L’intervention du Théâtre-Action

Emanciper par la médiation artistique

La médiation artistique suscite l’intérêt de nombreux intervenants psycho-sociaux et pédagogues. De nombreux projets recourent aux pratiques artistiques pour émanciper leurs usagers. Ce type d’intervention requiert un savoir qui ne s’improvise pourtant pas. Croisant le regard de directeurs de compagnies de Théâtre-Action, ce texte présente les outils utilisés par le comédien-animateur, les perspectives émancipatrices de l’atelier-théâtre, ses bonnes pratiques, les spécificités du rôle de l’intervenant artistique, les limites rencontrées par les productions de Théâtre-Action ainsi qu’un défi à relever.

à propos d’Emmanuel BOUTON[1]Secrétaire de rédaction à l’asbl Le GRAIN, Emmanuel Bouton est travailleur social, sociologue et anthropologue de formation. Il est également comédien diplômé de la Kleine Academie, une … Continue reading

Introduction

Depuis quelques années, un décret d’éducation permanente promeut l’introduction de l’outil artistique dans les écoles sociales. Aujourd’hui, nombre de travailleurs sociaux et de formateurs d’adultes recourent aux pratiques artistiques pour soutenir des projets pédagogiques proposés à leurs bénéficiaires.

Nombre de professionnels marquent de l’intérêt pour ce type d’intervention et entrevoient l’intégration de l’art à leur travail comme une alternative d’accompagnement social[2].

En 2012, l’Institut Cardjin célébrait son 90ème anniversaire. A cette occasion, cette Haute-École d’assistants et de cadres sociaux organisait le Festif’Art, culture et travail social : Réenchanter le social : un colloque destiné à réfléchir au sens des pratiques artistiques en contexte d’intervention.

Récemment, Myrrhine Kulcsar, coordinatrice du service culture du CPAS de Saint-Gilles, me rapportait que, dans le cadre de leurs cours de méthodologie du travail social de groupe et du travail social communautaire, des étudiants assistants sociaux de l’IESSID avaient spontanément sollicités leurs professeurs autour de ces questions. De leur interpellation a été créé un projet pilote qui débutera en septembre 2013: participer à un atelier de Théâtre-Action organisé par le Collectif Libertalia avec des usagers du CPAS de Saint-Gilles.

Les professionnels de terrain sont aujourd’hui sensibilisés aux vertus des pratiques artistiques et culturelles en contexte d’intervention sociale. Interpellés, beaucoup sont tentés par des collaborations avec des artistes, voire motivés d’initier un atelier par eux-mêmes sur bases de leurs compétences personnelles. Force est de constater que médiation artistique et culturelle en contexte de travail social ne s’improvise pas. Elle requiert un savoir-faire spécifique auquel cet article s’intéresse en explorant plus spécifiquement l’intervention du Théâtre-Action. L’analyse des interviews[3] menées auprès de directeurs artistiques de compagnies a permis d’identifier les apports émancipateurs de cette discipline et plus spécifiquement de l’atelier-théâtre.

1. L’atelier-théâtre

Il existe autant de manière de pratiquer le Théâtre-Action qu’il existe de troupes : 20 en Fédération Wallonie-Bruxelles. Un des outils qu’elles partagent communément est l’atelier-théâtre. Son principe est assez simple : intervenir par ce biais à un moment donné, dans une réalité et un contexte donnés auprès du « non public », c’est-à-dire des personnes socialement ou culturellement défavorisées qui ne se rendent pas spontanément dans les lieux officiels de la culture (bénéficiaires sociaux, prisonniers ou patients psychiatriques …). Il est généralement initié suite à une demande d’un commanditaire (associations, prisons, AMO, maison d’accueil, services publics, CPAS, particuliers …) pour intervenir auprès d’un groupe de personnes (scolaire, associatif, agriculteurs, syndicats …) plus ou moins identifié préalablement. Dans ce cas, les adhérents sont recrutés sur base de leur volonté de participer et de s’investir dans un processus de création collective.

