Pour une formation en alternance à visée émancipatrice

Nous avons étudié ailleurs l’alternance à Bruxelles, dans des articles analysant le vécu des relations entre les acteurs de l’alternance. Les transactions qui se construisent entre eux sont multiples et complexes[1]. Il ressort de ces observations que cette formation est relativement peu émancipatrice. Et ce, au moins pour deux raisons[2].

Une formation peu émancipatrice

La première raison du caractère peu émancipateur de la formation en alternance est le fait que seule une faible part des jeunes engagés dans cette formation obtient une qualification. Ils sont encore moins nombreux à trouver une insertion, même si les taux d’embauche ont tendance à augmenter. Or, nous considérons que l’émancipation nécessite qu’un travailleur dispose d’un emploi. Certes, ce n’est pas une condition suffisante. Elle nous paraît néanmoins nécessaire car l’intégration active dans notre société requiert, encore et toujours, de disposer d’un travail qui assure le lien social ainsi que les ressources permettant une liberté et des choix. Nous raisonnons sur l’hypothèse que le diplôme est un facteur favorisant l’obtention d’un emploi, sans en être une garantie.

De plus, l’acquisition d’un diplôme a un effet positif sur l’image de soi que le jeune cherche à se construire. En effet, son obtention accroit la confiance en soi. L’échec, au contraire, conduit à douter de soi et à se sentir incapable.

Faut-il le rappeler, le public de la formation en alternance est un public issu en majorité des milieux populaires et orienté le plus souvent dans cette filière par relégation, suite à une série d’échecs dans les filières scolaires de plein exercice.

Si l’obtention d’un emploi n’est pas directement du ressort des dispositifs de formation, l’accès à une qualification l’est assurément.

La seconde raison de la faible portée émancipatrice de la formation en alternance réside dans le fait que la formation professionnelle assurée dans ces dispositifs n’est pas toujours celle qui conduit à la compétence du travailleur qualifié. Être un travailleur qualifié a une portée émancipatrice dans la mesure où la véritable qualification exige une intelligence du métier. Un travailleur intelligent, c’est quelqu’un qui, par ses compétences, a appris à penser (poser un problème, chercher des solutions dans une réserve de procédures existantes, planifier des tâches, ruser avec les imprévus, évaluer la qualité du travail réalisé, etc.). Un travailleur intelligent est aussi quelqu’un qui a confiance en lui, parce qu’il sait résoudre les problèmes et réaliser les tâches parfois difficiles, liés à son métier.

Nous avons montré, dans nos articles d’analyse, que la formation en alternance effective ne place pas toujours la maîtrise de l’intelligence du métier au centre de son dispositif. Elle lui substitue souvent la seule acquisition de savoir-faire et d’habiletés propres à l’exécutant. La formation théorique donnée dans le centre est souvent formelle et sans lien direct avec la résolution des problèmes de la profession. Une telle formation théorique a un faible impact sur le développement d’une intelligence opérationnelle, dans la mesure où ce savoir est perçu comme un savoir d’érudition et non, comme un savoir d’action[3].

Les pratiques d’initiation professionnelle sont déterminantes pour conduire à cette intelligence du métier, certaines la favorisant, d’autres la freinant. Dans l’analyse des transactions en cours dans l’alternance, nous avons rencontré les deux types d’attitudes éducatives et nous les avons explicitées[4].

Avant d’examiner des pratiques pédagogiques favorisant l’émancipation dans les formations en alternance, examinons d’abord l’environnement institutionnel qui conditionne le fonctionnement des dispositifs de l’alternance.

Le lourd handicap historique de l’alternance

Pour renverser la tendance actuelle, il faut remonter à ses origines. Un bref rappel historique de la création de la formation en alternance va nous le permettre.

La formation en alternance est née de la décision de la prolongation de la scolarité jusqu’à 18 ans, en 1983. Cette mesure est motivée par un constat : le manque d’emplois pour les jeunes peu qualifiés. Elle vise notamment à sortir toute une catégorie de chômeurs hors des statistiques du chômage. Comme le disaient certains promoteurs de la réforme, « ces jeunes sont mieux à l’école que dans la rue ».

