Pouvoir modifier les perspectives d’avenir
Avant même de se lancer dans la dimension technique de la formation, la première étape consiste à travailler le projet personnel de chacun(e). Dans les représentations de son avenir, le public de l’insertion socioprofessionnelle navigue entre, d’une part, une attitude de résignation et, d’autre part, la projection dans un avenir rêvé. Les personnes en difficulté d’insertion soit, considèrent qu’elles n’ont pas d’avenir parce qu’elles se trouvent dans le lot des perdants, de ceux qui n’ont pas de chance et ne disposent pas des moyens requis pour réussir, soit, à l’autre extrême, elles s’échappent dans un univers sublimé et irréaliste, et se voient alors exercer une profession prestigieuse. Faire expliciter ce double vécu est la première tâche pédagogique à mener. Il s’agit pour cela de s’immiscer dans l’interstice entre l’avenir rêvé et la résignation fataliste des stagiaires et pour cela, de leur faire prendre conscience de leur potentiel, de leur faire se rappeler des lieux de réussite personnelle, d’inventorier avec elles des domaines où leurs compétences sont déjà appréciées socialement. Ce travail contribue à donner confiance en soi et à ouvrir la porte sur une projection dans un futur à la fois meilleur et accessible1. La découverte par les stagiaires de la trajectoire d’autres personnes qui, comme eux, sont partis d’une situation d’échec et ont connu une condition sociale initiale pénible et qui, malgré tout, ont réussi à s’affirmer dans différentes dimensions de la vie, favorise cette ouverture à un avenir meilleur et accessible, sans laquelle aucune démarche émancipatrice ne pourra germer2.
Par conséquent, le travail sur le projet existentiel, le « projet de vie » personnel, est donc une étape préliminaire à toute tentative de définition d’un projet professionnel qui, de son côté, est généralement entendu comme « projet plan », c’est-à-dire un projet qui organise et planifie l’action du stagiaire dans le cadre de la proposition de formation émanant de l’institution. Prendre le temps de faire ce détour par le « projet de vie » se révèle rentable, à terme : de la sorte, le projet de formation devient alors un investissement mis en perspective, en s’inscrivant dans la vision lucide et crédible d’un avenir meilleur.
Pouvoir modifier les représentations des logiques sociales à l’œuvre
Comprendre pourquoi l’on se trouve aujourd’hui dans une situation sociale difficile est un facteur de libération mentale qui contribue à la transformation de la vision de ces perspectives d’avenir que nous venons d’évoquer. Les attitudes de résignation sont certes vécues dans le registre psychologique. Mais il importe de comprendre que la condition présente expérimentée par le stagiaire est issue d’une série d’événements, eux-mêmes inscrits dans un réseau de contraintes. Ces contraintes expliquent que l’état subi n’est pas d’abord le fait de traits de caractère donnés, mais plutôt le lot partagé par toute une catégorie de personnes. La compréhension par le stagiaire des logiques sociales expliquant pourquoi il est en difficulté et pourquoi il s’est construit des représentations justifiant cet état de fait et le poussant à la résignation, constitue donc pour le public en ISP un objectif incontournable d’une formation et d’une insertion socioprofessionnelles qui se veulent émancipatrices. Cette prise de conscience contribue à modifier le regard porté sur soi et à stimuler l’investissement dans la formation puisque l’échec relatif connu et les limites expérimentées ne tiennent pas tant à la personnalité mais aux circonstances de la vie, même si ces dernières ont fini par marquer la personnalité et que les conditions semblent à présent plus favorables, grâce entre autre au soutien de l’institution d’accueil. « Ce n’est pas moi qui suis nul(le) et puisque je me trouve dans un contexte de formation qui me donne une nouvelle chance, je sais que je ne suis pas condamné(e) à vivre le futur sur le modèle l’expérience du passé. Cela vaut la peine d’en faire le pari et de tenter de changer ma situation pour surmonter certaines de mes difficultés actuelles. »
En particulier, une relecture de sa trajectoire scolaire par le stagiaire et l’apport d’un éclairage au sujet des malentendus culturels qui ont brouillé jusqu’ici sa compréhension des attentes, des codes et du sens des pratiques en vigueur à l’école, lui permettent à présent de comprendre rétrospectivement pourquoi les comportements adoptés en tant qu’élève peuvent avoir été inefficaces par rapport à la réussite dans les apprentissages intellectuels et dans les études, et ce indépendamment d’une question d’intelligence. Un outil comme Le Jeu du Mobile Social a été conçu pour favoriser cette prise de conscience3.