Au cours de l’atelier-théâtre, les comédiens-animateurs accompagnent des bénéficiaires afin qu’ils s’expriment à propos d’une situation difficilement vécue par tous les membres du groupe constitué et les aident à écrire une pièce de théâtre sur ce sujet. Au cours de ce processus de création collective, les bénéficiaires expriment leurs (in)satisfactions personnelles, témoignent d’une situation, y réfléchissent et en débattent en groupe. Ils sont également invités à formuler des solutions et des pistes d’action plus satisfaisantes. Grâce à l’écriture progressive d’une histoire, de sa mise en scène et de sa représentation devant un public, les bénéficiaires apprennent à changer et à transformer leurs conditions d’existence. Le spectacle final s’inspire du recueil des précieux fragments de patrimoines (social, politique, industriel, historique, …) partagés en groupe.

a. Méthodologie

L’aboutissement d’un atelier-théâtre est sa mise en spectacle. Les étapes suivantes permettent d’y parvenir:

  • Tout atelier-théâtre nécessite un temps de cohésion de groupe qui contribue à briser la glace entre les participants et à les aider à mieux faire connaissance grâce à des exercices ludiques.
  • Les groupes de paroles donnent aux participants l’opportunité d’exprimer ce qu’ils ont envie de partager avec le collectif, ce qui les touchent et les révoltent. Cette étape permet aussi de tisser les enjeux personnels, singuliers et individuels en un enjeu collectif.
  • Les témoignages individuels sont travaillés de manière collective aux travers d’improvisations s’inspirant de situations quotidiennes concrètes telles que : les conflits de voisinages, les tensions interethniques, l’exclusion des jeunes en milieu urbain … Le travail d’improvisation est accompagné de discussions.
  • Au fil du temps, une thématique à traiter collectivement est retenue. Elle est la pierre de touche du message que le groupe désire porter.
  • La construction du personnage est un élément important de l’atelier-théâtre. Les participants apprennent à construire son physique d’abord en prenant conscience de ce que leur physique dégage extérieurement et ensuite en définissant des postures claires et singulières qui racontent qui il est. Ils définissent également les gestes caractéristiques du personnage, ses objectifs, son histoire personnelle, son costume ainsi que les objets qui l’accompagne. Les personnages décalés par rapport à la personnalité du comédien sont privilégiés, même si souvent les participants jouent un personnage qui leur est proche[4].
  • Les improvisations sur le plateau et le travail sur les personnages permettent d’écrire le spectacle. Le comédien-animateur soumet un texte aux participants. Il s’inspire d’improvisations relevantes réalisées sur la thématique retenue ainsi que d’informations glanées lors des discussions et des débats. Ces derniers y réagissent. Il réécrit et ainsi de suite. Le va-et-vient entre le travail de plateau via les improvisations, le travail sur les personnages et l’écriture permettent de préciser les besoins du spectacle en devenir.
  • Une fois que l’écriture du texte semble finalisée, arrivent les répétitions qui elles-mêmes peuvent susciter de nouvelles modifications textuelles.
  • La première représentation de la pièce célèbre la fin du processus de création collective. Selon les ambitions et les perspectives possibles, elle peut être jouée plusieurs fois et peut parfois être diffusée auprès des programmateurs de spectacles de théâtre.

Tout au long du processus de création, le collectif réfléchit au contenu du message qu’ils désirent communiquer aux spectateurs. Au fil des improvisations et des répétitions, les participants de l’atelier-théâtre apprennent les techniques de base du jeu théâtral (occupation du plateau, technique vocale, la justesse, …) et à communiquer par son biais.

Notons qu’il est primordial que le commanditaire soutienne logistiquement et humainement l’atelier-théâtre afin que le comédien-animateur puisse se concentrer sur son intervention.

b. Perspectives émancipatrices

La mise en projet par la création collective a divers impacts auprès des bénéficiaires qui s’y investissent: l’atelier-théâtre leur permet de s’exprimer au sujet de difficultés rencontrées dans le quotidien. Ils racontent ce qu’ils vivent, dénoncent ce qu’ils observent dans la société et cherchent des solutions en groupe.

En discutant de leurs difficultés avec le collectif, les participants ont l’opportunité de les dépasser : ils réalisent qu’ils ne sont pas les seuls à les vivre et découvrent d’autres manières de les traiter. Le partage collectif solidarise les participants.

La mise en scène de la parole exprimée permet de parodier les difficultés, de les transformer, de progressivement en prendre de la distance :

« Vous voyez, ce sont des choses très dures. Se souvenir de la mort de mon père, ça me choque mais je prends des distances. Je joue mais je ne vis pas le même moment. J’essaie de me donner la distance entre le jeu dans la scène et le vécu » (Prosper Nduwayo, comédien)

L’atelier-théâtre donne à certains l’opportunité de couper avec leur quotidien, « d’oublier les soucis ». Il leur offre aussi la possibilité de rencontrer des personnes et de s’inscrire dans un réseau. Il permet donc à certaines personnes de sortir de leur isolement et de s’intégrer dans une dynamique collective.