A cette époque déjà, l’enseignement professionnel est en difficulté. La volonté politique vise à le revaloriser. Des observateurs font remarquer qu’un certain nombre de jeunes sont déjà dégoûtés de l’école à 16 ans et ont hâte d’en sortir. Qu’adviendrait-il si on les obligeait à rester à l’école deux ans de plus, jusqu’à 18 ans ? Les responsables politiques imaginent alors de créer une filière de formation en alternance, équivalent de l’enseignement professionnel de plein exercice et de la formation en apprentissage des classes moyennes. Le fait, pour ces jeunes en décrochage, de passer une grande partie de leur temps dans une entreprise, devrait les restructurer et les motiver. Tel est le pari des promoteurs de la nouvelle formule de formation en alternance. Le politique a ainsi créé une filière de relégation pour tous les jeunes dégoûtés de l’école professionnelle de plein exercice.

Les multiples tentatives d’amélioration et de revalorisation de la formation en alternance n’ont jamais pu surmonter ce handicap originel, celui d’être une filière de relégation « choisie », pour l’essentiel de son public, par défaut : défaut de réussite scolaire, mais surtout défaut d’emplois disponibles.

Une réforme structurelle

Si on veut reprendre le problème à la source, il faut donner un autre statut à la formation en alternance, c’est-à-dire cesser d’en faire, structurellement, une filière de relégation. La réponse est donc d’abord structurelle. Cela ne suffira sans doute pas à résoudre tous les problèmes de l’alternance, mais cela contribuera pour beaucoup à modifier le choix des jeunes pour cette orientation. Cette option politique renvoie, en réalité, à une tout autre conception et à une tout autre organisation de l’ensemble de la filière de qualification de l’enseignement secondaire. Présentons-en sommairement les traits essentiels[5].

Après un tronc commun jusqu’à 16 ans, les jeunes choisissent entre une filière de transition et une filière de qualification[6]. Ils y restent pour les deux dernières années de l’enseignement secondaire. La filière de qualification se sépare alors en deux sous-filières, la filière de qualification à temps plein à l’école et la filière de qualification en alternance. La filière de qualification en alternance doit être une filière de formation professionnelle de même niveau que la filière à temps plein. Les deux sous-filières de qualification doivent permettre, tout comme la filière de transition, l’accès aux études supérieures.

Qu’est-ce qui distinguerait la filière qualifiante à temps plein de la filière qualifiante en alternance ? Tout d’abord, l’organisation de la formation et, en particulier, les lieux de la formation professionnelle. Dans la filière en alternance, une grande part des compétences professionnelles sont acquises en entreprise.

Quels métiers seraient offerts par chacune des filières de qualification ? Autrement dit, quels seraient les métiers accessibles par la filière de plein exercice et quels seraient ceux accessibles par la filière en alternance ? Deux options sont possibles.

Selon la première, toutes les professions doivent pouvoir être acquises aussi bien par la filière à temps plein que par la filière en alternance. Cette option étant trop coûteuse et sans véritable critère pédagogique pour la justifier, nous privilégions la seconde option : la répartition des formations professionnelles entre la filière de l’alternance et la filière de plein exercice.

Sur quels critères alors seraient distribués les métiers entre les deux filières ? Suivant certains sociologues du travail, qui émettent l’hypothèse qu’il existe des professions structurées autour d’un savoir très formalisé, par exemple le comptable, et d’autres professions structurées autour d’un savoir de l’expérience, par exemple le mécanicien, on pourrait répartir les premières dans le plein exercice et les secondes dans l’alternance. En effet, le potentiel formatif de l’activité productive des entreprises serait plus grand et plus fécond dans le second cas.

Par cette réorganisation structurelle, la filière de l’alternance serait une filière à part entière et la choisir pourrait représenter un vrai choix positif. Dès lors, on peut conjecturer que la motivation et l’engagement dans la formation de ceux qui auraient opté pour la formation en alternance seraient plus grands.