Une autre démarche comme celle des récits de vie4 libère une parole personnelle sur le vécu du passé, aidant le stagiaire à relire les souffrances de son enfance et de sa jeunesse, ses choix existentiels ainsi que les bifurcations de sa trajectoire, les difficultés rencontrées dans le monde du travail (et éventuellement, dans la sphère familiale), etc. Le récit de vie éclaire ainsi pourquoi la personne en est là, avec les images d’elle-même qui sont les formes qu’elle s’est construite pour sauvegarder un minimum d’estime de soi. La méthode d’animation du récit de vie pousse à dépasser le narcissisme romantique de la posture de victime (« le sort s’est acharné contre moi ») pour ouvrir sur l’action. Il s’agit de faire prendre conscience que le déterminisme pur et simple n’existe pas et qu’il est toujours possible d’investiguer des champs d’action nouveaux. Dès lors, comment utiliser l’opportunité de formation qui est offerte pour régler en partie ses comptes avec son passé ? Tel devient le défi relevé par le récit de vie qui jette un pont entre le passé et l’avenir et ouvre alors sur le « projet de vie » personnel.
Pouvoir modifier l’image de soi et la représentation de son potentiel
Travailler les représentations d’avenir par le projet personnel ainsi que la compréhension de son vécu passé grâce au récit de vie, cette double démarche rencontre l’objectif de mettre en avant les compétences déjà possédées par la personne en formation. Ainsi, elle la pousse à élaborer, à ses propres yeux, une image plus positive d’elle-même. Il s’agit de contribuer à accréditer l’idée que le stagiaire dispose d’un potentiel qu’il peut valoriser et faire fructifier. Encore faut-il que la personne en formation en prenne conscience…
Cela suppose que les formateurs cassent chez les stagiaires l’idée que l’intelligence est une capacité brute, donnée une fois pour toutes. Les apprenants qui ont une vision statique de l’intelligence restent souvent bloqués devant une difficulté. Ils ne lisent pas une erreur comme un essai provisoirement raté, dans un contexte donné, mais comme la marque d’une limite imposée à leurs capacités, définitivement.
Les formateurs ont donc tout un travail de (dé)conditionnement à effectuer pour extirper ces idées fausses et leur substituer une vision plus conforme à la réalité, et partant plus féconde, du fonctionnement de l’intelligence. Ce travail de (dé)conditionnement est à répéter, à temps et à contretemps, à l’occasion des activités d’apprentissage elles-mêmes, mais aussi lors d’ateliers spécifiques de développement cognitif (voir plus loin).
Dans la même perspective, soulignons l’utilité de valoriser systématiquement les progrès réalisés par les stagiaires dans leurs apprentissages divers, au cours de leur formation. Des moments seront consacrés à l’explicitation du vécu de la formation ainsi qu’à la prise de conscience du chemin parcouru. Ainsi les stagiaires seront amenés à percevoir qu’il est effectivement possible de progresser, que les tâtonnements et les difficultés d’apprentissage sont des passages inévitables et ne signifient nullement une inaptitude à apprendre, que les obstacles et les erreurs peuvent au contraire représenter des occasions de sauts qualitatifs et de progrès intellectuels. Si la réussite est au rendez-vous au bout de l’étape, cette avancée par « essais et erreurs » peut alors être perçue comme la condition même de la progression. D’obstacles, les difficultés se transforment en défis ; de blocages psychologiques, elles deviennent sources de motivation pour les stagiaires.
