1. L’incorporation du théâtre dans les projets éducatifs
La reconnaissance accordée aux vertus émancipatrices du théâtre ne date pas d’hier mais il en aura fallu du temps tout de même avant qu’il fasse son apparition dans les projets éducatifs. De fait, pendant de nombreux siècles, différents penseurs (de Platon à Rousseau) ont regardé avec beaucoup de méfiance la place du jeu théâtral dans l’éducation, le considérant comme outil de séduction (et donc antinomique avec le développement d’une pensée intellectuelle), comme une forme de duperie laissant l’enfant dans la confusion entre illusion et connaissance.
Au 15ème siècle pourtant, le théâtre fait son apparition dans le programme de certains collèges. Luther soutient et trouve d’ailleurs qu’une représentation est plus efficace qu’un sermon.
Les jésuites reprennent l’idée et définissent toutes les compétences mises en jeu dans le théâtre et qui peuvent servir leur « ratio studiorum ». Par ce biais, ils souhaitent développer la maitrise de soi, du corps et de la voix sous la forme d’exercices. Enfin, Don Bosco se servira également du théâtre comme acte éducatif[1].
Cet élément sera d’ailleurs repris plus tard par la pédagogue Maria Montessori mais aussi Augusto Boal au travers du « théâtre de l’opprimé »[2]. Le lien entre éducation (école et formation d’adultes) et théâtre s’est donc assez vite établi.
2. Théâtre et projets pédagogiques
Associer le théâtre à des projets pédagogiques peut répondre à divers objectifs complémentaires s’ils sont bien clarifiés entre les intervenants impliqués (artistes de la scène et professionnels socio-éducatifs):
2.1. L’initiation artistique
Recourir au théâtre dans des projets éducatifs nécessite une transmission des techniques du jeu théâtral: la pédagogie artistique. L’intervenant artistique est le garant principal de cette mission : prise de parole en public et déclamation, gestion et mise en mouvement d’un texte, apprentissage de techniques de plateau, développement de la créativité, inscription dans l’action d’une narration, sensibilisation à des nouveaux styles littéraires antiques ou modernes, découverte de nouvelles formes de langage (verbal, gestuel ou collectif), apprentissage de l’histoire théâtrale …
Intrinsèquement, les professionnels du secteur de l’éducation identifient ici la possibilité de permettre à leurs usagers de notamment développer leur langage, d’apprendre à prendre la parole en public, développer la communication, approfondir des connaissances littéraires, connaitre les grands auteurs, stimuler l’estime de soi, approfondir des apprentissages linguistiques, fédérer un groupe autour d’un projet collectif …
Les objectifs visés par les différents intervenants se concrétisent par la mise en projet d’un groupe autour d’une œuvre ou une création collective théâtrale. Elle débute souvent par l’exploration d’une œuvre, d’un auteur, d’un style, de techniques, … et se finalise par une ou plusieurs représentations prenant la forme de spectacle.
La finalité spectaculaire se justice par le fait que le théâtre ne se joue pas que pour soi mais plutôt qu’il se joue et se répète pour être présenté devant un public.
Il n’est toutefois pas rare d’observer que la finalité spectaculaire soit privilégiée à celle du processus. Divers éléments peuvent le justifier: l’intervenant artistique est contacté pour une intervention brève au cours de laquelle il lui est souvent demandé de parvenir à un résultat final: le spectacle. Il sera d’ailleurs bien souvent davantage évalué sur ce dernier que sur le processus du projet théâtral. Cette tendance est d’autant plus présente dans la mesure où l’artiste se trouve dans une situation fragilisée par les contrats temporaires et précaires qui lui sont proposés mais qui réduisent aussi sa marge de négociation face aux attentes des professionnels éducatifs. Désireux d’assurer une continuité et de pérenniser sa bonne publicité, il se plie souvent aux désidératas des professionnels éducatifs et des participants, eux-mêmes influencés par les formats de mise en projet proposés par la télévision. Il n’est donc pas rare que le tout au projet final soit davantage privilégié au processus.
Parvenir à créer un projet final souvent calqué sur des modèles artistiques professionnels peut être le signe de l’exclusion pour les membres du groupe les plus en difficultés ou en marge du projet. Inversement, la mise en projet collective peut stimuler les plus en difficulté à se dépasser en vue de parvenir à répondre aux attentes du groupe. La motivation sera alors d’être au moins aussi bon que les autres, si pas meilleur.