Dans la foulée de cette réforme structurelle, il s’agit également d’élaborer un statut unique de l’alternance, à la différence de la situation actuelle comprenant une multiplicité de formes contractuelles, aux conditions administratives et financières disparates. C’est là une condition nécessaire pour rendre l’alternance plus lisible et plus attractive pour les employeurs[7].

Références

[1] Voir les articles suivants :Transactions entre les acteurs de l’alternance. Une clé de lecture ;Les transactions entre Jeunes et Patrons-tuteurs, dans les dispositifs de formation en alternance ;Les transactions entre Patrons-tuteurs et Formateurs et les transactions entre Formateurs et Accompagnateurs, dans les dispositifs de formation en alternance ; Les transactions entre Jeunes et Formateurs, dans les dispositifs de formation en alternance ; Les transactions entre Accompagnateurs et Patrons-tuteurs, dans les dispositifs de formation en alternance ; Les transactions entre Jeunes et Accompagnateurs (ou Délégués à la tutelle), dans les dispositifs de formation en alternance.

[2] La plupart des acteurs concernés par la formation en alternance que nous avons rencontrés sont conscients des lacunes de cette dernière et en sont insatisfaits. Il existe donc une attente de perspectives d’amélioration des dispositifs. L’article : « Des pistes pédagogiques pour une formation en alternance émancipatrice », émet quelques propositions dans ce sens. Les suggestions sont inspirées par un souci de faire de cette formation un outil d’émancipation.

[3] La maîtrise du savoir de l’action suppose qu’on soit conscient de l’existence de ce savoir, qu’on puisse le nommer, l’identifier, expliquer comment il s’applique dans le travail, etc. Cette prise de conscience est nécessaire pour pouvoir apprendre et exercer plus facilement un autre métier, en étant capable de sélectionner et transférer le savoir déjà connu à la nouvelle réalité professionnelle. Grâce à sa maîtrise professionnelle, le travailleur qualifié sait, par expérience, qu’il est aussi capable de réfléchir efficacement. A l’occasion d’une formation continue complémentaire, à travers la réflexion liée au militantisme ou simplement grâce à sa participation à la vie associative, le travailleur qualifié aura l’occasion d’expérimenter ses facultés d’intelligence. Il le fera d’autant plus facilement qu’il sera convaincu du fait qu’être un bon professionnel, c’est aussi réfléchir.

[4] Voir : « Les transactions entre Jeunes et Patrons-tuteurs, dans les dispositifs de formation en alternance ».

[5] Une présentation détaillée de cette proposition de transformation structurelle est donnée dans l’article sur les Nouvelles structures de l’enseignement secondaire, à paraître sur le site de Méta-Éduc (www.meta-educ.be).

[6] En amont de cette réforme, il y a une nécessaire rénovation de l’enseignement du fondement, en vue d’atteindre une plus grande efficacité dans la poursuite des compétences de base qui lui sont assignées. Il ne produirait plus, comme c’est le cas actuellement, un classement des élèves entre « intelligents » (c’est-à-dire maîtrisant ces compétences) et « peu intelligents » (c’est-à-dire ne les maîtrisant pas). Il en résulte une dualisation des images de soi, intériorisées par les jeunes eux-mêmes, conduisant les uns à « choisir » la filière de transition, conçue pour préparer aux études supérieures, et les autres à « choisir » la filière qualifiante, réputée plus facile et diminuant les chances de poursuite des études supérieures. La réussite de l’enseignement du fondement, se traduisant par la conduite de la toute grande majorité des enfants à la maîtrise des compétences intellectuelles de base, devrait permettre un vrai choix ouvert, au terme du tronc commun.

[7] Dans leur majorité, les employeurs sont peu intéressés par l’alternance pour de multiples raisons. L’une d’entre elles tient à leur ignorance de ce que cette formule représente. Un solide effort d’information est à faire dans ce domaine, auquel doivent participer les fédérations patronales.

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