La pratique réflexive menée avec les stagiaires eux-mêmes et portant sur l’évaluation de leur progression constitue donc un outil pour améliorer l’image de soi et renforcer la confiance dans son potentiel pour réussir. Il ne s’agit pas ici de l’évaluation certificative qui contrôle la réussite d’une épreuve en vue de donner un diplôme ou un certificat. Il s’agit de l’évaluation formative, celle qui se base sur le passage d’un test de performance en vue d’analyser les raisons de l’échec ou de la réussite à ce test pour chaque personne en formation et de planifier ensuite une stratégie appropriée à chaque cas, soit pour porter remède aux lacunes constatées, soit pour venir renforcer les attitudes efficaces.
Pouvoir mener une action
Pouvoir mener une action suppose, de la part de la personne en formation, d’être capable d’intervenir pour transformer concrètement certains aspects de la réalité vécue, soit dans son environnement, soit dans ses relations, soit dans ses attitudes, etc. Pour cela il faut pouvoir définir des objectifs en termes de résultats à atteindre, juger de la faisabilité de ces objectifs par rapport aux contraintes et aux ressources, imaginer des stratégies appropriées, mener à bien l’action avec une relative efficacité par rapport aux résultats visés et, enfin, évaluer son action pour la réajuster et l’améliorer.
Tous ces savoir-faire ne sont pas spontanés. Ils relèvent d’une compétence transversale que nous pouvoir nommer « agir efficacement ». Cette compétence peut être mise en place et développée chez les stagiaires à partir de leur mobilisation dans des actions de tout type, par rapport à des enjeux et des objectifs qui au départ n’ont rien à voir avec la formation et l’insertion professionnelles. Dans des domaines et des contextes d’action variés appartenant à l’expérience vécue des stagiaires, faire l’inventaire systématique (et en discuter en groupe) des comportements qu’ils ont eus et qui leur ont permis d’« agir efficacement » (selon eux) est une première piste pour développer la compétence auprès des stagiaires. La démarche du mini-récit est un outil conçu dans ce but5.
En parallèle et selon une démarche analogue, la compétence transversale « agir efficacement » peut aussi être développée à partir du contexte de formation lui-même, autour de l’objectif « être efficace dans mon apprentissage ». La comparaison entre les comportements repérés comme favorisant « être efficace dans mon apprentissage », dans le contexte de formation, et ceux repérés comme favorisant « être efficace dans telle forme d’action », dans un domaine particulier appartenant au vécu familier des stagiaires, encourage le développement de la compétence transversale, en organisant explicitement le transfert d’une situation et d’un type d’action (expérimentée) à une autre.
Le même entraînement organisé et explicite du transfert de la compétence transversale « agir efficacement » peut avoir lieu entre les comportements efficaces mis en œuvre dans un domaine d’action familier, ceux mis en œuvre dans le domaine de l’action au sein de la formation et, ensuite, ceux expérimentés dans le domaine du travail au sein d’un contexte professionnel déterminé (celui qui sert de référence pour l’insertion socioprofessionnelle), et ensuite encore, ceux déployés dans le domaine de l’intervention au sein d’institutions et de groupes d’action de type associatif ou politique auxquels participent effectivement les stagiaires.
Ces considérations méthodologiques autour du développement de la compétence transversale « agir efficacement » s’applique aussi lorsque, dans une formation, on met en œuvre la démarche pédagogique du projet de groupe (à distinguer de la démarche pédagogique du projet personnel, dont nous avons déjà parlé plus haut)6.