Bien que la tendance présentée précédemment soit celle qui est majoritairement pratiquée, il arrive que la perspective de représentation finale ne soit pas l’objectif final des projets « théâtre en contexte éducatif ». Dans ce cas, c’est l’exploration artistique ainsi que le développement personnel et collectif qui est visé en priorité. Mais cette proposition peut parfois être moins mobilisatrice pour les pratiquants et/ou le groupe.
2.2. Le théâtre au service d’une émancipation comportementale et socialisante
Pour les personnes en très grande fragilité (handicap, détresse familiale, psychologique …) l’exercice du théâtre est la discipline qui aide à développer la densité du geste, du mot, l’intériorité du comportement.
« Devenir quelqu’un d’autre » en jouant un personnage peut parfois donner à la personne des raisons d’exister. Jouer un personnage permet peut-être aussi d’avoir un regard différent/décalé sur une même situation ; ça ouvre le champ des possibles et des interprétations.
Toute légitime soit-il par ailleurs, le point de vue sur le théâtre ne relève pas ici de l’appréhension, la compréhension, l’analyse, l’appréciation de grandes œuvres littéraires théâtrales et de leur interprétation mais il s’agit ici de considérer celui-ci comme un outil d’émancipation au service de certain enjeu (devenir, pour un instant, quelqu’un d’autre).
2.3. Une approche politique
Quelle fabuleuse catharsis de pouvoir se jouer, se placer dans des situations connues, sous le masque d’un autre, et de « sortir » ce qu’on n’a pas osé dans la réalité. A propos de « La décision », B. Brecht expliquait que cette forme de théâtre « enseigne du fait qu’elle est jouée, non du fait qu’elle est vue ».
C’est dans ce principe que reposent les expériences dont nous nous servons pour cet article. Comme l’a très bien différencié Roger Deldimme[3] la préoccupation ici est avant tout de se servir du théâtre bien plus que de servir le théâtre. Le théâtre a cet avantage sur d’autres modes d’expression de permettre de raconter le regard qu’on porte sur le présent, et de le diffuser très rapidement. Il donne cette possibilité de porter un regard critique sur les activités quotidiennes tout en l’exprimant presqu’instantanément. Le projet pédagogique est au service de l’initiation artistique ou le recours artistique au service des objectifs pédagogiques.
3. Les apports du jeu dramatique
3.1. Incarner un autre pour raconter autrement …
Le comédien joue une réalité ou une fiction imaginée par un auteur et tient le rôle d’un personnage fictif. Le théâtre offre la possibilité à chacun de jouer à être quelqu’un d’autre que soi. En incarnant des personnages différents de soi en termes d’idéologies, de sexe, d’habitudes, de comportements, … . Le gentil peut jouer la brute, le violent jouer le romantique. Le temps du jeu, tout un chacun a l’opportunité de changer de vie ou de se jouer soi-même.
Le participant à un atelier théâtre éducatif s’exprime souvent d’abord lui-même pour ensuite apprendre à traduire par un acte poétique ce qui lui semble qui doit être réellement dit. La traduction du réel permet de raconter autrement la réalité. Ce décalage offre au participant la possibilité de prendre la parole en prenant du recul. La fiction est vue ici comme une interprétation, un point de vue, … . Si une attention n’est pas accordée à cette dimension du théâtre, celui-ci risque de limiter son action à celle d’un défouloir ou d’un exutoire. Or, le théâtre est une discipline artistique qui ne peut être dénuée totalement de cette spécificité.
3.2. Jeu et plaisir
Le théâtre s’appuie donc sur la notion de jeu, ce qui pourrait dévaloriser l’objet aux dépens du travail (le théâtre, ce n’est pas sérieux !). Mais il est intéressant d’entendre que l’on parle, par exemple, de travail d’improvisation. Cette ambivalence entre le jeu et le travail peut trouver un lien dans l’aspect de plaisir : au théâtre, plus on prend de plaisir, plus le travail est bien fait. Travail et plaisir, un couple non négligeable !