Participer à une création collective d’un atelier-théâtre de Théâtre-Action exige des participants de l’engagement et de l’investissement. Cela leur demande aussi de vouloir monter sur les planches. Or tous ne le désirent pas. Tous ne sont pas prêts à s’investir dans un processus aussi compromettant. Selon leurs désirs, certains monteront sur les planches, d’autres s’investiront davantage dans des activités connexes (logistique, régie …). Peu importe la manière dont chacun s’implique, la perspective des représentations pousse les participants à se dépasser :

« Au début, ça semble un peu impossible presque. On se demande ce que ça va être la pièce… » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Les représentations valorisent les participants devant un public. Elles leur permettent d’obtenir de la reconnaissance :

« Spécialement pour les personnes qui font des métiers dans lesquels elles ne sont pas reconnues. Le moment public le leur permet (…) Le média artistique « théâtre » permet vraiment un dépassement de soi et la production de choses qui vont faire que les individus à l’intérieur auront un sentiment de fierté, ce qui est très important » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Il n’existe pas de hiérarchie dans l’atelier-théâtre. Tous les membres du collectif sont mis sur le même pied, ce qui contribue à l’émergence et la valorisation des compétences des participants :

« Ce qui est génial dans ce processus de création collective, c’est qu’on est interdépendant. Dans le groupe, tu as, par exemple, deux/trois « grandes gueules » qui parlent beaucoup, disent des choses intéressantes mais une fois sur le plateau, on ne retrouve pas tout ce qu’il vient de nous dire. Et il y en a d’autres, par contre, que l’on n’entend pas car ils ont du mal avec l’oralité mais qui explosent sur le plateau avec une présence forte. Il y a donc des choses formidables qui s’entrecroisent. Il y a des gens qui ont été valorisés parce qu’ils réfléchissent, savent bien s’exprimer. Et d’autres à côté, petits canards boiteux de la classe, qui montent tout-à-coup pour nous offrir des moments magiques et précieux. Le théâtre, pour moi, est vraiment un outil d’émancipation et de valorisation de chacun » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Enfin, l’atelier-théâtre permet aussi aux participants de développer leur créativité ainsi que leur confiance en eux-mêmes et leur estime de soi.

c. Le comédien-animateur

L’atelier-théâtre s’adresse généralement à des publics hétéroclites, parfois fortement fragilisés et qui n’ont parfois jamais mis un pied dans un lieu culturel et/ou n’ont jamais joué. Animer un atelier-théâtre de Théâtre-Action ne s’improvise pas. Ce type d’intervention nécessite l’encadrement du comédien-animateur, à savoir un artiste professionnel de théâtre. Celui-ci doit être doté d’une expérience artistique suffisante pour insuffler des orientations claires aux bénéficiaires et au projet collectif afin qu’il puisse aboutir à un spectacle qui soit respectueux de la « chose théâtrale ».

« Il y a des productions d’ateliers où je me demande si les comédiens ont conscience de ce qu’ils produisent. Je suis parfois certain que non parce que l’animateur ne leur a pas dit : Vous savez, quand vous faites ça : voilà ce que vous êtes en train de dire (…) Quand tu fais ça, que tu as telle attitude, voilà ce que je comprends et ce que je reçois. Ce n’est peut-être pas ce que tu veux faire, dire ? Tu peux faire ce métier de comédien-animateur de Théâtre-Action que si tu as la conscience de renvoyer à la personne le message qu’elle communique. Et ça, c’est assez fondamental »   (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Posséder des compétences théâtrales ne suffit pas pour être un bon comédien-animateur. Ce métier exige également des compétences pédagogiques qui lui permettent de transmettre son savoir-faire et de stimuler la créativité de novices.

Ne sachant initialement pas de quoi parlera la création collective, ni quels seront les matériaux nécessaires à la construction du spectacle en devenir, l’animateur-comédien doit avoir des facultés d’adaptation, de patience et de créativité.

En tant qu’animateur de groupe, il doit être capable de gérer des dynamiques de groupes. Il doit aussi avoir les aptitudes pour établir un climat de confiance entre tous les participants. Il doit être capable de stimuler l’émergence d’une parole parfois intime et de l’écouter respectueusement. Enfin, il doit avoir les capacités d’accueillir et de soutenir l’expression d’émotions.