La pédagogie du projet de groupe présente aussi l’avantage d’ouvrir sur l’environnement et de montrer aux stagiaires, si le projet réussit, que transformer cet environnement est possible. Dans le cadre d’une formation informatique, par exemple, un groupe de stagiaires peut participer à l’installation d’une salle informatique dans une école de quartier, en conduisant lui-même le projet, depuis la conception de l’installation jusqu’à la vérification de son bon fonctionnement, sous la supervision du formateur. Les stagiaires constatent ainsi que les transformations qu’ils peuvent mener à bien ne touchent pas seulement leur personne et leur manière d’agir, mais qu’elles ont aussi un impact sur leur cadre de vie et sur celui d’autres personnes.
A travers la conduite du projet de groupe, divers apprentissages transversaux sont développés. En particulier, la démarche pédagogique du projet de groupe permet la découverte que, non seulement il est permis de désirer des choses, mais aussi qu’il est possible de les réaliser. Ainsi, elle favorise le développement de la confiance en soi, généralement faible chez ce type de public. De façon plus pragmatique, le projet de groupe aura également appris aux stagiaires à communiquer et à négocier, à trouver des ressources et à les mobiliser, à anticiper et à planifier (rapport au temps), à réfléchir, à évaluer et à ajuster son action aux faits, etc.
Dans le cadre des formations d’insertion professionnelle qui disposent de peu de temps, un bon compromis est de réaliser un projet technique d’une certaine ampleur avec un groupe de stagiaires. Dans ce cas, l’apprentissage professionnel n’est pas toujours direct et immédiat. Mais, outre le fait que l’activité révèle aux stagiaires la nécessité d’un savoir et d’un savoir-faire techniques, cette démarche permet l’acquisition de diverses attitudes face à l’action qui, finalement, se révèleront rentables à moyen terme dans la formation professionnelle ainsi que dans l’exercice de l’emploi. La formation technique au sens strict peut, en prenant appui sur l’expérience du projet lui-même, se réaliser ensuite de manière intensive et systématique. Ce type de projet technique est porteur d’émancipation parce qu’il met en perspective l’apprentissage professionnel, prépare les stagiaires à la compréhension globale d’un contexte de travail avec toutes ses contraintes et qu’il conduit ainsi à l’autonomie professionnelle. L’autonomie professionnelle doit être entendue sous ses dimensions d’initiative personnelle ainsi que de coopération de groupe.
Maîtriser les mécanismes intellectuels de base
Dans la formation d’ISP, le développement cognitif des stagiaires représente un enjeu décisif. Dans ce domaine, nous n’exposerons pas ici de démarche particulière. Le Grain propose sur son site une série de fiche méthodologique sur le thème « apprendre à apprendre » qui comprend cette thématique. Nous nous contenterons d’évoquer quelques dimensions du développement cognitif dont l’entraînement apparaît indispensable, en amont et en parallèle avec les contenus techniques de la formation professionnelle.
De nombreux stagiaire en ISP n’ont pas acquis la maîtrise de certains mécanismes cognitifs de base. Cette lacune les handicape fortement dans leur formation et leur insertion professionnelles et également, dans leur efficacité sociale dans leur vie citoyenne et familiale. Une formation qui se veut émancipatrice se consacrera donc de manière spécifique à cette dimension cognitive. La déficience la plus manifeste est la mauvaise maîtrise du langage oral et écrit. Or, le langage est décisif comme outil d’expression de la pensée et du raisonnement. Le formateur comme les stagiaires doivent en être convaincus.
Il ne faut pas confondre pour autant les stagiaires qui ont la maîtrise de leur langue maternelle mais pas celle de la langue en usage dans la société d’accueil et ceux qui n’ont qu’une aisance limitée dans le maniement de leur langue maternelle. Nous songeons d’abord à ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment les différents registres de langage dans leur propre langue.
