leur vie sexuelle : rapports anaux par défaut « pour protéger la virginité », pratique de l’hymenoplastie,[3]Reconstruction de l’hymen. À Bruxelles, cela peut se faire avec un suivi spécifique dans certains plannings familiaux. visites gynécologiques régulières pour contrôler l’hymen, vaginisme,[4]Le vaginisme est un dysfonctionnement sexuel très souvent d’ordre psychologique. D’après la sexologue marocaine Amal Chabach, le vaginisme serait d’autant plus fréquent chez les femmes de … Continue reading surveillance, chantage et/ou menaces de la famille, etc.
Hchouma, c’est la honte !
« Hchouma » est une expression culturelle répandue en Afrique du Nord et aussi très ancrée chez les Belges d’ascendance maghrébine. Se dit d’une situation ou d’un comportement considéré comme honteux ou impudique socialement. C’est hchouma de sortir avec un garçon sans être mariée, c’est hchouma de s’habiller sexy en public mais c’est aussi hchouma d’arriver les mains vides quand on est invité. Et parler de sexe, c’est hchouma, voire super-hchouma ». [Bergé, 2019].
La dessinatrice marocaine Zainab Fasiki a réalisé à ce sujet la bande dessinée « Hshouma », un livre artistique et éducatif pour briser les tabous liés au genre, à l’éducation sexuelle, aux violences faites aux femmes.
Le contrôle des corps des femmes revient à ce qu’elles ne puissent pas disposer librement de leur corps.
Outre l’élément culturel, le contrôle des corps est un des premiers symptômes du patriarcat comme l’explique l’historienne tunisienne Sophie Bessis. Par ce contrôle, « aussi ancien que la domination masculine elle-même », il s’agit de maîtriser la sexualité féminine de manière à assurer la fonction reproductive au profit du groupe des mâles [Bessis, 2017 : 21-30]. De manière générale, ce contrôle peut être direct et interpersonnel (violences physiques, restriction voire interdiction de mouvements, imposition ou interdiction de certains vêtements etc.) tout comme il peut être indirect et social (injonctions sociétales, représentations et imaginaire social, culturel, etc.). Le contrôle des corps des femmes revient à ce qu’elles ne puissent pas disposer librement de leur corps.
Cette dépossession de leur propre corps est renforcée par l’objectivation des corps des femmes dans nos sociétés. Sans compter l’hypersexualisation qui peut d’ailleurs être vécue par les jeunes comme une pression à avoir une sexualité et à devoir en parler librement.
La politologue Fatima Khemilat (2019) rappelle que le rapport au corps des femmes originaires du monde arabe est constitué de nombreuses injonctions contradictoires. D’une part, les injonctions liées à la communauté dans laquelle elles s’inscrivent et, d’autre part, elles expérimentent en même temps les injonctions à l’hypersexualisation faites par la société dominante dans laquelle elles vivent et sont minorisées. On vend aux femmes l’idée que leur ressource première est leur corps. La thématique du corps est donc omniprésente alors qu’elle reste taboue.
Face à ce contexte complexe, nous avons parfois constaté chez les professionnel∙le·s de l’EVRAS, des attitudes de mise à l’écart en animation, d’infantilisation, de moralisation, de déresponsabilisation vis-à-vis de leurs publics ou encore de relativisme culturel. Par exemple, certain∙e∙s. animateurs et animatrices en EVRAS ont refusé d’emblée (sans concertation avec leurs groupes) notre proposition de visite et de discussion avec la sexologue marocaine Dr. Amal Chabach que nous avions invitée à Bruxelles, sous prétexte que « cela n’intéresserait pas leurs femmes » et « qu’elles ne parlent pas de ça entre elles ». Auprès des professionnel·le·s de la santé, lors de de nos formations nous avons aussi constaté parfois de l’infantilisation des adultes d’origine migrante (ne pas prendre le temps d’informer ou prendre des décisions sans concerter leurs publics). Certain·e·s professionnel·le·s nous ont exprimé leurs difficultés à questionner le cadre de référence (culture, religion et autres) de leurs publics par crainte de les heurter au nom d’un dit « respect culturel ». D’autres professionnel·le·s ont affirmé se mettre parfois à l’écart en ne se sentant pas légitimes d’intervenir, « surtout quand la discussion dévie sur les valeurs religieuses ou culturelles ».
Un de nos objectifs lors de nos formations consiste à faire prendre conscience aux professionnel·le·s que les questions du corps dépassent les valeurs religieuses ou culturelles. Comme l’explique l’historienne tunisienne Sophie Bessis (2017), c’est en fait le cocktail coutumes/religions/évolutions sociales/contexte politique qui détermine la plus ou moins grande latitude laissée aux femmes de disposer de leur corps. Tout dépend du dosage entre ces quatre composantes. En effet, le contexte politique actuel impacte les questions de sexualité et de surveillance des corps. Le travail de terrain avec les jeunes est notamment marqué par l’islamophobie, des tensions et des récupérations politiques. La stigmatisation et la médiatisation négative des communautés originaires du monde arabe ou de la migration en général étant une difficulté supplémentaire où vont se nouer des enjeux tant interculturels que de genre.
Nos interventions pour faire face au double enjeu interculturel et genre
Face à ces difficultés, AWSA-Be propose des formations de professionnel·le·s spécifiques et des supports pédagogiques adaptés pour animer en EVRAS avec une approche interculturelle féministe. Cette approche implique la prise en compte de la disparité des codes culturels et la conscience des attitudes et des mécanismes psychologiques suscités par l’altérité dans une société patriarcale sexiste et raciste. Elle vise la reconnaissance de l’autre dans sa différence.
