L’éducation permanente (plus bas, EP), version belge de l’éducation populaire, a pour objectif de favoriser l’émancipation des personnes. Officiellement, il s’agit de permettre et de développer « une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique »[1]http://www.educationpermanente.cfwb.be.
A l’épreuve du réel, les modalités de ce travail posent de nombreuses questions notamment pratiques, éthiques et politiques. Partant de mes travaux récents[2]Voir, principalement, ma revue de littérature sur les notions de compétences et d’empowerment, et une analyse critique sur l’émancipation dans l’aide alimentaire., d’une recherche participative dans un organisme d’EP, ainsi que d’une remise en question collective des visées de notre association, la réflexion que je vous propose ici touche à deux d’entre elles[3]Dans le cadre d’une mise au vert pendant l’été 2020, nous avons mis en débat la manière dont nous concevons l’émancipation au Grain. Je développe cela plus loin dans le texte. Cela nous a … Continue reading [4]Nourris par toutes les réflexions critiques qui avaient déjà été produites par nos membres sur la question de l’émancipation, que ce soit à propos de l’accompagnement émancipateur des … Continue reading, profondément liées : celle du public auquel est destiné l’éducation permanente et celle de la posture (des travailleurs en EP et des bénévoles) vis-à-vis de ce public.
Comment prendre en compte les inégalités sans les entériner par la manière dont on les pense et dont on les formule ?
Qui émancipe qui et comment ? Force est de constater, déjà, que le verbe lui-même dégage quelque chose de paradoxal dans le cas où l’action d’émanciper est produite sur quelqu’un d’autre que le sujet du verbe: si A émancipe B, il y a donc une asymétrie de pouvoir (A serait déjà émancipé et se positionnerait comme émancipateur, B lui, serait « dominé » et devrait être émancipé). Cette asymétrie se trouve en quelque sorte entérinée par la formulation.
Comment prendre en compte les inégalités sans les entériner par la manière dont on les pense et dont on les formule ? En d’autres mots, comment, d’une part, prendre en compte cette asymétrie, c’est-à-dire ne pas nier que certains sont plus précaires que d’autres (et défendre la nécessité de les écouter, les accompagner, les outiller et leur permettre d’être davantage inclus notamment dans les décisions qui les concernent), sans, d’autre part, réifier, stigmatiser, figer cette catégorie de personnes « précaires », et par là la perpétuer et entretenir les mécanismes de domination qui la fondent (au nom de leur émancipation, éducation ou conscientisation) ? C’est de ce délicat équilibre que traite mon article et ce sous plusieurs angles.
Dans les associations qui allient militantisme et animations en EP, cette question se décline notamment de la manière suivante : comment penser les places respectives des plus militants et des plus précaires, catégories certes qui se chevauchent partiellement, mais qui s’opposent aussi parfois ? Dans de nombreux projets (voir la recherche participative dont nous parlons ci-dessous, mais aussi les questions posées par la Beescoop, épicerie sociale à Bruxelles[5]Voir sur le site d’Innoviris) se constatent des tensions entre les réalités de certains et leurs attentes d’activités occupationnelles, des attentes des autres quant aux activités à visée politique.
La première partie du texte examinera la rencontre et les frictions entre les publics militants et précaires dans les animations d’éducation permanente.
La seconde partie se penchera sur la question connexe du pouvoir dans les relations d’aidant à aidé et interrogera très brièvement l’ « autonomisation » des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Dans la relation d’aide, « il y a lieu d’examiner comment les acteurs concernés conçoivent et partagent leur pouvoir dans des contextes réels ». « Certaines problématiques (santé mentale, déficits intellectuels, négligence, abus, etc.) sont vues comme une barrière à la décision autonome », dès lors, « encourager cette autonomie rend perplexe quand les décisions de personnes vulnérables compromettent leur sécurité ou celle d’autrui » (Lemay 2007)[6]Lemay, L. (2007). L’intervention en soutien à l’empowerment : Du discours à la réalité. La question occultée du pouvoir entre acteurs au sein des pratiques d’aide. Nouvelles pratiques … Continue reading.