Le passage à l’abstraction, l’application des mécanismes de raisonnement, l’entraînement à l’esprit critique et à la prise de recul sont des éléments-clé du développement cognitif des stagiaires en ISP. L’entraînement de la mémoire et de l’attention, l’acquisition des savoir-faire requis pour faire une recherche documentaire, prendre des notes, résumer et synthétiser, lire et comprendre les consignes et les énoncés, sont autant de compétences intellectuelles très précieuses dans la vie professionnelle comme dans la vie personnelle, sociale et familiale. Ces apprentissages cognitifs peuvent se réaliser directement dans les séances de cours mais aussi lors d’ateliers spécifiques organisés en parallèle et articuler avec ces séances.
Ajoutons, sur un plan plus fondamental, la démarche qui consiste à amener les stagiaires à percevoir correctement la manière dont ils s’y prennent pour apprendre et comment ils se situent par rapport au savoir. Ce « rapport vécu au savoir » touche non seulement la conception qu’ils ont de l’intelligence et de la manière dont elle fonctionne (voir plus haut), mais aussi les stratégies et les attitudes concrètes qu’ils mettent en place pour apprendre efficacement (selon eux) (voir plus haut).
Savoir communiquer sous plusieurs registres
Communiquer efficacement suppose que la personne ait une représentation claire (un modèle) de la manière complexe dont la communication fonctionne (ce n’est pas une activité simple, ni anodine) ainsi que des parasites qui peuvent venir la perturber. En s’appuyant sur des exercices basés sur des mises en situation et des simulations, il est possible de faire découvrir aux stagiaires, à partir du décodage de ce qu’ils ont vécu dans les exercices, les mécanismes de la communication et les obstacles qu’elle peut rencontrer.
Pouvoir communiquer suppose aussi une maîtrise minimale de la langue : langue orale et langue écrite, mais aussi langue des médias sous toutes leurs modalités, langage graphique, ainsi que les diverses formes d’expression dites non-verbales (gestuelle, …).
La maîtrise de ces différents registres d’expression ne s’acquiert que par la pratique et suppose des séances d’atelier dans lesquelles ils sont mobilisés, analysés et entraînés. Cependant, il est toujours possible d’apprendre les savoir-faire en communication en même temps qu’on aborde des contenus qui constituent, de leur côté, l’objet premier de la formation. Les méthodes actives sont, de ce point de vue, des outils didactiques privilégiés.
Une dimension essentielle et circonscrite de la communication est la connaissance et la maîtrise du vocabulaire spécifique au domaine traité, notamment (mais pas uniquement) sur le plan professionnel. Disposer d’un vocabulaire riche et précis est une condition pour exprimer sa pensée, transmettre des informations claires, poser des questions judicieuses. Le vocabulaire s’acquiert notamment par la pratique de la lecture (éventuellement complétée par celle de la prise de notes). La lecture sous toutes ses formes et dans tous les domaines est donc à encourager ! Des exercices d’entraînements (phrases ou dessins à compléter, recherche de familles de mots, etc.) visant directement l’enrichissement du vocabulaire et des expressions idiomatiques propres à un domaine peuvent aussi être prévus. Le développement du vocabulaire approprié peut être poursuivi à travers les diverses activités de formation et par tous les formateurs, en exigeant des stagiaires qu’ils utilisent le mot juste lors de leurs diverses interventions ou, le cas échéant, en leur donnant l’occasion de découvrir le vocabulaire approprié et en leur présentant les mots techniques pour le dire. Au-delà du savoir linguistique formel, cette manière de faire systématique des formateurs tend à créer une culture de l’expression et de la communication et contribue aussi à développer chez les stagiaires des attitudes de rigueur et de précision.
Cette dernière conséquence nous indique une autre facette d’une bonne communication, moins évidente et pourtant tout aussi essentielle. Nous voulons parler de la nécessaire maîtrise minimale de capacités cognitives, entre autres la capacité d’abstraire. Cette dernière permet d’aller à l’essentiel, d’utiliser les mots ou les expressions de portée générale, de résumer et de synthétiser. Il est donc logique de chercher à créer des liens entre le développement cognitif évoqué plus haut et la formulation de sa pensée pour la communiquer.