L’image que l’on se donne du corps dépend de l’appartenance sociale et culturelle de chaque individu.
Nous insistons sur l’importance de connaître et de prendre en considération les référentiels culturels des jeunes et des femmes lors des interventions en EVRAS et/ou lors de leur prise en charge médicale parce que la santé est immanquablement liée à nos représentations culturelles et sociales. En effet, la santé relève d’une construction sociale. Le corps, qui est un lieu où se manifestent les premières sensations, est un espace marqué par la culture. L’image que l’on se donne du corps dépend de l’appartenance sociale et culturelle de chaque individu. Dès lors, il est indispensable de s’interroger et de questionner nos publics afin de comprendre quelles sont leurs représentations de la santé, de la sexualité, de la médecine, de leur propre corps, etc.
Les outils pédagogiques d’AWSA-Be reposent sur une vision critique et non-binaire de la société pour développer une analyse, une prise de conscience et une connaissance critique de la société. Nous privilégions le travail en groupe, parfois dans un cadre mixte et d’autres fois dans un cadre de non-mixité choisie. Le travail en groupe ne nuit pas à l’individuel mais ouvre notre monde. Dans un cadre sécurisant et de bienveillance, il permet de libérer la parole, de renforcer la confiance en soi, de légitimer la cause et de développer l’autonomie tout en restant en lien avec l’Autre. Il permet une lecture systémique, du recul et une prise de force grâce aux autres, par l’écoute des parcours et des discriminations vécues par les autres.
Mais pour que le cadre soit sécurisant et bienveillant, il est important de nourrir un rapport égalitaire entre les participant∙e∙s et l’animateur∙rice. Cette posture d’égalité est essentielle dans l’échange d’idées afin que les interactions ne soient pas biaisées par un rapport de domination – par exemple un ∙e « apprenant∙e » face à un∙e professionnel∙le omniscient·e et moralisateur·rice. Personne ne détient la vérité et tout le monde peut exprimer son point de vue dans le respect et l’écoute des autres. Ce qui n’est pas toujours facile étant donné les rapports de pouvoir au sein d’un groupe, même entre femmes.
Notre vision de l’intervention interculturelle et féministe
Le féminisme dans lequel nous nous inscrivons est un féminisme qui ne hiérarchise pas les discriminations et qui porte un intérêt particulier au contexte dans lequel vivent les femmes. Ce contexte politique, économique, social, religieux et culturel façonne les vies des femmes et leur engagement féministe. Selon nous, il est essentiel de comprendre ces contextes singuliers, de reconnaître les divergences et de comprendre leurs causes, tout en rappelant les valeurs communes et en créant, malgré tout, des points de convergence. L’intersectionnalité permet de conceptualiser des identités multiples et changeantes et, de ce fait, de déconstruire aussi l’idée reçue qu’il existe des catégories fixes, « normales » ou encore homogènes. Le groupe « femmes » n’est pas uniforme, tout comme les communautés originaires du monde arabe ne sont pas uniformes. Elles sont composées de personnes très différentes, même si elles peuvent partager des croyances, des pratiques et des valeurs communes. Mais l’intersectionnalité est, selon nous, un outil et non pas un objectif en soi. Parfois, nous constatons des mauvaises interprétations et des usages de l’intersectionnalité, qui n’est plus vue comme un outil ou une grille de lecture mais comme un objectif de diversité à atteindre pour « faire bien », pour être « à la mode » ou encore pour défendre ou appuyer des revendications identitaires.
En conclusion, AWSA-Be veut se positionner comme une troisième voix possible qui unit la lutte féministe et antiraciste mais qui est capable de dénoncer sans tabous les difficultés liées à certaines pratiques culturelles et traditionnelles, une voix qui croit à l’humanité – et certaines valeurs universelles – qui nous unit malgré nos différences.
Bibliographie
AWSA-Be, (2019). Jassad, Réappropriation des corps par des femmes originaires du monde arabe (awsa.be)
Benomar, F., (2015). Et si c’était une histoire de femmes (fatimabenomar.wordpress.com)
Bergé, J., (2019). La hchouma, c’est la honte !, Médor, disponible sur medor.coop
Bessis, S., (2017). Le contrôle du corps des femmes à travers l’histoire. Essai de mise en perspective de la question de la santé sexuelle et reproductive des femmes dans le monde arabe.
Deschamps, C., (2005). « L’altérité culturelle dans la prise en charge hospitalière ». Louvain Médical,124, 46-49.
Fasiki, Z., (2018). « Hchouma » : Un site contre les tabous sexuels au Maroc. Maroc Leaks.
Hamzaoui, Z. et AWSA-Be, (2020). Sexualité sans tabou (awsa.be)
Khemilat, F., (2019). « Féminisme, décolonisation et sexualité : entretien avec Fatima Khemilat ». alohanews.be
Salem, S., (2018). « Les racines radicales de l’intersectionnalité ». La revue Lava, (lavamedia.be)
Notes de bas de page[+]
↑1 | Voir awsa.be et sexualitessanstabou.awsa.be |
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↑2 | Zina Hamzaoui intervient pour sensibiliser le public arabo-musulman à ce sujet et combattre les fausses croyances. |
↑3 | Reconstruction de l’hymen. À Bruxelles, cela peut se faire avec un suivi spécifique dans certains plannings familiaux. |
↑4 | Le vaginisme est un dysfonctionnement sexuel très souvent d’ordre psychologique. D’après la sexologue marocaine Amal Chabach, le vaginisme serait d’autant plus fréquent chez les femmes de culture arabe. |