Si, en fait, chacun s’exprime soi-même, il n’en est pas moins que le propre du théâtre est de se placer d’emblée comme une fiction, une histoire inventée : « toute ressemblance avec la réalité serait purement fortuite. »
Personne ne peut incriminer de mensonge un acteur qui joue une scène puisqu’il l’interprète, de part le fait du théâtre, comme une fiction. Ce n’est pas moi qui parle, mais le personnage dans une situation créée. A partir de là, l’acteur peut dire n’importe quoi sans jugement, y compris des vérités, même les plus gênantes.
Profitant de cette dualité vérité-mensonge, l’espace théâtral devient donc un espace de liberté où l’on peut dire et se dire en toute sérénité.
De plus, il ne faut pas oublier que le mensonge vient de mens, qui désigne l’esprit, l’intelligence, la réflexion. Le mot est beau parce qu’il commence par se référer à la raison et qu’irraisonnablement il se termine en un songe.
3.3. Jeu kinesthésique « langage et corps »
Si l’expression par le verbe peut avoir des lacunes, le geste, lui, traduira tout aussi bien l’intention. 90% des messages de l’émetteur passe par le non-verbal nous disent les spécialistes de la communication. Le théâtre permet plus que tout autre mode d’expression, de faire appel au physique, aux émotions kinesthésiques pour enrichir et renforcer le texte.
La prise en compte du corps dans l’expression se limite bien souvent à l’appareil vocal. Atténuer cette division du corps et de l’esprit peut redonner confiance à certains. Ce que je peux exprimer difficilement d’habitude par la parole, je peux le faire par le corps.
Le théâtre éloigne ainsi les conceptions trop dualistes qui écartèlent le corps et l’esprit et donne quant à lui une dimension globale : je suis un corps qui parle, du petit orteil à la pointe des cheveux.
3.4. Créativité et émotion
La construction d’un personnage implique un travail d’imagination et de créativité basé sur des représentations personnelles ou collectives, peut-être parfois même inconscientes, donc spontanées (dans le sens naturel).
Le théâtre mobilise la créativité et développe la sensibilité de ses adeptes. En effet, il leur demande de se laisser surprendre par les émotions qu’un texte suggère en eux. Il influence la manière de bouger des personnages et demande aux pratiquants de lâcher prise afin de se rendre disponible aux sensations naissantes et aux réactions qui en découlent. Tout l’art est d’apprendre à réagir sans anticiper.
Dans la forme théâtrale, par le langage et le corps, ce sont nos émotions que nous convoquons à venir trouver droit de cité. Et ces émotions trouvent leurs sources dans la vie sociale, dans les turbulences culturelles, familiales, sociales. Ensuite, en aval, par le fait de pouvoir exprimer ses émotions, de les clamer haut, le théâtre incite à se mettre debout ou du moins donne des envies de sorties vers d’autres horizons.
3.5. Relation d’une parole partagée
S’il sollicite fortement le centrement sur soi-même, le théâtre exige paradoxalement l’abnégation de soi pour rendre le « spectacle » viable et possible. Il n’a de sens que s’il est partagé avec au moins un spectateur et que, sauf monologue, il est ajusté au jeu d’un partenaire qui doit être reconnu et entendu avant tout réaction. Par le théâtre, et plus encore dans les exercices d’improvisation, le « jeu » collectif devient le « je » du groupe.
Dans ce cadre, la possibilité de s’exprimer apporte une plus grande ouverture aux autres, une confiance en soi et en l’autre nécessaire pour lutter contre l’inhibition du regard d’autrui.
Si au théâtre, le comédien joue un rôle, jouer, c’est avant tout s’exprimer par soi-même tout en se laissant transcender par le devenir un autre. Et de plus, grâce au théâtre, de nouvelles relations sont établies. Car le retour que l’autre donne modifie également l’image que l’on a de soi-même, et en même temps, l’image que l’on pense que les autres ont de nous. La fiction, étrangement, peut influencer les actes personnels.
4. La place de l’animateur
L’intervenant artistique a pour mission de soutenir l’émergence du potentiel individuel tout en l’inscrivant dans une mise en projet collective qui peut entraver le développement personnel de chacun. Ce n’est pas la pièce jouée qui est la finalité recherchée, l’objectif, mais l’apport que cette animation peut avoir pour tout un chacun. Il est donc davantage facilitateur que metteur en scène d’un point de vue artistique. Il permet aux participants d’explorer différentes facettes de son personnage. Bien sûr, le projet doit se concevoir dans l’optique de la pièce jouée ; mais ici, ce n’est pas la vision de l’animateur qui domine, mais les préoccupations de chacun des participants. Ce sont eux qui déterminent le sens à donner au projet.