Les deux parties suivantes ont pour objectif d’alimenter ces réflexions à partir d’éléments davantage philosophiques. Dans la troisième partie, je tenterai d’aller au-delà des paradoxes susmentionnés en interrogeant la frontière entre sujet et objet ; dans la quatrième il s’agira de se donner les moyens de penser l’articulation entre égalité et inégalités, ou autrement dit entre notre humanité partagée et les injustices inégalement partagées qui rendent certains plus « précaires » que d’autres sur base de travaux récents autour de la notion de vulnérabilité. Enfin, je vous ferai part des réflexions en cours au GRAIN quant à ces questions et je vous proposerai des conclusions sur les modalités d’un travail émancipateur en EP.
Des frictions entre militance et précarité
Il me semble pertinent de revenir brièvement sur la manière dont l’éducation permanente définit, historiquement, les publics auxquels elle s’adresse. Avant 1971, on parlait d’éducation « populaire », celle-ci étant principalement destinée aux milieux dits « populaires » qui étaient constitués principalement de travailleurs précaires. Plus loin en arrière, dans les années 20, ces travailleurs ont vécu l’instauration des journées de travail limitées à huit heures et, parallèlement, le déploiement d’associations visant leur émancipation culturelle et sociale dans le cadre d’activités prenant place pendant leur temps désormais libre. Le nombre d’associations et les réflexions quant au rôle de l’éducation « populaire » fleurissent de manière telle qu’en 1971 est adopté un nouvel arrêté royal définissant de manière plus complète les modalités de ce qui s’appelle depuis « éducation permanente »[7]Voir http://www.educationpermanente.cfwb.be/, ce changement de vocable actant la volonté de ne plus se restreindre aux milieux dits « populaires ».
En pratique toutefois, la volonté de développer les connaissances, la conscience et la participation des personnes mène la plupart des associations d’éducation permanente à privilégier les publics ayant le moins accès aux espaces de partage de savoir et aux sphères de décision, afin de lutter contre les inégalités sociales. Qu’on les appelle « précaires », « populaires », « vulnérables », ces destinataires privilégiés de l’éducation permanente sont souvent maladroitement définis et les catégories utilisées posent de nombreux problèmes.
Lors d’une recherche participative dans un organisme d’éducation permanente, la question du public des animations se posait de manière particulièrement aigüe. Les travailleurs et travailleuses y estiment que le public ciblé par leur association, les milieux dits « populaires », n’est pas clair et ne colle pas toujours aux personnes présentes aux animations. Si est reconnue la nécessité de donner une voix aux personnes les plus éloignées des lieux d’expressions et des sphères de décision, celles et ceux qui animent en éducation permanente s’interrogent aussi sur les modalités de ce ciblage, et se sentent en effet rarement légitimes pour exclure des personnes intéressées mais ne correspondant apparemment pas à la catégorie.
Dans le cas qui nous concerne, le projet politique fort de l’association (engagée contre trois grandes dominations que sont le racisme, le capitalisme et le machisme) attire parfois des militants qui ne correspondent pas tout à fait à la notion de « milieux populaires » ciblés par cette association. Apparaît alors une impasse: la volonté de servir les personnes les moins privilégiées doit-elle forcément mener au rejet de celles qui croient (ou, c’était sous-entendu, pouvaient se permettre de croire) le plus au projet politique de l’association ?
Les personnes dans une grande précarité ne partagent pas facilement la vision militante ou contestataire de l’association.
Une travailleuse ayant participé à cette recherche l’exprimait ainsi :
Ce qui me pose question aussi, c’est qu’on essaye de toucher des hommes des milieux populaires, des femmes précarisées,… Mais les thématiques de nos campagnes mobilisent des militants et on me dit que ce n’est pas un public qu’on doit toucher parce que ce sont par exemple des étudiants universitaires. Or, on peut très bien être étudiant à l’université et être précaire. Moi je le sais bien, j’y suis allée. Moi aussi je suis dans un flou, on doit mobiliser certaines personnes mais pas d’autres, et quoi je dois leur dire « non tu n’es pas assez précarisé » ? Oui, ce sont peut-être des personnes qui ont déconstruit beaucoup de choses, qui sont elles-mêmes militantes, mais faut-il pour autant les exclure ?