Enfin, autre facette de la communication à laquelle on pense peut-être moins et sans laquelle pourtant la communication échouerait : il s’agit de la capacité d’écouter pour pouvoir refléter ce qui a été exprimé. Cette écoute objective et active est souvent perçue comme l’attitude adéquate du récepteur d’un message. Mais la plupart des situations de communication sont des dialogues dans lesquels il y a des échanges à double sens. Dès lors, même pour celui qui émet un message, être capable d’entendre et de comprendre le feed-back qui lui est renvoyé permet de réajuster le contenu et la forme de sa communication. L’écoute objective et active facilite aussi l’interaction en permettant aux interlocuteurs d’aller plus vite à l’essentiel et d’éviter les dialogues de sourds. Dans ce domaine aussi, il existe des ouvrages présentant des pistes, des exercices et des mises en situation didactiques7.
Pouvoir tirer parti de son affectivité
Parmi les attitudes perturbatrices dans le domaine des sentiments et des émotions, il y en a de particulièrement néfastes qui nous empêchent de saisir le réel sans à priori, d’entrer en relation de manière ouverte et de prendre des décisions judicieuses. Citons la peur, l’angoisse, le stress, l’impulsivité, l’agressivité, etc.
Modifier ces attitudes nocives passe tout d’abord par la prise de conscience par la personne de ce qu’elle vit et ressent dans le registre affectif, selon les situations rencontrées et par l’acceptation des émotions que ces dernières provoquent. Cette première condition réalisée, la personne peut alors développer de nouvelles attitudes plus adéquates par rapport aux situations.
La plupart des techniques visant une meilleure maîtrise de ses émotions et le développement de comportements émotionnels utiles consistent, après la prise de conscience, à rendre la personne capable d’analyser les conditions d’émergence des émotions dérangeantes, à stimuler l’autosuggestion positive et le renforcement de l’estime de soi (confiance en soi). Enfin, elles consistent à développer le versant positif de l’attitude négative en expérimentant son utilité et en entraînant sa mise en pratique dans cette nouvelle optique, adoptée et voulue consciemment.
Parmi les démarches possibles pour cet apprentissage, citons les tests d’auto-analyse, les jeux de rôle, l’humour à l’égard de soi, la relaxation, les exercice de concentration, etc.8.
Faire preuve de solidarité et pouvoir coopérer
« Faire preuve de solidarité » commence par la prise de conscience d’une condition sociale injuste partagée et par l’expression d’une indignation face à cette situation. D’où l’importance de la reconnaissance et de l’analyse collectives des logiques sociales qui s’y manifestent (voir plus haut).
Il est utile de distinguer :
- une solidarité entre des personnes partageant la même condition et qui dès lors se perçoivent comme « dans le même bain » ;
- une solidarité entre des personnes qui partagent deux conditions différentes, dont l’une est plus aisée que l’autre, les plus nantis s’impliquant par rapport à ceux qui sont dans la difficulté, au nom d’une vision éthique qui intègre le souci de la justice dans ses valeurs.
La perception de la solidarité et la forme qu’elle prend varient selon ces deux cas.
Elles varient aussi selon l’enjeu concerné, plus ou moins proche, plus ou moins concret :
- une relation interpersonnelle(mon voisin est en difficulté, un ami a eu des ennuis professionnels, une personne est agressée devant moi dans un transport en commun,…) ;
- un groupe plus ou moins proche(menaces urbanistiques sur le quartier, les sans-papier occupent une église près de chez moi, des collègues n’arrivent pas à faire face à leurs obligations,…) ;
- un organisme instituépar lequel passe l’organisation de la solidarité (Oxfam, Cap 48, MSF,…) ;
- une structure très générale(pouvoirs publics, mécanismes commerciaux,…).