Le métier demande aussi au comédien-animateur de s’impliquer émotionnellement et de s’engager relationnellement avec les personnes avec lesquelles il travaille :

« Cela demande de l’implication humaine et fraternelle. Il faut comprendre qui sont les personnes et parfois donner des coups de mains. Tu dois prendre de leurs nouvelles et être attentifs à ce qu’ils vivent dans le quotidien.  Moi, je chemine avec eux au travers d’outils que je possède. Tu dois donc t’impliquer à fond et travailler jusqu’au bout. Si on se plante, on est ensemble. Et si on gagne, on gagne ensemble. Ce n’est pas un travail où tu rentres chez toi … C’est plus qu’un travail engagé par un contrat de travail » (Daniel Adam – Compagnie maritime)

Ne s’improvise pas comédien-animateur qui veut. Une formation à ce métier existe en Fédération Wallonie Bruxelles: le CASTA. Elle fournit au futur professionnel tous les outils nécessaires pour accompagner les créations collectives. Daniel Adam me confiait toutefois que ce métier expose régulièrement le professionnel à des situations difficiles, parfois violentes et que seule l’expérience sur le terrain lui permet de développer un « trousseau à outils » pour y faire face. Il ajoutait qu’il n’est pas rare que des professionnels fortement exposés « pètent un plomb ». Enfin, il déplorait l’absence d’espace d’expression destiné au comédien-animateur qui lui permette de déposer ses difficultés, se protéger des souffrances entendues, s’outiller pour mieux accompagner l’atelier-théâtre, ou encore réfléchir seul ou collectivement à la pratique.

2. Des productions proches des intérêts des publics visés

Le Théâtre-Action a la vocation de questionner les réalités vécues par les spectateurs qui composent leur public:

« Je ne voulais pas faire un théâtre de sensibilisation comme une messe théâtrale où on dit aux gens ce qu’ils doivent penser. Je préfère toujours poser des questions aux spectateurs plutôt que de leur asséner des vérités qu’ils doivent assimiler » (Frédérique Lecomte – Théâtre et réconciliation)

« Je fais aussi exprimer les gens qui me regardent pendant que je suis en train de jouer. Surtout si ce sont des rwandais, ils revoient ce qui s’est passé au Rwanda. Et puis, ils ont le temps de méditer là-dessus. Parmi tous les spectateurs confondus, les tutsis vivent, constatent, voient, comprennent la souffrance des hutus. Et les hutus aussi, réciproquement, comprennent la souffrance des tutsis » (participant à un atelier de Théâtre et réconciliation)

En plus de l’atelier-théâtre, le Théâtre-Action crée avec des comédiens professionnels des spectacles qui se destinent moins à la communauté des « théâtreux » mais plutôt au « non public » : scolaires, associatifs, agriculteurs, syndicats, militants… Ils sont souvent initiés à la demande d’acteurs de terrain désireux de pouvoir disposer d’un outil de sensibilisation sur une thématique précise: santé, assuétudes, violences conjugales, anorexie, homosexualité, maltraitance des personnes âgées, pauvreté, militantisme, politique agricole commune … Ces pièces se construisent à partir d’échanges et de discussions entre les compagnies de Théâtre-Action et les commanditaires.

Plus ponctuellement, les compagnies de Théâtre-Action produisent spontanément des spectacles autonomes avec des comédiens professionnels. Généralement, ces pièces s’inspirent de matériaux récoltés lors d’un atelier-théâtre ou d’informations glanées lors de rencontres faites sur le terrain. La pertinence de la thématique ainsi que le potentiel commercial de ces spectacles justifient leur production:

« Notre démarche nous permet de rencontrer des gens que l’on n’aurait pas rencontré sinon. Du coup, on s’enrichit. On amasse des matériaux qui inspirent nos productions. La rencontre avec nos publics alimente les discutions dramaturgiques qu’on peut avoir sur les  « de quoi faut-il parler aujourd’hui ? » Quelles histoires il faut raconter aux gens ? Quels contenus faut-il mettre dans les spectacles ? On se demande ce qui peut intéresser les gens qui se trouvent là-bas » (Gennaro Pitisci – Brocoli théâtre)