En outre, quel que soit leur niveau de précarité, les personnes plus militantes n’ont pas toujours les mêmes demandes que d’autres qui sont davantage en attente d’ateliers pratiques, d’activités ludiques, de cours d’alphabétisation ou de moments d’échanges conviviaux. Entre ces activités « légères » et les activités à portée politique, l’équilibre n’est pas facile à trouver dans la conception des animations.
Certains groupes animés par cette association reposent sur l’implication (comme participants et comme bénévoles) de personnes blanches et au niveau socio-économique relativement élevé. Dans d’autres groupes, les personnes présentes sont au contraire dans une grande précarité, et ne partagent pas facilement la vision militante ou contestataire de l’association. Les actions politiques qui leur sont proposées (comme coller des affiches au contenu militant, par exemple) frôlent alors, aux yeux des animateurs et animatrices, l’instrumentalisation, ce qui pose d’autant plus problème que les personnes ne parlent pas bien le français et peinent donc à comprendre le sens des actes qu’on leur demande de poser.
Entre la demande qui est faite dans cette association de toucher les personnes « des milieux populaires » et les personnes qui sont effectivement attirées par les thématiques et les actions de l’association, entre les attentes des participants qui correspondent effectivement à la catégorie de « milieux populaires » et les actions politiques menées par cette association, il y a donc des écarts qui créent une grande confusion. Ces écarts pointent de nombreux problèmes d’adéquation entre le public visé par l’éducation permanente, les moyens mis en œuvre pour travailler avec ce public, et les valeurs d’une approche émancipatrice.
Ces écarts pointent de nombreux problèmes d’adéquation entre le public visé par l’éducation permanente, les moyens mis en œuvre pour travailler avec ce public, et les valeurs d’une approche émancipatrice.
Empowerment et asymétrie dans le travail social
On peut nourrir ce débat en s’intéressant aux questions que posent la notion d’empowerment et les enjeux liés à sa traduction en français. Ce terme anglophone, qu’on pourrait traduire littéralement par « empouvoirement » et qui est tantôt traduit par « habilitation », « capacitation », « autonomisation », « développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités » et leurs usages dans le travail social cristallisent ce paradoxe de manière plus aigüe encore.
Dans l’étude que j’ai écrite l’année passée, j’en disais déjà ceci :
L’empowerment serait-il forcément produit par l’aidant plutôt que co-construit avec le bénéficiaire ? C’est l’une des difficultés de l’empowerment en intervention sociale : comment participer à une redéfinition des rapports de pouvoir dans le cadre d’une relation qui est elle-même asymétrique ? (…) Dans son article intitulé « L’intervention en soutien à l’empowerment: Du discours à la réalité. La question occultée du pouvoir entre acteurs au sein des pratiques d’aide », Lemay s’interroge :
Devant ce discours égalitariste, il y a lieu d’examiner comment les acteurs concernés conçoivent et partagent leur pouvoir dans des contextes réels d’intervention. Comment l’idéal d’égalité et de transformation réciproque s’incarne-t-il? Force est de constater sur le terrain qu’il soulève de nombreux paradoxes, notamment au regard du soutien à la prise de décision. Il n’est pas toujours facile de laisser les personnes prendre leurs propres décisions et vivre les conséquences de leurs choix (Gutièrrez et al., 1995). Côté et Boulet (1996 : 91) constatent que «les décisions affectant la vie des personnes sont souvent prises par les responsables des interventions et des organismes, non par les personnes concernées ». Or, encourager cette autonomie rend perplexe quand les décisions de personnes vulnérables compromettent leur sécurité ou celle d’autrui. (…) Selon Ackerson et Harrison (2000), le principal dilemme des intervenants consiste à encourager les personnes à reprendre du contrôle sur leur vie, tout en continuant, malgré leur intention, d’en contrôler certaines dimensions. Centré sur les forces des