Les qualités d’écoute et de bonnes traductions de l’animateur sont donc de mise. Il a un rôle primordial dans la démarche. Mais c’est aussi marcher sur des œufs, il faut en accepter les limites (ce n’est pas un psychiatre).
Le théâtre offre aujourd’hui des expériences enrichissantes. Mais ce qui se trame dans ces expériences théâtrales relève d’enjeux sous-jacents déterminés par la représentation qu’on peut en avoir et de la définition qu’on veut bien donner à cette pratique.
5. En conclusion
Le théâtre, bien exploité, peut jouer un rôle de révélateur de différents sentiments, de différentes positions sociales[4]. Il y a lieu de considérer différentes façons de réagir face à la même situation. Mon choix face à différents contextes n’est pas le seul, il existe d’autres possibilités. Le théâtre permet ces investigations dans le subconscient de chacun. Il peut permettre de se confronter à des postures bien éloignées de nos convictions. Par là, il peut, mieux qu’un discours, expliquer différents points de vue et permettre de se confronter, voir de se positionner face à ceux-ci. Par ces diverses opinions, ces diverses positions, le théâtre nous aide à prendre place dans la société.
A propos des auteurs
Emmanuel Bouton est travailleur social, sociologue et anthropologue de formation. Il est également comédien. Son parcours professionnel s’inscrit dans les secteurs de l’intervention sociale, de la culture et de la coopération au développement. Il a été Secrétaire de rédaction à l’asbl Le GRAIN.
Etienne Delvaux a été responsable CEFA, directeur d’école et formateur à asbl Le GRAIN, dont il a été président pendant plusieurs années. Il collabore régulièrement à la réflexion pédagogique de l’association.
Virginie Delvaux est directrice du CIEP (Centre d’Information et d’Éducation Populaire).
Notes et références
[1] Quand Jean Bosco insiste sur l’importance des loisirs et des jeux, il met aussi l’accent sur la liberté qui doit, selon lui, être laissée aux jeunes: « Qu’on donne ample liberté de sauter, de courir, de crier à cœur joie. La gymnastique, la musique, la déclamation, le théâtre, les sorties, favorisent puissamment la discipline et la bonne santé, soit physique, soit morale ». http://www.salesien.com/index.php/don-bosco-un-saint/19-themes-pedagogiques/36-dbetlanimation.html, 2 janvier 2013.
[2] Le théâtre de l’opprimé est un système d’exercices physiques, de jeux esthétiques, de techniques d’images et d’improvisations spéciales, dont le but est de sauvegarder, développer et redimensionner cette vocation humaine, en faisant de l’activité théâtrale un outil efficace pour la compréhension et la recherche de solutions à des problèmes sociaux et personnels. Voir A. Boal, Théâtre de l’opprimé; pratique du théâtre de l’opprimé, La Découverte/poche – Coffret 2 tomes, 2003; Jeux pour acteurs et non-acteurs, La découverte/ poche, 1997.
[3] Roger Deldimme, « Théâtre, Culture, éducation » in Forum Pédagogies, p.25.
[4] Le théâtre et l’école: Eléments pour une histoire, repères pour un avenir… Entretien avec Philippe Meirieu recueilli par Jean-Claude Lallias et Jean-Pierre Loriol http://www.meirieu.com/ARTICLES/theatre_anrat.pdf
Pour compléter cette lecture
- L’intervention du Théâtre-Action: Emanciper par la médiation artistique / Emmanuel Bouton
- Art et travail social. Proposition d’analyse sociologique / Creux G.
- Le corps, lieu d’émancipation pour des femmes fragilisées / Pessemier-Deboudt M.
- Sésame ouvre-toi ! : une invitation au musée pour tous (I). Découverte des outils à destination des acteurs sociaux et de leurs publics / Van Cranenbroeck M.
- Sésame ouvre-toi ! : une invitation au musée pour tous (II). Premier bilan de l’expérience / Querinjean A.
- Approche par genre et projet culturel comme processus d’émancipation / Clinet M.-R., Grosjean S., Devlésaver S.