Les spectacles produits par les compagnies de Théâtre-Action se caractérisent donc par leur accessibilité et leur proximité avec le terrain. Cela leur demande d’écrire des pièces qui traitent de thématiques qui touchent directement les publics visés et, par conséquent, d’interroger continuellement les caractéristiques sociologiques et culturelles de leurs spectateurs: Quel public rencontrer ? Quel public intégrer à la chose culturelle ? Quelles questions débattre avec eux ? Quel contenu amener ? Cela pousse aussi les compagnies à adapter leurs mises en scènes aux goûts des publics rencontrés, aux traditions théâtrales locales et aux lieux où les spectacles sont joués : lieux de cultures (théâtres officiels, centres culturels, …) mais aussi dans les milieux associatifs ou encore là où les gens vivent, travaillent et se réunissent (des gymnases, des écoles, des réfectoires, des usines, …)

« Le théâtre est une photographie, un instantané de la culture de ceux qui sont dans la salle. Il faut donc que le contenu leur ressemble, qu’ils se retrouvent dans les contenus, dans les catégories sociales montrées dans les spectacles. Il ne faut pas seulement parler de la bonne, la soubrette, le jardinier … Il faut des acteurs proches du public et par rapport auxquels il peut s’identifier » (Gennaro Pitisci – Brocoli Théâtre)

« Avec la Compagnie Buissonnière, on essaye de faire du théâtre qui soit en relation avec le théâtre traditionnel en wallon. Ici, en Province de Luxembourg, il y a un terroir théâtral fantastique. Il y a quarante-quatre communes et quatre-vingt-deux troupes recensées de théâtre amateur dont certaines sont des troupes royales existant depuis plus de cent ans. Ce théâtre amateur est extrêmement vivant. Il se joue en partie en wallon (même si ça disparaît) mais aussi en français avec des Vaudevilles, des comédies et des drames (…) Puisque les gens vont voir ça, nous ne venons pas avec des spectacles de Théâtre-Action trop rudes, durs, rigoureux ou trop intellectuels. Nous essayons de croiser des formes qui prennent en compte la particularité du rural. L’important, c’est que les gens se retrouvent dans le propos du spectacle et qu’ils s’y reconnaissent » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

La proximité avec le terrain amène les compagnies de Théâtre-Action à bénéficier d’un ancrage solide dans les localités et/ou les quartiers. Elle leur permet de s’inscrire dans des synergies locales fortes et de tisser des réseaux ainsi que des partenariats durables.

Des limites

Le Théâtre-Action est une forme d’éducation politique née après guerre qui cherchait à dénoncer des mécanismes sociétaux oppressants et à donner la possibilité à ceux qui les subissaient de s’en émanciper. A l’instar d’autres démarches d’éducation populaire, il envisageait initialement de permettre à des citoyens analphabètes, précarisés ou ayant peu d’instructions d’en prendre conscience, de développer leur esprit critique et d’initier des actions destinées à améliorer leur positionnement dans la société.

Au sein du secteur théâtral, le Théâtre-Action est souvent identifié comme un mouvement qui parle de la « misère des pauvres opprimés face aux méchants oppresseurs ». Il n’est pas rare qu’il soit qualifié de théâtre des pauvres, d’extrême gauche, d’ouvriériste, de révolutionnaire… Les identités qui lui sont assignées empêchent beaucoup de productions de Théâtre-Action d’être programmées sur les scènes théâtrales officielles :

« C’est incroyable la force de ces étiquettes sur la destinée des productions du Théâtre-Action. Cela les oriente dans un moule qui les oblige de porter des revendications, de dénoncer une série d’injustices auprès de son public alors que ces personnes-là ont peut-être aussi besoin de poésie. Je regrette qu’il n’y ait pas plus souvent des spectacles qui aille à l’universel et soient moins caricaturaux dans la dramaturgie. Le Théâtre-Action se veut revendicateur mais, en réalité, il fait souvent la propagande d’un parti, des pouvoirs publics, de la politique officielle du pays, d’une région… Il peut se permettre de critiquer mais il y a des choses qui ne se disent pas, des questions que l’on ne pose pas. Le point de vue du patron n’est jamais abordé car il est l’ennemi officiel et désigné par la compagnie, le monde politique et la pensée officielle dans laquelle cette compagnie s’inscrit. C’est un peu dur mais c’est la réalité » (Gennaro Pitisci – Brocoli Théâtre)

Les compagnies de Théâtre-Action souffrent aussi parfois d’un manque de visibilité. Résistantes aux médias, elles ne se promeuvent pas suffisamment :