Notons aussi que la solidarité peut concerner le futur et dépasse alors la situation actuelle : problèmes d’environnement, évolution démographique dans une commune, incidences prévisibles d’un changement dans l’organisation du travail d’une entreprise, etc.
Dans tous les cas de figure, la solidarité se construit dans l’action et se traduit dans les différentes étapes dans un projet à mener ensemble : analyser la situation et expliciter la dimension sociale des problèmes ; expérimenter qu’on n’est pas seul face la difficulté ; choisir ensemble et négocier des programmes d’action ; faire le bilan des intérêts en jeu lorsqu’on s’implique dans un projet (les miens, ceux de chaque membre du groupe et ceux du groupe lui-même) ; évaluer la pertinence de l’action et l’ajuster éventuellement.
La conduite de projets solidaires demande d’expliciter le vécu affectif que l’engagement implique pour pouvoir se sentir interpellé personnellement et collectivement. En outre, elle requiert aussi une certaine « carrure » psychologique pour pouvoir affronter les oppositions et les risques. Ce qui a été dit plus haut à propos de l’image de soi et de la maîtrise affective trouve à s’expérimenter ici9.
Quant à la compétence « pouvoir coopérer », elle découvre une démarche proche de celle « faire preuve de solidarité ». La solidarité met l’accent sur l’engagement tandis que la coopération insiste sur la collaboration entre des partenaires qui sont conscients d’être interdépendants et d’avoir besoin l’un de l’autre. La coopération concerne surtout le fait de travailler ensemble à résoudre un problème, à mener un projet, à satisfaire un besoin, qui intéressent l’ensemble des membres d’un groupe ou d’un collectif plus large. Coopérer, c’est mettre en commun les compétences de tous pour accroître les chances de succès ou pour atteindre un résultat supérieur à celui qui aurait été atteint si chacun avait agit seul. Comme pour la solidarité, c’est en coopérant autour de projets collectifs10 qu’on développe la compétence « pouvoir coopérer ».
Se forger une nouvelle personnalité dynamique et relationnelle
Le premier article a indiqué combien les divers aspects constitutifs de la Pédagogie émancipatrice se répondent et se complètent mutuellement. Il en est de même pour les pistes pédagogiques proposées. Si chaque piste vise un aspect de manière prioritaire, elle favorise aussi, dans le même mouvement, les autres dimensions constitutives de l’émancipation.
C’est pourquoi il y a intérêt à pratiquer conjointement l’ensemble des démarches pédagogiques proposées. Les formateurs objecteront que mettre en pratique toutes ces démarches est gourmand du point de vue du temps requis et exigeant du point de vue de l’investissement attendu, tant de la part des formateurs que de la part des stagiaires. Or, ajouteront-ils, ils ne disposent déjà que de trop peu de temps pour atteindre les objectifs de leur programme. Et, qui plus est, ces activités ne leur paraissent pas directement centrées sur les contenus spécifiques d’une formation professionnelle.
Certes, le temps est une contrainte pesante. L’expérience a montré cependant que l’investissement dans ce qui apparaissait comme des détours se révèle finalement fructueux et peut même faire économiser du temps ensuite. C’est vrai lorsque les démarches pédagogiques proposées transforment les individus et leur permettent de donner du sens à leur formation. Il en résulte une motivation plus grande et un autre regard sur l’apprentissage. L’utilité du détour se vérifie d’autant plus pour les publics les plus fragilisés.