personnes, l’intervenant doit conserver un esprit critique, reconnaître les problèmes et ne pas perdre de vue sa fonction d’aide qui implique aussi «de guider et d’établir des limites, d’après les circonstances » (Côté et Boulet, 1996 : 97). Certaines problématiques (santé mentale, déficits intellectuels, négligence, abus, etc.) sont vues comme une barrière à la décision autonome. Des intervenants disent alors renoncer à une pratique d’empowerment (Ackerson et Harrison, 2000 ; Gutièrrez et al., 1995). (…) Le soutien à l’empowerment requiert-il la prise de décision et l’action autonome ? Quand l’intervenant doit décider, peut-on encore parler d’empowerment ? Des interventions du type «faire avec » ou «faire pour » sont-elles forcément en contradiction avec cette pratique ? (Lemay, 2007)
Ainsi, pour Lemay, toute démarche d’empowerment
exige une conscience du caractère politique de l’intervention. La relation d’aide doit être envisagée comme un rapport social caractérisé par des inégalités de pouvoir (Lemay, 2005 ; Hasenfeld, 1987;Cowger, 1994; Cohen, 1998). Par conséquent, ce rapport doit constituer un lieu d’actualisation du changement social, ce qui implique que l’intervenant le transforme afin d’y inclure la prise de pouvoir des personnes. Or, on constate que les cibles de changement se situent plus souvent en dehors du système immédiat de la relation d’aide. Cette négligence tient peut-être au fait que les acteurs sont vus comme des partenaires dans la poursuite d’un objectif commun (Hasenfeld, 1987). De plus, l’idéologie égalitaire, située au cœur du discours sur l’empowerment, contribue sans doute à négliger la question des inégalités au sein du rapport d’aide. (Lemay, ibid.)[8]Voir « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019)
Dépasser la dichotomie entre sujets et objets
Bruno Latour propose de « déplacer l’attention sur ce qui nous fait agir ». Refusant de trancher entre la forme active (je mange une pomme) et la forme passive (la pomme est mangée par moi), il propose de penser selon une forme « moyenne » ce qui nous « fait faire » (la pomme me fait manger), qu’il appelle les « faitiches » :
les faitiches nous autorisent à ne pas prendre trop au sérieux les formes toujours conjointes des objets et des sujets : ce qui met en branle n’a jamais la force d’une causalité —qu’il s’agisse du sujet maître ou de l’objet causal ; ce qui est mis en branle ne manque jamais de transformer l’action —ne donnant donc naissance ni à l’objet-ustensile ni au sujet réifié. La pensée des faitiches demande quelque minutes d’habituation, mais, passé le moment de surprise devant leur forme biscornue, ce sont les figures obsolètes de l’objet et du sujet, du fabriquant et du fabriqué, de l’agissant et de l’agi qui paraissent chaque jour plus improbables. (Latour, 2000, p. 3)[9]Voir encore « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019)
Une vulnérabilité partagée
La réflexion de Latour sur les faitiches nous invite à penser l’émancipation sous sa forme moyenne, autrement dit de rejeter la dichotomie entre « les émancipateurs » et « les personnes à émanciper ». Au GRAIN, nous avons commencé à formuler les choses autrement : plutôt que parler « d’émancipation des (publics, citoyens, milieux populaires,…) », nous cherchons plutôt à « travailler ensemble à l’émancipation de tous », ce qui permet de s’engager à davantage d’humilité et de mettre en avant le fait que nous sommes aussi des apprenants.
Mais cela apporte un autre problème: si on refuse a priori de considérer que certains sont plus émancipés que d’autres, comment se donner les moyens de dénoncer et de combattre les injustices ? Entre humanité partagée et contraintes inégalement partagées, entre égalité morale et inégalités sociales, comment penser le délicat équilibre entre ce qui nous relie tous et ce qui pèse davantage sur certains d’entre nous ? Comment penser le renforcement des personnes en évitant de tomber dans la prétention et l’autoritarisme?
Nous sommes tous vulnérables, mais certains en font plus les frais que d’autres ; cela permet de mettre l’accent sur ce qui nous relie, sur notre interdépendance et notre fragilité partagée.