« Nous souffrons aussi d’un manque de communication. Pour beaucoup, ce n’est pas ça le combat. Le combat, il est au quotidien, avec des gens, un réseau qui se crée, qui n’est peut-être pas très visible, avec une question d’énergie et de temps » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Certains estiment que la perspective artistique n’est pas assez développée dans les productions des compagnies de Théâtre-Action. Jusqu’à la fin des années ’70 – début des années ’80, il portait toute son attention à s’exprimer au sujet de la réalité populaire. Il avait la volonté de communiquer un message plutôt que de se préoccuper de la dimension artistique. Plus tard, Armand Gattie ainsi que d’autres animateurs issus du milieu théâtral et non du social ont investi le mouvement avec de réelles exigences artistiques. La préoccupation pour l’artistique et pour l’originalité s’est traduite tant au travers des productions autonomes des compagnies que des ateliers-théâtre commandés par le terrain. Un engouement est alors né autour de ces derniers. Il a motivé de nombreuses personnes n’ayant pas d’expérience théâtrale à travailler dans le Théâtre-Action. Cela a eu des conséquences néfastes sur la qualité de la dramaturgie.

Un défi

Au sein même du mouvement du Théâtre-Action, certaines compagnies tentent de s’ouvrir à une lecture plus nuancée lors de leurs interventions et de la faire évoluer vers la dénonciation pour l’action :

« Le travail que nous faisons maintenant n’est plus tellement de donner des messages comme on l’a fait au début. Aujourd’hui, nous tentons de communiquer une énergie à un public pour qu’il se dise à un moment donné : « Ces gens sur le plateau, ils ont émis une énergie, ils m’ont touché. Vais-je rester dans mon rôle de spectateur passif ou vais-je prendre une partie de cette énergie offerte pour agir, pour l’action… ». C’est ça qui est important, à mon sens, dans ce qu’on fait maintenant. Dans l’action du quotidien, dans la réflexion que l’on peut faire mais aussi dans l’engagement parce qu’il y a des gens qui tout d’un coup s’engagent » (Yvon François – Théâtre Alvéole)

Conclusion

La médiation artistique opérée par le Théâtre-Action est un biais par lequel des personnes peuvent s’inscrire dans une démarche de réflexions et d’analyses sur les mécanismes sociétaux. Il leur offre l’opportunité de débattre et d’échanger leurs idées ainsi que leurs opinions. C’est aussi un espace d’expression où elles peuvent exprimer leurs émotions et leur créativité. La transformation d’une réalité par le biais de la création théâtrale leur offre l’opportunité de réaliser que des changements sont possibles. Elle stimule également les publics à envisager des actions concrètes qui leur permettent de s’émanciper. A l’instar d’autres lieux, le Théâtre-Action est un espace politique de rencontres, d’échanges, de réflexions et de mise en action vers le changement sociétal.

Notes et références

1. Secrétaire de rédaction à l’asbl Le GRAIN, Emmanuel Bouton est travailleur social, sociologue et anthropologue de formation. Il est également comédien diplômé de la Kleine Academie, une école de théâtre physique (pédagogie Jacques Lecoq). Son parcours professionnel s’inscrit dans les secteurs de l’intervention sociale, de la culture et de la coopération au développement.

2. Gérard Creux, Art et travail social : Proposition d’analyse sociologique, Le GRAIN asbl, 16 octobre 2012.

3. Auprès de Gennaro Pitisci du Brocoli Théâtre à Bruxelles, Yvon FRANÇOIS de Théâtre Alvéole à Bastogne et de Daniel Adam de la Compagnie Maritime à La Louvière.

4. A ce sujet, je vous invite à consulter ce texte : Virginie Delvaux, Emmanuel Bouton & Etienne Delvaux, Théâtre et projets pédagogiques : « Jeu » m’émancipe, ici et maintenant, Le GRAIN asbl, 22 août 2013.

Pour compléter cette lecture

Théâtre et projets pédagogiques : « Jeu » m’émancipe, ici et maintenant ! / Delvaux V., Bouton E. &  Delvaux E.

Art et travail social. Proposition d’analyse sociologique / Creux G.

Le corps, lieu d’émancipation pour des femmes fragilisées / Pessemier-Deboudt M.

Approche par genre et projet culturel comme processus d’émancipation / Clinet M.-R., Grosjean S., Devlésaver S.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Secrétaire de rédaction à l’asbl Le GRAIN, Emmanuel Bouton est travailleur social, sociologue et anthropologue de formation. Il est également comédien diplômé de la Kleine Academie, une école de théâtre physique (pédagogie Jacques Lecoq). Son parcours professionnel s’inscrit dans les secteurs de l’intervention sociale, de la culture et de la coopération au développement.

Laisser un commentaire à l'auteur.e

Recherche