La question devient en définitive celle-ci : l’objectif prioritaire demeure-t-il toujours que la formation donnée soit émancipatrice, spécialement à l’intention de ceux qui sont les moins qualifiés ? Dès lors, si tel est toujours bien l’objectif prioritaire, il reste à tenter d’en dégager les moyens, en négociant avec les contraintes. De plus, toutes les démarches proposées plus haut ne doivent pas être menées par un seul et même formateur, encore moins par tous les formateurs d’une même équipe. Une répartition entre ces derniers est souhaitable, ce qui ne signifie pas que tous ne doivent pas être solidaires du projet pédagogique d’émancipation. Autrement dit, chaque formateur sera au courant de la manière dont sont menées et vécues les démarches proposées par ses collègues et pourra prendre appui sur elles et y faire référence indirectement dans ses propres séquences de formation.
Conclusion
Une pratique de Pédagogie émancipatrice dépasse de beaucoup l’activité de donner cours et donc, la recherche de la meilleure manière de donner cours. Non que cette dimension soit sans importance … Au contraire ! Le choix des méthodes pédagogiques a une incidence décisive sur le développement de l’autonomie intellectuelle (et de l’autonomie globale) des personnes formées. A ce titre, certaines démarches de pédagogie active se révèlent plus féconde que d’autres11. Cependant, lorsque la formation s’adresse à un public en grande difficulté sur le plan des apprentissages formels, l’émancipation exige tout autant, pour permettre à ce public de profiter vraiment de la nouvelle formation qui lui est proposée, de mettre celle-ci en perspective existentielle et de donner confiance en une évolution et une amélioration possibles de sa situation. Pour les formateurs, c’est là une tâche difficile et exigeante, certes, mais c’est aussi un défi stimulant et gratifiant à relever !
Références
[1] Le lecteur trouvera dans F. Tilman, Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Chronique sociale, 2004, au chapitre 5, p. 131-149, des précisions méthodologiques sur l’animation du projet personnel.
[2] Un outil de formation comme le DAPPI (Guichard J., Découverte des activités professionnelles et projet personnel. Enseignement technique, Issy-les-Moulineaux, EAP, 1991) est spécialement construit pour réaliser cette analyse des trajectoires.
[3] Une présentation plus détaillée de cet outil est accessible en cliquant ici. Le jeu lui-même est en vente. Cliquer ici consulter cet outil.
[4] Une présentation de cette démarche dans l’article de G. de Villers, Le récit de vie, une démarche autobiographique d’émancipation.
[5] Voir Fourez G. (dir.), Des compétences négligées par l’école. Les raconter pour les enseigner, Chronique sociale/Couleur Livres, 2006 ; Fourez G. (dir.), Des compétences pour la vie. Des modules pour les enseigner, Chronique sociale/Couleur Livres, 2007. Une présentation synthétique de la méthode est donnée par Tilman F., Apprendre des compétences transversales, ainsi que son application dans Tilman F., Méthodes pour acquérir la compétence « faire preuve de solidarité ».
[7] Il existe de nombreux ouvrages qui présentent des démarches pour apprendre à communiquer. Citons à titre exemplatif Bizouard C., Vivre la communication, Chronique sociale, 1995. Plus originale, l’usage de la démarche des mini-récits, évoquée plus haut. Voir Fourez G. (dir.), Des compétences pour la vie…, op. cit., p. 165-180 et 41-65.
[8] Citons, à titre d’exemple, un ouvrage qui aborde le chapitre des émotions et de l’affectivité, en lien avec la communication et la coopération avec autrui : Sanares B., La communication efficace. Acquérir maitrise, aisance et efficacité dans ses rapports avec les autres, Dunod, 1995. Certains formateurs s’intéresseront peut-être au Yoga, comme aide à la relaxation ou à la concentration. Il existe, en effet, une pratique du yoga à orientation pédagogique qui s’applique à l’école et à la formation d’adultes et qui donne de bons résultats. Voir, par exemple, l’association Recherche sur le Yoga en Éducation https://www.rye-yoga.fr ; http://www.ryebelgique.be.
[9] On peut approfondir la réflexion sur l’apprentissage de la solidarité en lisant l’article Méthode pour faire acquérir la compétence transversale « faire preuve de solidarité ».