Des travaux récents[10]E. Gilson, The Ethics of Vulnerability. A feminist Analysis of Social Life and Practice, (Routledge Studies in Ethics and Moral Theory), 2013. autour de la notion de vulnérabilité abordent ces questions de manière particulièrement intéressante. Errin Gilson, philosophe féministe, distingue la vulnérabilité inhérente à notre condition humaine, une vulnérabilité potentielle, de la vulnérabilité effective (elle l’appelle vulnérabilité situationnelle) vécue par certaines personnes qui ont subi des injustices ou ont eu un parcours moins favorable que d’autres. Autrement dit : nous sommes tous vulnérables, mais certains en font plus les frais que d’autres ; cela permet de mettre l’accent sur ce qui nous relie, sur notre interdépendance et notre fragilité partagée (notre vulnérabilité « inhérente » commune), tout en mettant des mots sur les inégalités sociales qui sont subies par une partie d’entre nous (qui composent leur vulnérabilité « situationnelle ») et en se donnant les moyens de combattre ces inégalités (ce qui est, à mon sens, le cœur de la mission de l’éducation permanente).
Émancipation, de quoi parle-t-on ?
Au Grain, cette réflexion nous a menés à revoir collectivement notre approche de l’émancipation. En découle à la fois une posture spécifique vis-à-vis du public avec lequel nous travaillons, et une définition de ce public lui-même.
Etymologiquement, émanciper vient du latin « emancipare », affranchir un esclave du droit de vente, venant de « e » privatif et « manucapare », prendre par la main (L’achat des esclaves se faisant alors en les prenant par la main)[11]Voir la définition sur toupie.org. Dans le langage courant, émanciper signifie donc libérer, affranchir d’une autorité, d’une contrainte, d’une aliénation. Mais il existe plusieurs façons de se saisir du mot, de le définir et de le mettre en pratique, et ces façons peuvent avoir des implications éthiques et pragmatiques très différentes. A l’image de l’empowerment, auquel j’ai consacré toute une revue de littérature en 2019, l’émancipation est une catégorie-enjeu :
« Si nous considérions l’empowerment en travail social comme une catégorie-enjeu à l’image de la notion de « résilience », d’ « approche globale » ou encore d’ « humanisme », notre attention serait orientée non pas sur la recherche de la bonne définition claire et limpide de l’empowerment, mais sur la diversité des perspectives théoriques et idéologiques qui se disputent la définition de la notion en la qualifiant de manière plus ou moins distinctive. Autrement dit l’empowerment serait une catégorie de pratique où théories, idéologies et engagement subjectifs se noueraient de façon particulière en donnant lieu à une diversité de conceptions se situant en rapport de complémentarité, de différenciation ou d’opposition entre elles (Karsz, 2008,2011) » (Parazelli et Bourbonnais, 2017).[12]Voir « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019)
La manière dont Le GRAIN conçoit l’émancipation a évolué au fil des ans. En 2004, les statuts présentant l’objet de l’association comme « visant l’émancipation de tous les individus et plus spécialement les milieux populaires et les groupes sociaux dominés. Le Grain cherche à leur faire acquérir la maîtrise intellectuelle, culturelle et effective qui doit leur permettre d’avoir une emprise plus grande sur leur environnement social et, si possible, d’agir collectivement sur cet environnement ».
Dans le rapport d’évaluation de 2016, il est mentionné que « Pour Le GRAIN, émanciper signifie accroître l’autonomie de pensée des personnes privées du pouvoir ou fortement limitées dans l’exercice de celui-ci dans notre société. Emanciper signifie aussi augmenter la capacité de ces mêmes personnes à s’impliquer dans des actions d’amélioration et de transformation de leurs conditions de vie, en favorisant la solidarité et l’égalité entre elles », « Pour le Grain, l’émancipation est un processus qui dépend en grande partie des personnes dominées elles-mêmes : ce sont elles, les acteurs de leur libération, mais elles ne peuvent y arriver seules. Elles ont besoin d’appuis extérieurs pour construire un savoir leur permettant d’analyser leur situation et de dessiner des perspectives d’action. C’est ce travail d’intervention que Le Grain appelle une pédagogie émancipatrice ».
Mal à l’aise avec ces formulations réductrices qui laissent à penser que nos publics sont des apprenants passifs et que nous sommes à la fois savants et les seuls à même de produire de l’émancipation (par exemple dans l’assignation a priori du label de « dominés », ou la formulation « nous cherchons à leur faire acquérir la maîtrise intellectuelle »,…), nous sommes actuellement dans un processus de réécriture collective de nos visées initié durant l’été 2020. Les premiers échanges ont permis de souligner l’importance que revêt à nos yeux l’humilité dans l’éducation permanente et le travail social. Quelle légitimité avons-nous pour estimer d’avance qui est en besoin d’émancipation et comment ? On s’accorde sur le fait que le verbe ne peut s’utiliser de la sorte. Plutôt que d’émanciper d’autres, il s’agit de travailler ensemble à l’émancipation de tous, y compris la nôtre. L’émancipation ne doit pas être un processus produit par certains pour d’autres, mais quelque chose qu’il faut co-construire ensemble, dans un processus où, bien que nous soyons inégaux dans nos privilèges, nous sommes tous apprenants et forts de nos expériences.
Outre ces questions de posture, notre réflexion nous invite à préciser le public cible de nos publications et de nos activités. Le Grain souhaite accompagner et outiller les travailleurs de première ligne, professionnels de l’aide sociale, du care et les enseignants ; donner également des clés de compréhension aux étudiants dans ces domaines. Nous voulons constituer un espace où différents savoirs se rencontrent, ou différentes pratiques se nourrissent et se confrontent, des temps d’arrêts durant lesquels lever le nez du guidon pour réfléchir au sens de ses pratiques, pour que l’émancipation soit autre chose qu’un discours.
Notes de bas de page[+]
↑1 | http://www.educationpermanente.cfwb.be |
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↑2 | Voir, principalement, ma revue de littérature sur les notions de compétences et d’empowerment, et une analyse critique sur l’émancipation dans l’aide alimentaire. |
↑3 | Dans le cadre d’une mise au vert pendant l’été 2020, nous avons mis en débat la manière dont nous concevons l’émancipation au Grain. Je développe cela plus loin dans le texte. Cela nous a menés à mettre en chantier tout notre site internet et la manière dont nous nous présentons, mais aussi nos statuts (qui seront révisés cette année) et, de manière plus importante encore, à penser autrement nos interventions et nos écrits. |
↑4 | Nourris par toutes les réflexions critiques qui avaient déjà été produites par nos membres sur la question de l’émancipation, que ce soit à propos de l’accompagnement émancipateur des jeunes en transition («Valoriser les compétences des jeunes », « Un guide pour accompagner les jeunes vers l’emploi dans une perspective émancipatrice…Un guide pour accompagner les jeunes vers l’emploi dans une perspective émancipatrice… », « Création d’un réseau de capacitation citoyenne, le Labocompétences », « Les entreprises d’insertion au Québec… », …), sur les dynamiques collectives (notamment « Les communautés d’apprentissage : une « vieille » idée, de plus en plus d’actualité »), les alternatives au capitalisme (« Terra Purna: la permaculture comme voie d’émancipation »), des théories sociologiques éclairant les concepts d’émancipation de de domination (« Comment penser l’émancipation des publics précaires aujourd’hui ?Quelques outils sociologiques et réflexions au départ des secteurs de l’insertion et de l’aide alimentaire »), l’alimentation (« Sensibilisation des publics précaires à une alimentation saine et durable : quel impact sur l’émancipation ? »), et de nombreuses autres. |
↑5 | Voir sur le site d’Innoviris |
↑6 | Lemay, L. (2007). L’intervention en soutien à l’empowerment : Du discours à la réalité. La question occultée du pouvoir entre acteurs au sein des pratiques d’aide. Nouvelles pratiques sociales, 20(1), 165 |
↑7 | Voir http://www.educationpermanente.cfwb.be/ |
↑8 | Voir « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019) |
↑9 | Voir encore « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019) |
↑10 | E. Gilson, The Ethics of Vulnerability. A feminist Analysis of Social Life and Practice, (Routledge Studies in Ethics and Moral Theory), 2013. |
↑11 | Voir la définition sur toupie.org |
↑12 | Voir « Les capacités des individus en contexte. Une revue de la littérature sur les notions d’empowerment et de compétences » (Bertha, 2019) |